Le radeau de la méduse cubique

Hermine Bokhorst,

Il m’a dit : « Je serai aux Postiers entre 14 heures et 14 h 15. Vous me reconnaîtrez. Je suis un quinqua anonyme en train de lire Bizniz-Blé. Ne vous faites pas repérer ! » Je pousse la porte du café situé rue Fossé aux Loups, intriguée. Un petit homme tout vêtu de gris aux cheveux ternes me jette un regard angoissé. Il est installé à côté d’une colonne. Devant lui s’étalent les pages criardes du magazine d’affaires. C’est lui. Mon mystérieux informateur baisse les yeux alors que je m’installe face à lui. Il me souffle :

— Vous êtes sûre de vouloir faire paraître cet article sous votre nom ?

— Bien sûr ! J’assume toujours ce que j’écris.

— Le dossier dont j’ai à vous parler est explosif. Ceux que je vais évoquer ne reculent devant rien. J’ai souhaité vous rencontrer parce que vous avez la réputation d’être une journaliste intègre qui va au bout des choses. Et le quotidien pour lequel vous travaillez n’est pas encore trop touché. Je ne veux raconter cette histoire qu’une seule fois. Après, je disparaîtrai sous une nouvelle identité. En espérant qu’il ne soit pas déjà trop tard.

— Là, vous m’intriguez vraiment. Votre coup de fil était pour le moins sibyllin…

— Je le sais. Il faut se méfier de tout le monde. Je ne désire pas être enregistré. Vous prendrez donc des notes à l’ancienne.

Je commande un café et range l’appareil dans mon sac. Mon interlocuteur commence enfin son récit. Jusqu’à il y a trois jours, il s’appelait encore Joseph Lynch. Un nom qu’il qualifie de ‘prédestiné’. C’est à cause de lui – grâce à lui ? – qu’il est devenu psychiatre. À force d’entendre des « Lynch, en maths, vous méritez d’être lynché ! » ou « Lynch, encore responsable d’un lynchage dans la cour ? » prononcés par des enseignants qui se croyaient drôles, il a cherché les origines de son patronyme et a buté sur l’anecdote de Charles Lynch, juge de western, très expéditif dans ses sentences. La loi de Lynch.

 

Je me demande où il veut en venir. L’homme a l’air traqué, terrorisé. Il jette des coups d’œil furtifs vers la porte comme s’il s’attendait à voir débarquer le Yeti en personne pour l’enlever vers le plus glacé des cauchemars. Fébrilement, il poursuit, fumant cigarette sur cigarette. Ses mains tressaillent ; sa respiration s’accélère ; les mots se télescopent à grande vitesse.

 

Ai-je affaire à un paranoïaque ? À un théoricien de GRRRAND COMPLOT ? À un hypocondriaque social ? Que me veut ce bonhomme ? J’ai encore deux articles à écrire aujourd’hui ! J’essaie de focaliser mon attention sur ses propos et note distraitement :

  • 12 ans : collection articles presse (lynchage)
  • Heinz Leyman : ‘Mobbing’ Oui avec 2 B.
  • Christophe Dejours ‘Souffrance en France’
  • Marie France Hirigoyen : ‘Le harcèlement moral’ Encore !
  • Médecine, psychiatrie.
  • 2002 : création clinique du stress. Jalousie des confrères

 

Tout à coup, une phrase se détache du gazouillis nerveux. Mon esprit se draine instantanément : « Delphine de Vigan décrit très bien le processus dans ‘Les heures souterraines’, un livre goncourisable. » Je venais de le lire et il m’avait frappée par la qualité d’écriture, la justesse de ton et l’excellente description du rétrovirus qu’un collègue pervers glisse dans l’estime de soi. Un bouquin qui, enfin, m’a fait comprendre le thème à la mode conjugué à tous les temps et à tout moment par les délégués syndicaux.

Le personnage couleur poussière tourne à présent les pages enluminées de son passé. Le Dr Lynch a fini par asseoir sa réputation de spécialiste des troubles de l’adaptation. Il publiait à tour de bras dans les revues scientifiques. Il accueillait des stagiaires du monde entier à sa clinique du stress, la première du genre en Belgique et unique dans les pays latins. Les auditoires où il enseignait, étaient bondés. Il croulait sous les demandes de dièses. Pourtant, il continuait à animer lui-même les ateliers de gestion du stress pathologique. Beaucoup de patients se disaient victimes de harcèlement moral. Il a dès lors ouvert un centre spécialisé. Le Dr Lynch occupait toute l’aile ouest de l’hôpital. Ses collègues ricanaient : « C’est le lynchage à tous les étages, là-bas ! » Ces chuchotements réprobateurs lui collaient à la peau, s’insinuaient dans la carapace qu’il s’était forgée, un exosquelette d’airain, croyait-il.

Le Dr Lynch dérangeait. Il rendait visible la souffrance des salariés, des cadres. Des gens qui, a priori, avaient tout pour réussir, qui fonctionnaient sous le régime de la méritocratie et qui n’avaient rien du pleurnichard égocentré échoué dans un divan trop mou, gobant des jeux télé à longueur de journée. Ses patients s’étaient brûlés de l’intérieur parce qu’ils avaient trop bien fait leur boulot. Leur seule existence dérangeait les autres, acculés à se remettre en question ou à interroger le système avec ses rouages immuables. Burn-out. Certificat médical. Leur société a fini par les expulser, comme un organisme vomit un corps étranger.

Je bois ses paroles à présent. Il m’était déjà arrivé de me sentir dans cet état de marginalisation. Le psychiatre nous commande un deuxième café, presque timidement. Il se concentre sur la fumée de sa cigarette, il essaie de se rendre invisible. Personne ne nous regarde et pourtant, il tressaille à chaque fois que quelqu’un passe près de la table. Que lui était-il donc arrivé ?

— Je pense qu’un indicateur important pour mesurer le harcèlement reste le degré de paranoïa que ressentent les patients. Il s’agit souvent de personnes qui n’ont jamais ressenti une méfiance systématique à l’égard des autres.

— Comment cela ?

— L’idée est de les faire douter d’eux-mêmes. Par une multiplication de petits actes. Genre le courrier urgent glissé en dessous d’une pile de documents. « Mais enfin je l’ai mis sur ton bureau. Tu ne l’as pas trouvé ? C’est vrai que tu es plutôt du genre désordonné. » La personne concernée va retrouver le papier et commencera à se demander, à la longue, si ce n’est pas elle qui l’a rangé là. Ajoutez à cela le silence ou les soupirs des collègues près de la machine à café. La mauvaise orientation d’appels téléphoniques, des informations qu’on oublie de transmettre, les pneus de la voiture dégonflés… La liste est infinie. Et les actes sont bien difficiles à prouver. Même les personnalités fortes ne survivent pas à cet hallali psychologique. Au mieux, elles quittent leur emploi ; au pire, elles se suicident comme David Van Gessel, ce postier harcelé à mort à Wezembeek.

— Effectivement. J’ai lu le désarroi de l’héroïne de Delphine de Vigan. Mais ce n’est pas pour me parler de votre travail que vous souhaitiez me voir…

— En partie. J’ai cru au début de mes thérapies avec les victimes de harcèlement, qu’il s’agissait d’une problématique liée aux difficultés économiques. Moins d’emplois, moins de mobilité, des restrictions imminentes ou de probables délocalisations sont des situations qui engendrent des violences au travail. J’en référais à l’expérience de Laborit : quand on donne des décharges électriques à un rat enfermé dans une cage et qu’il n’a pas la possibilité de fuir, il se laisse dépérir. Si l’on place deux rats dans la même cage et qu’on les soumet aux mêmes électrochocs, ils se battent ; ce qui n’a aucun effet sur la ‘punition’ mais cela leur permet de catalyser le stress. Ils sont en pleine forme et ne manifestent aucune dépression ou anxiété. Si certains de mes patients avaient vécu ce type d’expérience professionnelle, d’autres présentaient un profil différent.

Je commence à ressentir de l’impatience. Le Dr Lynch sait ménager ses effets. Où veut-il en venir ? Il égraine les derniers scandales médiatiques et parle de victimes expiatoires. Il m’annonce qu’il a trouvé un point commun entre certains lynchages par voie de presse et ceux qu’ont subis une partie de ses malades. Zut ! Il y avait quand même un GRRRRAND COMPLOT derrière tout cela ! Je soupire. Il perçoit mon agacement. Il mitraille la suite à haut débit, le visage fermé.

— Je sais ce que vous pensez, mais écoutez tout de même. Je ne répéterai plus jamais cela. Croyez-moi ou non, vous verrez. Au fil des récits, j’ai découvert que beaucoup de mes patients ont eu dans leur entourage un cadre qui avait participé à une formation chez Chironex Consult. Vous ne connaissez pas. Normal, personne n’est censé savoir qui ils sont exactement. Ce nom est tombé une fois, deux fois, trois fois lors de séances de groupe. En bon scientifique, j’ai par la suite posé la question à chaque nouvel arrivant. Quelque 43 % de mes patients avaient entendu ce mot lors de conversations surprises au travail. J’ai commencé à être intrigué.

— C’est une appellation assez neutre pourtant. Elle pourrait servir pour un installateur de chauffage ou un fabricant de pâte à croissants surgelée.

— Je l’ai ‘googlelée’ et j’ai trouvé la signification (indiquée non vérifiée faute de sources suffisantes sur Wikipédia) : le Chironex est une méduse tueuse à l’aspect cubique qui flotte dans l’océan Indien. En grec, le nom signifie ‘La main qui tue’. Mais de nos jours, plus personne ne prend le temps de vérifier le sens des mots. Tant qu’il n’y a pas S.E.X dans le sigle, pas de danger. Mais pour mes malades, l’entendre a initié le début de leur descente aux enfers. Ma curiosité de chercheur avait été piquée. Lors d’un groupe, un policier en burn-out qui était aussi surpris que moi, a soudain trouvé une manière de lutter contre sa sensation d’impuissance induite par le stress chronique. Il est sorti de la phase ‘freeze’ pour entrer dans celle du ‘fight’. Excusez mon anglais. Cela veut dire qu’il est passé à l’action en ayant trouvé un combat.

Me voilà en plein polar maintenant ! Mais j’avoue que je suis intriguée et surtout désireuse de connaître la fin de l’histoire. J’ai encore deux papiers à écrire. Dr Lynch a l’air en phase de congélation maintenant. Seules ses lèvres bougent ; ses yeux me fixent, vides ; son corps s’est statufié. Il évoque l’enquête de l’inspecteur qui a réussi à infiltrer la mystérieuse société de consul- tance. Il m’annonce que Chironex est un groupe qui travaille en réseau et qui possède des ramifications internationales. Comme les mafias modernes ou les cellules terroristes. Je pressens un délire, mais je continue à écouter, comme hypnotisée par cet étrange récit qui m’est fait ‘en exclusivité’.

— Il s’agit d’un club de personnes dont la spécialité est d’éliminer les personnes qui dérangent, parce qu’elles ont trop de personnalité, parce qu’elles comprennent trop de choses ou parce qu’elles sont réticentes à fonctionner dans le système. J’ai été consterné quand le policier m’a apporté des documents internes de cette société. Des photocopies de photocopies qui n’ont aucune valeur légale. Y étaient décrites toutes les manières pour décrédibiliser, déstabiliser, et finalement détruire des personnes dérangeantes. Un manuel complet de prédation. Lancer des rumeurs, détruire le couple, ‘informer’ la presse, surveiller, harceler au téléphone, j’en passe et des meilleures. Le pire dans cette histoire, c’est qu’ils se sont basés sur le livre de témoignages de victimes de harcèlement. Je l’avais publié afin d’attirer l’attention des décideurs et du public sur ce phénomène en recrudescence dans tous les milieux du travail ! Si j’avais su. Il ne me reste plus qu’à disparaître.

— Votre histoire est interpellante, mais que voulez-vous que j’écrive là-dessus ? Il n’y a aucune preuve. Vous pouvez me remettre ces fameuses photocopies, mais si elles n’ont pas de valeur légale, elles ne peuvent pas non plus constituer une ‘source journalistique’. Cela m’ennuie beaucoup.

— Je ne vous demande pas d’écrire un papier maintenant. Mais gardez mon histoire en tête, elle servira, vous verrez.

Moi qui croyais que je tenais enfin un embryon de scoop, cela me fait une belle jambe. Je râle : impossible d’en parler au chef de service. Il me prendrait pour une demeurée d’avoir écouté ce psychiatre visiblement surmené. Face à moi, le Dr Lynch se racrapote soudain. Je me retourne. Deux hommes en uniforme qui se dirigent résolument vers nous.

« Bernard Labarre ? » beugle le plus grand format. « Mandat d’arrêt ! »

Un clin d’œil, ils menottent ‘Dr Lynch’ et le traînent comme un paquet de linge sale vers la porte. Pas un regard pour moi. Aucune explication. Les autres clients ne réagissent pas. Cela s’est passé très vite. Je termine mon café. Referme mon carnet. Perplexe. C’était quoi ce délire ? Que vient-il de se passer ? Ai-je rêvé ? Je regarde ma montre : 16 heures Je me sens sonnée. Je range mon carnet et mon stylo. Je prends mon sac. Et me lève. Il faut y aller, j’ai encore du pain sur la planche aujourd’hui. Au moment de repousser la chaise je vois quelque chose par terre.

C’est le magazine Bizniz-Blé. Il a dû glisser lors de la mêlée. Il s’est ouvert sur une double page aux couleurs saturées. Au centre, un morceau de papier. Je me baisse et le déplie lentement. Une écriture serrée au porte-plume noir annonce :

« Attention, vous êtes dans le collimateur ! »

À qui s’adresse ce message ?

Soudain, j’ai froid.

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