Le regard persan

Marc Guiot,

Salam aleikoum, cousin Rhédi. Cela fait longtemps que je ne t’ai écrit. Je n’en ai guère trouvé le temps ni le loisir. Sache que je suis arrivé sain et sauf à Paris grâce à l’argent de l’oncle, Allah le protège dans sa grande miséricorde. Trois ans après mon arrivée, enfin je prends la plume pour t’écrire sur du papier ligné et non pas sur mon laptop de récupération. C’est que d’abord je n’ai pas trouvé ici de clavier en lettres persanes et surtout c’eût été bien trop dangereux de t’écrire de la sorte, car un PC n’oublie rien, mon cher cousin. C’est comme le Tout Miséricordieux, il retient tout et il t’attend au tournant du jugement. Hamid, mon jeune frère, Allah le protège, s’est fait alpaguer justement à cause de son portable et renvoyer au pays, vite fait, sans aucune forme de procès. Il a eu beau faire valoir ses droits de réfugié politique réclamant l’asile républicain, en sa qualité d’opposant au régime des Mollahs, rien n’y fit, retour immédiat à Téhéran suivi d’une condamnation à croupir dans leurs sinistres geôles.

Depuis trois ans, je vis caché et chichement, en pauvre parmi les innombrables indigents qui survivent à Paris tandis que les riches font étalage d’un luxe insensé, comme les nantis du temps de feu Mohammad Reza Pahlavi, notre dernier souverain. Au vrai, je survis à la petite semaine, je garde, au noir, de vieilles patriciennes, de nuit et en journée, suis payé cash, et au rabais. Je lis la nuit, dans le silence de leurs appartements lambrissés et le jour j’en profite pour améliorer mon français en faisant le bouffon, leur tenant la conversation, un peu comme le fit jadis le neveu de Rameau, en me faisant passer pour le petit-neveu du grand Shapour Bahtiar, en guise de recommandation. Elles, me parlent de leur belle jeunesse française : la résistance pour les unes, la collaboration pour les autres, la Shoah pour les rares survivantes des camps nazis. René l’Agité est leur dieu incarné, leur favori et leur bouclier fiscal. Je traduis au tarif syndical des lettres d’amour en persan, des contrats notariaux, des polices d’assurance pour payer mes costumes de troisième main, mes chemises, mes chaussures, mes bouquins achetés en brocante ou chez Emmaüs. On n’imagine pas les quantités de livres rares dont se débarrassent les héritiers des familles aisées. Tu peux te refaire ici une bibliothèque pour quelques centaines d’euros. Je donne aussi des cours de conversation à mes petits-neveux et leurs copains qui ne maîtrisent pas deux cents mots de persan, ni de français du reste, des illettrés, tu n’as pas idée : c’est terrifiant. Des vrais barbares, ces gamins ; ils sont gâtés pourris, ils ont tout : iPod, PC portable, télé, GSM, console de jeux et mobylette. Ils n’en font qu’à leur tête, se rebellent pour un rien et rendent leurs profs féminins complètement hystériques.

Le week-end pour me changer les idées, je vais jouer du sax dans les couloirs du métro où je circule de rame en rame pour éviter les contrôles. Les Parisiens sont devenus comme des robots, les jeunes avec leurs écouteurs enfoncés dans les oreilles ont le regard perdu, les femmes ont le nez dans leur bouquin et les hommes mûrs sont immergés dans leur gazette. Ils ne voient et ne parlent à personne dans le métro : les zombies ne parlent pas aux zombies. Seuls les plus démunis me donnent quelques cents, un euro parfois, surtout les Africaines en riant de leurs belles dents. Elles ont toujours l’air de se marrer dans leur boubou à fleurs, comme si elles venaient de gagner au Lotto. Un jour, je me suis fait tabasser par une bande de Roms qui prétendaient que je braconnais sur leurs terres.

On aperçoit des mendiants à tous les carrefours, si bien qu’à Marseille ils ont été chassés des espaces publics par la municipalité. Je désapprouve cela tout à fait : la zakât ne nous oblige-t-elle pas à partager avec nos frères et sœurs en détresse ?

J’ai dormi dans les stations de métros, les espaces publics, au Musée judaïque dans le Marais, à Saint-Eustache, dans les mosquées pendant le ramadan… En somme, je fais de l’interreligieux malgré moi, en dormant. Je couche dehors le plus souvent, surtout l’été, avec les SDF autochtones. Ils sont légion mais pas vraiment sympas avec les sans-papiers comme moi. C’est des sans-pitié, volontiers nationalistes et franchouillards. Comment peut-on être SDF, mon cher cousin, quand on fut si longtemps, comme moi, avocat à Téhéran ?

Ils sont nerveux en ce moment, les Français. Dans les bar-tabac, tu les vois plongés dans leur Libé ou leur Parisien à l’affût des moindres nouvelles, buvant kawa sur kawa. Et je t’assure, elles sont rarement bonnes, les nouvelles en ce moment. On parle beaucoup des déboires de l’euro et des frasques du très Doué Super Kastar qui devait succéder à René l’Agité vu que la Carlotta lui a donné une fille et pas un héritier mâle, un peu comme notre Shah autrefois quand il répudia la belle Soraya. L’Agité, pour se consoler, s’est fait un gros cinéma en Lybie en chassant l’homme le plus traqué d’Afrique, jusqu’à l’hallali. C’était pas beau à voir sur les photos et le petit écran : une vraie bouillie humaine. C’est pas des trucs à montrer aux petits enfants à la télé mais les médias adorent ça. Pour le reste, il va faire son coq gaulois devant la Prussienne Angela à Bruxelles, le Grand Agité grand faiseur de chichis : deux avions plein d’experts inutiles et de journalistes quand on peut y aller en Thalys en une grosse heure pour mille fois moins cher.

En revenant des States où il jouait Shérif banquier pour le monde entier, le très Doué Super Kastar s’est fait avoir comme un rat dans un traquenard. Ça s’est terminé au commissariat menottes aux poignets. Tu parles d’une précampagne électorale. Un vrai cauchemar. Il se démerdait tellement bien en super-banquier, le Super Kastar, qu’on était sûr à cent pour cent qu’il délogerait l’Agité de son Élysée. L’Agité des Français, c’est un peu comme notre Shah à nous, lui aussi aimait le grand tralala bling bling et tenta de vendre le rêve américain à son peuple qui n’en voulait pas plus que les Français n’en veulent aujourd’hui.

Et voilà que quand la gauche dure perd son champion, il ne reste que la gauche molle avec ces dames en chemisier rouge et Monsieur H, le « labrador de Mitterrand » comme on l’appelait, Flamby, avec son triple H, et son « on verra » — pas un triple A : la France l’aura bientôt perdu, son triple A, et pas celui des andouillettes. Je te parle d’un monsieur triple H comme « Hasardeux, Hypnotique, Hypocrite car il ne dit pas la vérité aux Français sur la situation réelle de notre pays ». Et puis l’Europe, cousin, l’Europe aussi perd son sauveur quand elle en a tant besoin, tant elle patauge avec tous ces nains de jardin. Lui seul aurait pu la sortir du merdier, comme le taureau Jupiter qui l’enleva autrefois. Et puis le monde, cousin, carrément, le monde qui se réjouissait d’avoir, depuis quatre ans, un Divin Super Kastar à la tête du FMI, lequel avait contribué à éviter le pire en mettant en œuvre des règles du jeu moins clémentes aux puissants, plus favorables aux nations prolétaires et aux plus fragiles, aux plus démunies.

Et voilà que maintenant pour achever le taureau, on lui invente des parties fines partout, à Lille, à Courtrai, organisées par Dodo la Saumure et un flic ripoux. Tu te rends compte, cousin, quel micmac : une vraie corrida espagnole. Et dire que chez nous on rêve de démocratie, de parlements, de droits de l’Homme, de transparence surtout.

Tout le monde savait qu’il était chaud lapin mais la presse ne disait rien. Sa femme non plus d’ailleurs, tellement elle avait envie de devenir femme de Président après la belle Carlotta. Elle aurait donné n’importe quoi pour ça : son honneur, sa réputation, elle aurait même vendu tous les tableaux de bon-papa qui avait eu le nez si fin en les achetant au bon moment.

Qui sera Calife à la place du Calife ? Je l’ignore cher cousin. Tandis que les verts s’entre-déchirent entre factions rivales, les rouges se divisent entre durs et mous, les bleus ne font guère mieux, Marinella se frotte les mains en silence. Marinella, cher cousin, c’est la fille de Jean-Morue le Borgne qui rêvait d’être roi au royaume des aveuglés. Comme Moïse, il sait qu’il mourra avant d’avoir vu la terre promise. Sa fille en revanche y croit de plus en plus. Tandis que le Super Kastar écoute pousser sa barbe blanche qui lui donne un look fatal de petit vieillard lubrique, Marinella compte les points, surtout ceux que lui donnent les sondages. Ici on sonde tout : les préférences alimentaires, politiques et sexuelles des Françaises et des Français, jusqu’à leur consommation de pinard, de cannabis ou de préservatifs.

Et tandis que les sbires de l’Agité s’acharnent à chercher des poux et des casseroles au « Hollandais montant », Marinella fait patte de velours et se tait.

Et chez vous, comment ça va avec ce début de révolution dont on a beaucoup parlé ici et qui semble avoir échoué ? Tu parles d’un printemps arabo-musulman ! On dit que les barbus reprennent partout du poil de la bête, en Tunisie et en Égypte. Ici on voit fleurir les foulards, les niqabs et les barbichettes noires. Et chez nous, cousin, écris-moi, s’il te plaît, on en est où ? Crois-tu que je pourrai bientôt rentrer au pays ? Mais attention, surtout pas de mail ou alors tu envoies un courriel à notre cousin commun qui est Français. J’ai bien peur que le modèle de notre sinistre révolution islamiste ne fasse des petits au Maghreb et en Syrie, en Irak, en Lybie.

Je me sens bien seul parfois, cousin, et je me console en lisant mon coran que je traduis en français, à ma façon. Plus je le lis et plus je me rends compte combien ma lecture révèle une vision radicalement différente de celle des intégristes fondamentalistes et autres salafistes. C’est que, cher cousin, il faudrait expliquer le Coran aux musulmans, comme il serait bon de recommander la lecture des Évangiles aux chrétiens. Tu salueras bien l’oncle de ma part, Dieu le bénisse, et aussi ses fils et les fils et les filles de ses fils et notre beau pays qui mérite mieux qu’un shah corrompu à la solde des Yankees ou un gouvernement de vieillards sanguinaires et intolérants. Qu’Allah préserve l’Iran et lui rende la liberté à laquelle il aspire, la transparence et la démocratie. Cher cousin, je te le demande : « Comment peut-on être Persan aujourd’hui en Iran ? » Pour ma part, j’ai bien peur que malgré ses innombrables défauts, « j’aie pris le goût de ce pays-ci ».

Ton cousin,

Mohammad Usbeck

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