Le roi consort et la reine porteuse

Jehanne Sosson,

Le petit royaume de Lowanie est en émoi.

Le prince héritier Guillaume, fils unique du roi Harold, vient en effet d’annoncer qu’il allait se marier… avec un homme.

Des rumeurs couraient depuis belle lurette sur l’homosexualité du prince : on l’avait souvent vu en compagnie de beaux jeunes hommes. Il se chuchotait aussi qu’il avait refusé les avances de la princesse Valentine, du Luxemark voisin, qui était pourtant la plus jolie fille à marier du Gotha et que bien d’autres princes convoitaient sans succès. On sait pourquoi maintenant. Le roi Harold en avait été tout à fait dépité : il avait tenté de convaincre son fils qu’il s’agissait là d’une union idéale pour redorer le blason du royaume légèrement écorné par les récents scandales suscités par la passion du roi pour la chasse à l’éléphant et ses excès de vitesse au volant de voitures de grand luxe. Mais Guillaume avait tenu bon et maintenu qu’il entendait faire un mariage d’amour.

Le roi Harold ne décolère pas, paraît-il. Médiapal a même publié sur son site une conversation que le roi aurait, selon son majordome, eue récemment avec son fils, en présence du grand maréchal de la Cour :

— Mon cher fils, ta qualité de prince héritier empêche d’envisager, fût-ce un instant, que tu puisses t’unir à ce jeune homme.

— Il se prénomme Massimo, cher père.

— Massimo ? Dois-je en déduire qu’outre son absence de sexe… approprié, il n’est pas natif de notre royaume ?

— Effectivement. Mais je conçois mal que vous puissiez y voir un obstacle : la princesse Valentine, que vous auriez aimé que j’épouse, n’était pas non plus une compatriote.

— Qu’il ait reçu sur les fonts baptismaux les prénoms de Massimo, James, Lee ou que sais-je encore, peu me chaut à vrai dire. Il existe un autre obstacle à ce mariage.

— Puis-je savoir lequel ?

— Il n’est pas bien né.

— Il est marquis del Broglio di Savignia.

— Ah ! Bon. Mais tu ne l’épouseras néanmoins pas, tout marquis qu’il soit.

— Parce que c’est un homme ? C’est bien cela qui constitue pour vous un empêchement dirimant, n’est-ce pas ?

Le roi Harold hésite un peu avant de répondre :

— Je ne puis le nier.

— Avec tout le respect que je vous dois, père, permettez-moi de vous dire que je me passerai de votre accord. D’ailleurs, pour autant que ma mémoire ne me fasse pas défaut, c’est vous qui avez œuvré, afin de pouvoir épouser mère, pour que soit supprimée dans la Constitution la nécessité pour un prince d’obtenir l’accord du souverain régnant quant au choix de son épouse.

— Quant au choix d’une épouse, pas d’un époux !

— ??

— N’est-ce pas, Monsieur le grand maréchal ?

— Heu… Avec tout le respect que je vous dois, Majesté, je me dois de vous indiquer que le texte est neutre, du point de vue du genre, sur ce point.

— Ah bon ? Quelle ineptie ! Même les textes sont asexués aujourd’hui. Tout est asexué…

— Mais c’est un progrès démocratique considérable.

— C’est vous qui le dites, Monsieur le grand maréchal. Quoi qu’il en soit, un prince héritier ne peut pas épouser un homme !

— Et pourquoi donc ? Nous pouvons nous targuer d’avoir été dans les premiers pays du monde à ouvrir le mariage aux couples de même sexe. Pourquoi serais-je le seul citoyen du royaume qui ne pourrait pas épouser un homme ?

— Heu, je confirme à votre Majesté qu’il est impossible de refuser à votre fils un droit qui est accordé à tous. Ce serait une discrimination !

— Soit. Mais s’il épouse le marquis del Broglio di Savignia, mon fils ne deviendra pas roi.

— Heu…

— Quoi, encore, Monsieur le maréchal ?

— Heu, rien ne prévoit qu’un roi marié à un homme ne puisse pas régner.

— Comment ? Mais ce n’est pas possible !

— Constitutionnellement, c’est imparable, votre Majesté.

— Mais c’est impensable ! D’ailleurs, comment ferait-on avec la reine ? Le mari de mon fils ne peut quand même pas être la reine !

— Là-dessus, cher père, nous sommes d’accord.

— Mais que sera-t-il, alors ? Monsieur le grand maréchal aurait-il une réponse à cette question ?

— Heu…

— Cessez de dire « heu », je vous prie, Monsieur le grand maréchal, ça m’énerve.

— C’est que la situation est inédite, votre Majesté.

— Mais il n’y a pas de quoi en faire un problème : Massimo sera mon roi consort.

— Ton roi consort ! On aura tout entendu ! Ce titre n’existe pas. Prince consort, à la limite… Mais le prince consort est le mari de la reine. Tu ne seras pas reine, à ce que je sache, sauf si tu m’annonces que tu veux devenir une femme. Un roi transsexuel… Au point où on en est… Et d’ailleurs, ton marquis est, si j’ai bien compris, citoyen d’Outralpidie ?

— C’est exact.

— Ils ne reconnaissent pas le mariage homosexuel, là-bas, à ce que je sache. Ils ont résisté, eux, au moins, grâce au pape, sans doute. Tu t’imagines, d’ailleurs, être reçu avec ton mari chez le pape ?

— Je ne perçois pas ce que le pape vient faire là-dedans…

— Oui, bon… Donc si ton Massimo est Outralpidien, il ne peut pas se marier avec un homme.

— Là-bas, non ; mais ici, oui.

— Mais donc en Outralpidie, il ne sera pas ton mari, donc il ne sera pas roi. Tu imagines l’imbroglio juridique ? N’est-il pas, Monsieur le grand maréchal ?

— Je dois avouer à vos altesses ne pas avoir de réponses aux pertinentes questions ainsi soulevées. Et je voudrais par ailleurs modestement indiquer qu’une autre question capitale pourrait se poser…

— Laquelle ?

— Celle de votre descendance, Majesté. Vous n’ignorez en effet pas combien la monarchie est fragilisée par le contexte politique que nous connaissons. L’absence de descendance serait une occasion trop belle que saisiraient ceux qui prônent la fin de la monarchie.

— Ne vous inquiétez pas, père : j’aurai une descendance.

— Ai-je bien entendu ? Mais comment veux-tu avoir des enfants avec ton… ?

— J’en adopterai.

— Impossible, prince, impossible. Un souverain ne peut adopter.

— Mais pourquoi donc ?

— Parce qu’il faut du sang royal pour devenir roi.

— Mais cet enfant aura du sang royal : le mien.

— Je ne comprends pas.

— C’est très simple : Massimo et moi allons recourir à une gestation pour autrui.

— Une quoi ?

— Une mère porteuse, si vous préférez ce terme, cher père, inséminée avec ma semence.

Le roi Harold, selon l’indicateur, aurait manqué de s’étrangler à ce moment précis de cette conversation.

— Les mères porteuses ne sont pas autorisées dans notre royaume, cher fils !

— Mais si, cher père.

— Mais non. Je ne me souviens absolument pas avoir contresigné une loi qui autoriserait un couple d’hommes à recourir à une mère porteuse. Je ne retiens pas toutes les inepties que je suis bien obligé de contresigner, mais cela, je m’en souviendrais ! Et d’ailleurs, mon bon peuple n’aurait pas manqué de descendre dans les rues pour protester, comme récemment en Francolie. On lui en a fait avaler des couleuvres sans qu’il ne proteste : le mariage homosexuel, l’adoption homosexuelle… mais pas les mères porteuses !

— Hum, hum…

— Oui, Monsieur le grand maréchal ?

— Je suis tout à fait désolé de devoir vous contrarier, Sire. Mais la loi lowanienne n’interdit pas à deux hommes de recourir à une maternité de substitution.

— Écoutez, Monsieur le grand maréchal, je ne pense pas être tout à fait stupide. Je sais que je n’ai pas contresigné une loi de ce type.

— C’est tout à fait exact, Sire. Mais c’est précisément parce qu’il n’y a pas de loi que cela est possible. En vertu du sacro-saint principe selon lequel tout ce qui n’est pas interdit est permis. Ce type de contrat est donc toléré chez nous.

— Mais on ne peut tout de même pas valablement faire un contrat portant sur un enfant !

— Sauf à considérer, votre Majesté, qu’il ne s’agit en fait que d’une location d’utérus.

— Une location d’utérus ! Donc, fils, tu comptes louer un utérus ?

— Oui. Et nous l’avons déjà trouvé. La comtesse Gabrielle de Favilance de Chavilly a déjà accepté de porter notre enfant.

— Votre enfant ! Mais qui sera sa mère ?

— Mais voyons, il n’aura pas de mère : il aura deux pères.

— Mais la comtesse de Favilance ne sera-t-elle pas sa mère ?

— Non : nous comptons recourir à un don d’ovule.

— Un don d’ovule ?

— Oui : on implantera chez la comtesse un embryon issu d’une fécondation in vitro pratiquée avec un ovule d’une donneuse et ma royale semence.

— Mais qui va vous donner un ovule ?

— Une inconnue.

— Il est hors de question qu’un prince ou une princesse de notre famille soit génétiquement celui d’un simple quidam ! La généalogie d’un enfant de la famille royale doit pouvoir être dûment établie. Et imaginez-vous que cette donneuse vienne réclamer un jour un quelconque droit sur cet enfant !

— Elle ne pourrait pas, Majesté : la loi protège les couples receveurs de toute action du donneur, et inversement.

— Mais si elle venait frapper à la porte du palais en disant : « Bonjour, je suis la mère génétique du prince. Je viens voir mon fils ! »

— Impossible : ce sera une donneuse anonyme.

— Anonyme, sans doute, mais il y a nécessairement des traces…

— Effectivement, votre Majesté, la loi oblige que l’on conserve des données non identifiantes sur les donneurs, en cas de maladie génétique transmissible, par exemple.

— Donc il y a des traces de l’identité de la donneuse quelque part. Et, on ne peut exclure qu’un médecin antimonarchiste trahisse son secret professionnel !

— C’est effectivement un problème.

Silence embarrassé, que rompt très prudemment le Grand Maréchal de la Cour :

— La comtesse de Favilance de Chavilly n’accepterait-elle pas de fournir un de ses ovules ? On résoudrait au moins la question génétique…

Le prince semble réfléchir. Puis il sort son téléphone portable de la poche intérieure de son blazer et pianote un numéro sur le cadran.

— Allô, Marie-Garance ? C’est Guillaume de Lowanie. Tu vas bien, dis ? Allez, c’est super ! Tu as été Cénaclum jusqu’à quatre heures du matin ? Quelle veine tu as ! Je t’envie, tu sais ! Avec Charlotte et Corantine ? Eh ben dis donc, tu ne t’ennuies pas, ma belle. Charlotte avait…

Le roi, d’un geste clair, signifie au prince qu’il doit en venir au fait.

— Dis-moi, je voulais te demander à propos de…

Le prince se retire dans l’encoignure de la fenêtre. Le roi et le grand maréchal n’entendent plus directement la conversation téléphonique, qui s’éternise quelque peu. Le roi s’impatiente et finit par aller frapper sur l’épaule du prince :

— Alors ?

— Alors elle n’est pas très emballée… Elle demande si elle sera légalement la mère.

— Oui et non, prince : la femme qui met au monde un enfant en est légalement la mère dans un premier temps. Mais votre mari pourra ensuite l’adopter, si elle y consent.

Le prince répercute ces informations à son interlocutrice. La discussion semble s’animer :

— Elle dit qu’elle ne pourrait être d’accord qu’à une condition.

— Laquelle ?

— Elle veut un titre.

— Un titre ?

— Oui, elle dit que même si elle accepte de ne plus être la mère juridique, elle sera et restera quand même la mère génétique et gestatrice d’un futur souverain, et que cela mérite un titre.

— Vous pensez que le Parlement accepterait de créer un titre pour ce genre de… fonction, Monsieur le grand maréchal ?

— Nos parlementaires me semblent enclins à adopter toute réforme qui leur semble progressiste, fût-elle anthropologiquement tout à fait farfelue. Le nouveau credo législatif est que l’État est là pour permettre à tout individu de satisfaire ses désirs, et notamment le désir d’enfant…

Le prince indique, par gestes, que son interlocutrice s’impatiente. On comprend ensuite qu’elle a raccroché.

— Alors ?

— Alors elle n’acceptera que si elle peut porter un titre correspondant à ce qu’elle estime qu’elle sera : une reine mère…

Le prince hésite à finir sa phrase :

— Une reine mère porteuse…

À ce moment précis, la conversation prit fin : le roi s’était évanoui.

Il ne pouvait pas savoir que, quelques années plus tard, il serait totalement fou de six jolies petites princesses.

Car son fils et Massimo del Broglio di Savignia se marièrent et eurent beaucoup d’enfants.

Partager