Le rouge à la boutonnière et au front

Claude Javeau,

Ce matin-là, il décida de se mettre sur son trente-et-un, comme on disait chez lui. Il enfila son plus beau costume, noua sa plus belle cravate ramenée de Rome, qu’il étala avec soin sur sa meilleure chemise blanche. L’heure était à la cérémonie. Comme beaucoup d’autres, il venait d’être victime de ce qu’on appelait dans le monde des affaires une rationalisation. Le grand groupe pétrolier dans lequel il travaillait en qualité de petit cadre commercial avait bien fait l’année précédente de plantureux bénéfices et ses dirigeants s’étaient vu octroyer d’impressionnants bonus de rémunération, mais dans le site où il se trouvait, il avait été déclaré en surnombre. On l’avait viré proprement, avec un petit pécule de départ. Le CEO avait tenu un discours marqué du sceau du réalisme le plus direct : « Ça a été bien pour nous l’année passée, mais la conjoncture n’est pas belle, et les temps qui viennent seront évidemment (il avait insisté sur « évidemment ») plus durs. Nous avons donc dû procéder à des compressions de personnel, afin de sauvegarder l’essentiel, notre société, à laquelle nous sommes tous très attachés ». Il y avait eu quelques applaudissements et davantage de huées. Le CEO était alors monté dans sa grosse Mercedes, pour rejoindre le jet privé qui devait le conduire dans une des îles des Caraïbes, où il allait goûter à un repos bien mérité.

Quelques semaines plus tôt, le CEO avait été fait chevalier de la Légion d’Honneur. On avait organisé une grande fête à cette occasion. L’heureux décoré avait eu ce mot qui lui avait valu, pour sa drôlerie, les applaudissements de l’assistance : « Mes amis, maintenant le rouge est mis ». Il avait montré sur son beau costume le ruban de la médaille toute neuve qui y avait été épinglée par le Ministère de l’Économie, un vieil ami de Sup de Co, en vertu des pouvoirs qui lui avaient été conférés.

Le petit cadre commercial viré avait participé à la fête. Il avait bu quelques flûtes de champagne et avalé quelques zakouski venant de chez le meilleur traiteur. Il ne savait pas encore ce jour-là qu’il n’y a qu’un pas entre Fauchon et fauché. Voilà qu’il se retrouvait maintenant dans la peau d’un chômeur sans qu’on ait pu lui reprocher la moindre faute professionnelle. C’est la loi du marché, lui avait-on dit et il n’avait qu’à s’incliner.

Il s’inclina, en effet. S’il avait commis une faute, ç’avait été celle de se fier au système, d’en avoir été un fidèle exécutant, croyant au capitalisme comme d’autres croyaient au spiritisme. Le CEO l’encourageait dans cette croyance, en s’arrêtant parfois, lorsque leurs chemins se croisaient dans le hall d’entrée de la Firme, pour lui prodiguer quelques encouragements. Il allait même jusqu’à lui demander des nouvelles de sa famille. Jamais lui-même n’aurait pensé à faire de même avec son illustre interlocuteur, dieu d’un Olympe dont les passions ne concernent pas les simples mortels.

Bien engoncé dans son beau costume, il sortit la voiture du garage. C’était un véhicule fourni par la Firme, d’un modèle correspondant à son niveau hiérarchique, une Golf grise fonctionnant au gazole, qui n’avait pas plus de deux ans d’âge. Une bonne bagnole à laquelle il s’était attaché comme à une personne. Pour arriver à la Firme, il fallait prendre les grands boulevards centraux. C’était la période de pointe, mais on lui avait donné une heure bien précise pour le rendez-vous. Pour la dernière fois, il obéit aux injonctions de la Firme, sans rechigner d’ailleurs, car le pli avait été pris depuis longtemps.

La réceptionniste lui fit un bref signe de la tête. « La secrétaire du DRH vous attend. » Il prit l’ascenseur en compagnie d’une technicienne de surface qu’il n’avait jamais vue. À l’étage auquel se trouvait son bureau, l’une des secrétaires du DRH, la plus jeune mais pas la plus jolie, l’attendait en effet. Il avança la main vers elle, mais elle ne la prit pas.

— Vos affaires personnelles sont dans ce carton, dit-elle en montrant l’objet. Rendez la clé de la voiture. Vous êtes libre.

Libre, c’est-à-dire licencié ! La licence, c’est vrai, c’est aussi la liberté. Celle d’enseigner, quand on porte ce titre universitaire. Celle aussi de ne plus se rendre à un travail. Un licencieux, c’est quelqu’un qui se comporte librement dans un monde qui ne connaît pas de contraintes. On dit aussi un débauché. Curieusement, d’une usine qui licencie du personnel, on dit qu’elle débauche. Ce petit cinéma lexical se déroule à toute vitesse dans son esprit pendant qu’il s’emparait du carton désigné par la secrétaire du DRH. Laquelle avait déjà disparu de son champ visuel.

Le carton contenait peu de chose. Sa petite pendule offerte par sa sœur au retour d’un voyage en Suisse. La photo de sa femme et celle de son fils. Quelques stylos à bille et des crayons. Une agrafeuse de type standard. Un coupe-papier d’ébène acheté à Dakar, représentant en miniature un masque de la culture locale. La reproduction placée sous verre d’une image d’Épinal. Un dictionnaire de poche français-allemand. Une carte du réseau des transports urbains. Et une lettre restée sous enveloppe d’Isabelle, celle où elle lui annonçait qu’elle quittait la ville pour se rendre au Canada, où son mari venait d’être déplacé (« promu », écrivait-elle).

Il reprit l’ascenseur, son dérisoire bagage en main. Sur le parking, il vit celle qui n’était plus sa voiture. À qui irait-elle désormais ? À moins qu’elle ne retourne à la société de location ? Il fit un détour pour lui accorder une petite caresse, furtivement. Puis il se retrouva dans la rue. Les gens qu’il croisa le regardaient sans grande curiosité, comme s’ils savaient bien quel personnage il incarnait. Un type viré de sa boîte. Ou plutôt chassé comme un malpropre.

Des larmes lui vinrent aux yeux. Et il sentit soudain la honte lui monter au front. Rouge comme le ruban de la décoration du CEO.

Suites de l’histoire.

Le CEO, en villégiature dans un hôtel cinq étoiles de Saint-Vincent dans les Petites Antilles, fut pendant sa baignade happé par un requin. Qui se ressemble s’assemble. La dernière chose que l’on vit de lui fut une large tache rouge sur la mer bleue, aussi bleue que sur les cartes postales du cru. Sa maîtresse, qui l’accompagnait, ne mit pas beaucoup de temps à se consoler. Elle avait exigé une espèce de parachute doré, bien planqué dans un paradis fiscal du coin. Au cas que… Avec les CEO surmenés, au cœur fragile, on ne sait jamais.

Quant au petit cadre commercial remercié, il vit partir sa femme avec un amant qu’elle connaissait déjà depuis longtemps. Son fils la suivit, préférant vivre avec un homme plutôt aisé à rester avec un père condamné aux allocs du chômedu. Lequel brûla un jour un feu rouge alors qu’il se rendait à vélo, mais pas dans son meilleur costume, cette fois, dans une agence d’intérim. Il fut happé, lui aussi, mais par une voiture qui roulait vraiment trop vite, et mourut, au milieu d’une large flaque de sang d’un rouge éclatant.

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