À côté du sujet

Rose-Marie François,

Tous dans le rouge !

 

Pas ce rouge-là !

Pas celui des indices boursiers.

Ni celui qui effraie

les bêtes à cornes.

Coqueluche, rougeole ni rubéole.

Ni le rouge clignotant

qui dit le danger,

sonne l’alarme,

brise nos élans.

Pas ces rouges-là, non.

Soyons résolument…

tous dans le rouge

du feu, des flammes

de la passion et de l’amour.

Dans le rouge qui appelle

le jaune et le bleu

pour bander l’arc-en-ciel.

Car le rouge aime son contraire,

le vert, sa complémentaire.

Voyez les coquelicots

voués au vert du paysage…

 

La suite, le prof se contenta de la parcourir en diagonale. Haussa les épaules. Nota : 2/20. Tourna la feuille pour voir la copie suivante. Retourna à la première et ajouta, près de sa note : « À côté du sujet. N’a pas répondu à la question. » Et il se demanda quel était le sujet de sa phrase, celui du verbe « a répondu ». Était-ce le travail de l’étudiant ? Ou l’étudiant lui-même ? Pouvait-il confondre dans son mépris l’œuvre et l’auteur ?

Sur la table, un bouquet de roses. Rouges. Anonymes. Offert par quel admirateur ? Quelle secrète disciple éprise de sa science ? Il soupira. Vit près de sa remarque, notée au crayon, une petite tache rouge. Sa main saignait. Oh, pas beaucoup, sans doute par le point d’une piqûre d’épine. De rose rouge. Il se lécha la main, sortit son mouchoir, tourna la page et lut le travail suivant :

 

Tous dans le rouge !

 

Pas ce rouge-là !

Pas celui des indices boursiers.

Ni celui qui effraie

les bêtes à cornes.

Coqueluche, rougeole ni rubéole.

Ni le rouge clignotant

qui dit le danger, sonne l’alarme,

brise nos élans.

Pas ces rouges-là, non.

Soyons résolument…

tous dans le rouge

du feu, des flammes

de la passion et de l’amour.

Dans le rouge qui appelle

le jaune et le bleu

pour bander l’arc-en-ciel.

Car le rouge aime son contraire,

le vert, sa complémentaire.

Voyez les coquelicots

voués au vert du paysage…

 

Autre écriture, encre violette. Il lut jusqu’au bout, cette fois, espérant une fin différente. Le texte était en tout identique au précédent. Le prof recopia sa note et sa remarque, tout en se disant que cette version-ci lui paraissait moins absurde. Savait-il que cette impression, il la devait à une seconde lecture, plus attentive que la première ?

La troisième feuille était imprimée, tapée à l’ordinateur et, ce qui ne gâchait rien, bien mise en page. L’homme soupira d’aise et lut :

 

Tous dans le rouge !

 

Pas ce rouge-là !

Pas celui des indices boursiers.

Ni celui qui effraie

les bêtes à cornes.

Coqueluche, rougeole ni rubéole.

Ni le rouge clignotant

qui dit le danger,

sonne l’alarme,

brise nos élans.

Pas ces rouges-là, non.

Soyons résolument…

tous dans le rouge

du feu, des flammes

de la passion et de l’amour.

Dans le rouge qui appelle

le jaune et le bleu

pour bander l’arc-en-ciel.

Car le rouge aime son contraire,

le vert, sa complémentaire.

Voyez les coquelicots

voués au vert du paysage…

 

Voilà qui ne manquait pas d’allure. Meilleur que les deux autres, se dit le prof. Mais en comparant les trois copies, il s’aperçut que le texte n’avait pas changé d’un iota. Surpris, il s’efforça de recopier la même note et le même commentaire. Car il avait le sens de la justice. Un malaise l’envahit. À cet instant précis, le téléphone sonna. C’était son assistant. Enfin ! Il allait pouvoir lui refiler la tâche indigne de la correction (car, selon le poète François Jacqmin, « la correction s’apparente à la fessée »). La voix téléphonée, disait à son oreille : « Désolé, Professeur, je suis prisonnier de l’aéroport. Grève totale. Des hommes rouges de colère envahissent tout, vêtus de rouge et brandissant des drapeaux rouges. Pour le cas où je ne rentrerais pas à temps pour la délibé, je vous transmets par courriel les notes des copies que j’ai corrigées dans l’avion, à l’aller. »

Le prof vit rouge – À quoi servent les assistants ? – et reversa tout son dépit sur le pauvre apprenti. « Qui, » lui demanda-t-il, « avait eu l’idée d’un tel sujet ?… Pour des bacheliers en philo ! »

Au bout du fil, le jeune homme, innocent, balbutiait ; il n’osait pas désigner le vrai coupable par les mots : « Mais vous, Professeur ! »

Un voyant rouge signala que la batterie du téléphone portable agonisait. La voix du prof se noya dans un agaçant bip bip bip. Le savant, écœuré, raccrocha. Devant lui, toutes les copies s’ornaient du même texte. Pas la moindre variante… Du copié-collé-calligraphié… Belle solidarité ! Allait-il devoir noter les mêmes chiffres et les mêmes remarques… deux cents fois ? Agir comme au temps de sa vie étudiante, lorsqu’il n’y avait ni ordinateur ni photocopie… au temps des fiches manuscrites grattées dans les salles silencieuses des bibliothèques, qui ouvraient leurs portes jusqu’à neuf heures du soir…

Tintamarre dans le couloir. L’homme entendit des cris de Sioux. Il courut s’enfermer à double tour, et par le judas de la porte de son bureau, il aperçut des étudiants déguisés en Peaux-Rouges : grands chapeaux de plumes et galons multicolores sur leurs blouses taguées. En se frappant le front où venait d’arriver la question « Serait-ce encore un jour de Saint-Torê-Verhaeghe ? », il vit que sa blessure avait grandi. Une goutte de sang souillait la clé.

Il alla ouvrir sa pharmacie murale, dissimulée derrière un rayonnage de sa bibliothèque, en sortit une bouteille et se versa un petit coup de rouge. Il but debout à la fenêtre mais au lieu de l’austère cour intérieure, il vit sa propre image dans la vitre : un étudiant (blouse sale et penne brinquebalante) juché sur le socle de pierre et en train de peindre en rouge les attributs du célèbre taureau. Il lui sembla qu’à ses pieds, les milliers de fleurs de la roseraie riaient de lui, riaient à gorge déployée. Et il eut honte.

Quant à moi, pauvre scribe, croyez bien que j’aimerais vous dire que tout cela n’était qu’un mauvais rêve, un conte absurde. Il n’en est rien. Ornée de crêtes de coq et de langues de lion, tout or perdu et le deuil gommé, la feuille n’avait pas bougé. Le thème n’avait pas changé : « Tousse dans le rouge » Docile, le prof s’éclaircit la voix et se mit à l’ouvrage. Il ouvrit son ordinateur portable, en sortit un stylo à plume dix-huit carats, qu’il se ficha en plein cœur.

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