Le silence vous prolonge

Éric Brogniet,

À la mémoire de mon père

Des fleurs sacrées flottant dans l’air, tels étaient les visages épuisés dans l’aube de l’Amérique du jazz

Jack Kerouac, Sur la route

Du même désert, à la même nuit, toujours mes yeux las se réveillent à l’étoile d’argent’

It’s just jazz Fargo North Dakota 7 novembre 1940 Au Crystal Ballroom Black and Tan Fantasy Duke Ellington and his Famous Orchestra Rentré d’Europe depuis un an sa tournée triomphale Limousines transatlantique et champagne Flash-back Années trente Joséphine Baker dansait nue à Paris Jesse Owens Avait gagné quatre médailles d’or aux Jeux Olympiques de Berlin

Au nez et à la moustache du Führer et des dignitaires nazis Et Joe Louis boxait contre Max Schmelling au Yankee Stadion L’Hindenburg sillonnait les airs de Hambourg à New York Avec ses passagers des cabines de première portant des toasts À l’avènement d’une ère nouvelle où l’homme triomphait du ciel

Et contemplait en se retournant le sillage laissé sur l’océan Par les vapeurs poussifs des Compagnies Maritimes de l’Atlantique

Tous ils brûleraient dans une lueur d’hydrogène en fusion

Quand la foudre frapperait leur vaisseau aérien ancré au mât d’arrimage

On armait sur la ligne Maginot II y avait longtemps déjà Que la Werhmacht occupait la Ruhr La Luftwaffe testait Ses Heinkels et ses Junkers sur Guernica Malraux était à la tête d’une escadrille dépareillée des Brigades Internationales Saint-Exupéry volait encore au-dessus du désert

La Société des Nations

Palabrait à Genève pendant que le Duce cassait du nègre en Éthiopie

Maurice Chevalier agitait son canotier et chantait Prosper

Youp la boum

A Londres on construisait le stade de football de Wembley Les postes à lampes des radios se multipliaient dans les arrière-cuisines

Du même désert, à la même nuit, toujours mes yeux las se réveillent à l’étoile d’argent

Chicago/Illinois Winnipeg/Manitoba East Grand Forks/Michigan

Brooklyn/New York On the road Les ballrooms avec leurs taxi-girls

Les studios Victor The Flatbush Theater et la production Gene Norman Les nègres d’un côté de la rue les blancs de l’autre Wall Street et les champs de coton du Deep South Les banlieues downtown où on deale de l’herbe et de la poudre déjà

De l’autre côté de l’Atlantique d’où ils reviennent la poudre bientôt va parler Winnipeg Free Press 5 décembre 1940 le Duke déclare :

If only we could have played for Hitler and got him swinging in the groove, it might have helped him. If we could only have got him to do this, he might have relaxed. But now he’s started a real clam-bake and will have to be knocked out flat.

J’ai dans ma musique tous les soleils de l’Afrique et les bateaux avec leur roue à aubes sur le Mississippi Mon peuple a chanté dans les fers

Esclaves ne maudissons pas la vie !2 Je voyage de l’Atlantique au Pacifique en chemin de fer À travers la nuit jusqu’à ce que pointe l’aube Les roues sur les rails martèlent le tempo Tchac tou tou Tchac tou tou Tchac tou tou Les poutrelles d’acier de Brooklyn le métro Aérien les bouches d’incendie dans la chaleur de l’été L’électricité traverse de part en part Cette dentelle de verre et de béton L’Amérique n’est pas en guerre

Elle danse de Manhattan à Chicago de Saint Louis à New Orleans de Los Angeles à Frisco De beaux marins en jersey tanguent dans les ports du New Jersey

Des Cadillacs roulent silencieusement sur leurs pneus caoutchoutés

Les pneumatiques sifflent d’un bout de la ville à l’autre Portant de bureau en bureau les ordres de Bourse les dépêches les créances

Les frigidaires les automobiles Ford et les moissonneuses Massey-Fergusson

Dans les champs de maïs du Middle West God Bless America3

Du même désert, à la même nuit, toujours mes yeux las se réveillent à l’étoile d’argent

Des biplans Boeing aux cordages qui chantent s’envolent pour des missions de Routine dans le ciel vierge de nuages au-dessus de Pearl Harbour La Mer de Corail pousse des rouleaux d’azur et de turquoise Trente-deux mesures suffisent où la clarinette prend le solo Pour inviter les couples sur la piste de danse Les usines d’armement tourneront à plein régime Les boys s’embarqueront pour Omaha Beach et Guadalcanal Au son du be-bop et du jitterbug Tac a tac doum tac a tac doum tac a tac doum Ce sera bientôt le Tac a tac Tac a tac des mitrailleuses ô jeunesse blanche et noire

Pour la mort aussi une blanche vaudra deux noires Le batteur Sony Greer prend un plan sur ses Zildjan’s Caisse claire grosse caisse Tac tac doum Tac doum doum La salle est pleine d’ombres et de murmures J’ai de la lumière dans la tête

St Louis Blues Honeysuckle Rose

Wham ! Re-Bop-Boom-Bam Take the hit Yeah ! You’ve got it !

Quand il ouvrit le septième sceau il y eut dans le ciel un silence

d’environ une demi-heure et je vis les sept anges qui se tiennent devant Dieu, et sept

trompettes leur furent données4

Qui soulève la poussière sur ces planches Et conjure la douleur ?

Dieu est nègre dira-t-il

Du même désert, à la même nuit, toujours mes yeux las se

réveillent à l’étoile d’argent

Le paradis perdu dans l’arrière-salle

Où ils improvisent tous les lundis et mardis

Les vieux garages les cinémas de quartier

Où le parlant a remplacé le cinéma muet

Dans la lueur tremblante de l’écran de fortune

Cary Grant se couche au sol L’avion passe en rase-mottes

Le Duke au piano Ben Webster Johnny Hodges Jimmy Blanton

Des Stetsons penchés sur la lumière verte des billards Des filles tapinent dans la rue ou boivent des long drinks Perchées sur les hauts tabourets

Il est deux heures du matin La musique ne cesse pas Et le whisky dans les verres scintille comme de l’or en fusion Ondulez et frémissez avec vos peines de cœur II est tard Ouvrez toutes vos écoutilles Marylou porte un foulard en coton Et des bas en nylon Freddie Guy enchaîne des riffs à la guitare Moi ma maîtresse C’est la musique5

Du même désert, à la même nuit, toujours mes yeux las se réveillent à l’étoile d’argent

Take the A train Shoubedo bedo bedo yeah !

Ils avaient eu un boulot tout prêt en débarquant, mais à l’audition, le patron, au bout de quelques mesures de cette musique de Chicago, s’était mis à brailler : « Sortez-moi ces cloches d’ici, et plus vite que ça ! » Voilà comment sonnait le jazz aux oreilles en fer-blanc de Tin Pan Alley6

Ô Satin Doll ! Vos peaux satinées Vos poitrines opulentes Vos cheveux platinés À l’arrière des Yellow Cabs Dans les rames du Métro et sur la 52e Rue

Sèment sur la nuit des étoiles d’argent Mae West Jane Mansfield Greta Garbo Vos effigies peintes sur la carlingue des Forteresses volantes et des Liberators

Le premier sonna de la trompette

Et il y eut de la grêle et du feu mêlé de sang

Qui furent jetés sur la terre

Et le tiers de la terre fut brûlé

Et le tiers des arbres fut brûlé

Et toute l’herbe verte fut brûlée1

Du même désert, à la même nuit, toujours mes yeux las se réveillent à l’étoile d’argent

Demain le silence vivra

Demain l’innocence vivra

Demain tu danseras ô gisante ô mutilée

Sur les lèvres et dans les doigts en blanc et noir

Qui prennent leurs chorus à tour de rôle Et les flambeaux de la souffrance Seront soufflés par les trombones Et la section des cuivres

Demain viendront d’autres archanges Porteurs d’une éblouissante lumière Miles Davis John Coltrane et Charlie Parker

Le chant des deux, la marche des peuples ! Esclaves, ne maudissons pas la vie.8

Le second ange sonna de la trompette

Et quelque chose comme une grande montagne embrasée par le feu

Fut jeté dans la mer et le tiers de la mer devint du sang Et le tiers des créatures qui étaient dans la mer Et qui avaient vie mourut Et le tiers des navires périt9

Soleil cuivré montant dans le soir Ton sang ton acier sont rouge et noir Incendie allègre qui brasille Dans la vélocité des vents nègres

Le troisième ange sonna de la trompette

Et il tomba du ciel une grande étoile ardente comme un flambeau Et elle tomba sur le tiers des fleuves et sur les sources des eaux10

Brûlaison du soleil qui monte À l’infini vers un degré définitif Porté par la houle des contrebasses Et les lancinances du charleston

Le quatrième ange sonna de la trompette

Et le tiers du soleil fut frappé

Et le tiers de la lune

Et le tiers des étoiles

Afin que le tiers en fût obscurci

Et que le jour perdît un tiers de sa clarté et la nuit de même11

How High the moon Gonsalves, Ray Nance, Clark Terry et Willie Cook

Dans cette nuit transfigurée

L’éphémère est leur royaume

Les étoiles tremblent dans la fumée des cigarettes

La flamboyance est noire dans la nuit américaine

Que ce tempo me saccage les tempes J’attends l’aube sans y penser

Ils avaient la rage de vivre et une envie d’orage Où l’éclair du saxo trouait la rampe des acétylènes avec le tonnerre

ô Louis Bellson de ton solo de batterie

Arpège la misère et chante nos amours Mets-nous la tête à l’envers

Tu te noies à la mélancolie dans le bourbon que tu bois Et te récites ces vers de Goffîn dans ce bar américain Où fugacement tremble dans le miroir l’ombre de ton père Sa trompette aujourd’hui muette et sa collection de 78 tours

C’est ainsi que le ragtime naquit à bout portant sans bavure Et soudain on l’entendit dans les maisons closes De Biloxi

Il passa comme une comète dans le ghetto De Memphis à Beale Street

Puis sur la levée du Mississippi où l’on déchargeait des bananes

Il apparut comme un loup-garou dans le quartier de l’Entrecôte

Où King Oliver livra le mot de passe à l’ombre des magnolias

Maintenant le blues a colonisé l’Europe12

Du même désert, à la même nuit, toujours mes yeux las se réveillent à l’étoile d’argent

Où sont-elles toutes ces ombres qui resplendirent comme des fleurs dans le désert Poussière à la terre en-allée Lampes qui brûlent peut-être encore pour qui

Aujourd’hui que l’on voyage à la vitesse virtuelle de la lumière

J’entends chanter de l’autre côté de la mort

Votre rage ou votre joie de vivre Louis Duke

Bessie Smith Count Basie et Eroll Garner

Vos grands ensembles qui sonnaient clair

Dans le minuit des temps modernes

Comme le sifflet allègre des grands express à vapeur

Lancés à travers le continent à cent à l’heure

Le diamant de vos larmes resplendit dans la nuit noire

Où vos grands rires mordaient dans la vie à belles dents

Faut-il toujours que jeunesse s’en aille

Comme s’esquive au moment du point d’orgue

L’un après l’autre chaque musicien de l’orchestre

Mood Indigo les bleus au cœur le blues à l’âme

Sophisticated Lady fox-trot où l’on s’oublie

Rockin’in rhythm ou bien Fanfare

J’entends vos voix au fond des cales au fond des bars

Du même désert, à la même nuit, toujours mes yeux las se réveillent à l’étoile d’argent

Votre musique noire traversée par les anges

Tout au long de tant de nuits blanches

Met la vie en cendres dans la braise des cadences

Et l’ange que je voyais debout sur la mer et sur la terre Leva sa main droite vers le ciel13

Le silence vous prolonge

SCOLIES

  1. Arthur Rimbaud, vers extrait de Matin, dans : Une saison en enfer. Comme dans la musique de jazz, le poème est ici construit sur des variations à partir d’une phrase connue et des images récurrentes forment la structure à partir de laquelle des solis et des improvisations peuvent prendre leur essor.
  2. Rimbaud, Ibidem.
  3. Au début et à la fin de chacun de ses concerts, Ellington utilisait cette formule pour s’adresser au public. Cité par Andrew Homzy, in Duke Ellington and his famous orchestra, Coll. Compact-discs Milan, WEA 255 923-2, 1989.
  4. Apocalypse selon saint Jean.
  5. Duke Ellington, Music is my mistress. Éditions Doubleday & Company, New York, 1973.
  6. Milton Mezz Mezzrow, La Rage de vivre.
  7. Apocalypse selon saint Jean
  8. Arthur Rimbaud, Matin, dans : Une saison en enfer.
  9. Apocalypse selon saint Jean.
  10. Ibidem
  11. Ibidem.
  12. Robert Goffin.
  13. Apocalypse selon saint Jean.
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