Jadis, je fus un enfant. Je le crois du moins, ce qui en soi n’est pas si mal, puisque de toute façon le passé est incontrôlable – quoi qu’en pensent certains. Je portais déjà le même nom, et sur mon visage devaient sans doute sourdre ces traits sans grâce qui composèrent ensuite ma physionomie d’adulte, et qui se décomposent aujourd’hui. Ce nom, je le partageais bon gré mal gré avec les êtres qui formaient l’entité plus ou moins large et diversement appréciée d’une famille. Près de moi, il y avait ma sœur Rachel, de sept ans plus âgée que moi et qui, dès que j’eus l’âge de comprendre et de retenir ce qui se passait et se disait autour de moi, m’a toujours semblé préoccupée par la quête d’un mari – avant de le rencontrer, parce qu’elle craignait de n’en jamais trouver, et ensuite, quand il se perdait dans les bistrots de la ville parfois plusieurs jours durant. Rachel… tu n’étais pas superbe, mais enfin, tu étais ma sœur et j’aurais souhaité avoir un autre beau-frère que ce fainéant de Moïshe – regrets tardifs, tu m’excuseras. J’ai pourtant fait ce que j’ai pu…

Outre Rachel et moi-même, la famille Weinberger disposait encore de deux héritiers mâles. Je n’ai jamais rien eu à dire à Samuel, de cinq ans mon aîné : il était corps et âme – surtout de corps – dévoué au sport. Quand il ne faisait pas du kayak sur la rivière, il courait, il luttait, enfin n’importe quoi pour transpirer et pouvoir m’imposer sa tyrannie. Les seuls mots que je lui adressais, au grand désespoir de nos parents, étaient des suppliques quand il me tenait entre ses mains de brute, et des injures quand je m’estimais à l’abri – souvent suivies de suppliques par suite de mauvaise estimation des distances. Avner, lui, c’était tout différent. Malgré ses dix ans d’avance, il me traitait avec gentillesse, du moins quand il remarquait ma présence : c’était « notre » rabbin qui, pour ce faire, passait ses journées plongé dans des livres ou des prières. Quoique plus jeune que lui, Samuel l’avait vite dépassé en taille – horizontale et verticale -, mais il n’osa jamais porter la main sur lui. Chacun ses privilèges ; Samuel ne frappait pas Avner, mais ce dernier lui adressait encore moins la parole qu’à moi.

J’avais donc, pour m’entourer d’affection, un frère qui, le regard perdu dans ses visions, me donnait de saines leçons, un autre qui me persécutait pour mon salut physique, et une sœur qui me consolait ou me soignait en pleurnichant après son mari hypothétique ou fantomatique, selon la période.

Et bien sûr, pour gouverner et couronner le tout, il y avait ce couple indissoluble que formaient nos parents, Sarah et Avram Weinberger – indissoluble parce que le temps n’a pas son pareil pour entortiller des nœuds. Comme l’indique notre patronyme, le père de mon père avait été négociant en vins hongrois, et ses pères avant lui. Mais le mien avait rompu avec cette tradition parce qu’un de ses frères suffisait pour la maintenir, et que personne n’était là pour reprendre le commerce de bois de son beau-père. Avram Weinberger était un commerçant assez heureux, mais un père inquiet. Il savait que son aîné ne reprendrait pas les affaires, mais il ne pouvait s’en plaindre, puisque c’était pour l’Éternel, béni soit Son Nom, et qu’un rabbin dans la famille, ça ne se refusait pas. Mais il doutait de l’avenir de Samuel. Costaud et franc plus que de raison – je peux en témoigner pour avoir fait les frais de cette solide franchise plus qu’à mon tour -, par quelle aventure n’allait-il pas être tenté ? Et mon père redoutait par-dessus tout que Samuel fréquentât ces jeunes sionistes, parce qu’il avait trop le physique et la mentalité de l’emploi.

Quant à moi… mais n’anticipons pas sur les souffrances de mon père.

À ce point du récit, il me faut, par respect des règles du genre, évoquer l’autre pôle du couple parental. Ma mère. Elle était… que voulez-vous que je dise, sinon qu’elle était ma mère, et tout ce qui s’ensuit ? Belle, bien sûr. Elle s’occupait du ménage, de ses enfants. Elle se dépensait toute la semaine, et plus encore le vendredi, pour préparer notre jour de repos, le Shabbat. Je la voyais souvent s’affairer tant que j’ai très tôt douté de la véritable sainteté de ce jour. Il y a quelque chose de pourri dans ce royaume terrestre qui contredit la lettre même des Commandements et en interdit la parfaite observance, à moins que l’argent s’en mêle, ce qui n’est pas des plus orthodoxe. Car si le chiffre d’affaires de mon père suffisait à entretenir une femme et quatre enfants – dont un sportif –, il ne lui permettait pas d’engager une aide pour sa femme. Mes parents auraient dû avoir un enfant de moins, et comme j’étais le cadet, je préférais ne pas envisager cette solution. Rachel aidait ma mère, mais elle soupirait sans cesse et n’était pas d’une efficacité remarquable. Quant à moi, j’essayais parfois, mais il y a la tradition au-dessus des Commandements, et j’étais un homme. Et puis, à cet âge – qui dure parfois longtemps -, on n’a pas encore trop de scrupules envers autrui, et ce n’est que plus tard qu’on attrape des remords.

Mon père et ma mère formaient donc ce qu’on appelle un couple. La réalité dépend du sens que l’on donne à ce mot. Ils vivaient et dormaient ensemble, s’étaient mariés parce qu’il le fallait et pour la même raison avaient procréé – on n’imposait pas de nombre, pourvu qu’il soit élevé. Vous avez peut-être vu Un violon sur le toit. Je connais aujourd’hui des idiots diplômés qui essaient de démontrer que ce genre de récit est étranger à la vérité, parce qu’ils sont nés avec le Coca-Cola et Apollo. J’avais moins de sœurs que les enfants de Tevie, mon père n’était pas un Rothschild et chantait faux, mais mes parents s’adressaient encore moins la parole. Certaines questions ne les avaient jamais effleurés, et c’est tant pis pour nous et pour le monde, parce que cela n’aurait fait de tort à personne. Il y a des silences assassins, je le dis même si c’est une banalité, parce que quand vous connaissez la victime, rien n’est banal.

Quand je vois la somme de fatigue, d’ennuis et de peines que quatre enfants ont représentée pour ma mère, et ce dès l’instant de leur conception, je ne comprends pas qu’on puisse sérieusement prétendre que les enfants soient une bénédiction. Nous lui avons peut-être donné quelques joies – mais alors dans notre sommeil ou lors de nos absences —, et elle a évité de vivre seule avec un mari qui n’avait rien à lui dire et ne s’en cachait pas sous d’anodins propos qui font parfois croire que le bonheur peut exister ; mais de là à imaginer…

Votre serviteur, quant à lui, naquit au beau milieu d’une guerre, au mois de juin. Qu’il fût le cadet n’empêcha pas qu’on le prénomme Adam, comme si, à bout d’inspiration, ses parents avaient remonté le flux biblique en quête d’un nom et avaient dû s’arrêter à celui-là sous peine de devoir l’appeler Tohu-va-Bohu ou Bereshit, ce qui est un peu long et difficile à porter. J’aime bien mon prénom, il sent bon la terre même si la Pologne n’avait rien d’un paradis. C’est vrai, je ne vous l’ai pas encore dit : comme si la vie n’était pas assez difficile, nous vivions dans une bourgade polonaise insignifiante, peuplée pour un tiers de Juifs et pour deux tiers d’antisémites fades et sereins, sachant pour la plupart taire leurs nobles sentiments envers mes coreligionnaires par charité chrétienne et sens des affaires. J’exagère, tous n’étaient pas encore antisémites, nous avions même des amis chrétiens. Mais je dis ça en prévision…

Je ne crois pas avoir été un enfant trop difficile – je me suis rattrapé plus tard. J’étais bon élève. Cependant, cette absence de turbulence était en corrélation étroite avec un sentiment généralisé de profonde indifférence pour l’univers qui m’entourait et qui aurait dû être le mien. Je ne me confiais pas à mes proches et je ne cherchais pas leurs confidences. Quand ma sœur se mettait à geindre, je fuyais – à moins qu’elle fût en train de me soigner. Je n’avais pas d’amis et surtout, j’avais pour la religion un désintérêt complet, ce qui aurait pu inquiéter ma mère si elle en avait eu le temps, et qui ne contraria que légèrement mon père. Si Dieu existe, lui avais-je dit un jour du haut de mes dix ans, il n’a pas besoin que je me rende à la synagogue pour le prier. Et puis, avais-je ajouté, je trouve la plupart des Commandements inadaptés et qui plus est inapplicables – les autres, tels que « tu ne tueras point » ou « tu ne voleras point », tombaient tellement sous le sens qu’il me semblait inutile de les relier à un quelconque culte. J’ai toujours été très naïf, et j’ai longtemps cru que tout homme muni d’un minimum de bon sens ne pouvait qu’adhérer à cette morale résidant dans l’axiome qu’il ne faut pas faire à autrui ce que l’on ne voudrait pas qu’on nous fasse.

Il faut préciser encore que je jouissais d’une caractéristique peu répandue dans la société juive en Pologne, durant l’entre-deux-guerres. Mon père n’était ni riche ni pauvre, du moins avant 1935, et il négligeait les croyances. Je ne pense pas qu’il penchait pour l’assimilation. Qu’un de ses fils devienne rabbin ne lui déplaisait pas, et sans doute prenait-il ce fait comme une assurance de judaïsme suffisante pour sa famille ; assez donné. Par ailleurs, il était très soucieux dès qu’il s’agissait de nos études. Et très vite se posa pour lui le problème du choix d’une école. Pour Avner, ni choix ni problème : le heder, puis la yeshiva. Mais mon père ne tenait pas à ce que ses deux autres fils suivent cette voie scolaire et religieuse. Il trouvait les classes insalubres et les professeurs trop violents. Sans doute gardait-il au fond de lui le souvenir de quelque punition injuste, et il n’était pas du genre à se soulager de ses malheurs en les faisant subir à autrui. Mais où nous envoyer, Samuel et moi ? Les écoles financées et dirigées par le Bund lui semblaient trop à gauche ; le communisme représentait à ses yeux une menace plus grande encore que le sionisme. Celles du Tarbut émanaient en droite ligne de ce dernier mouvement. Celles de l’Agoudat Israël étaient trop orthodoxes, et les écoles privées coûtaient trop cher. C’est pourquoi il nous mit tous deux dans un établissement de l’État polonais, gratuit, dont les cours ne se donnaient que le matin. Les après-midi, Avner était supposé nous inculquer les bases nécessaires pour être de bons Juifs, ce qu’il ne fit que de manière ponctuelle, trop occupé qu’il était à œuvrer pour son propre judaïsme. Ce choix valut des critiques à notre père. Non seulement il livrait ses enfants à la conversion, mais de surcroît, il ne les avait même pas mis dans une école juive pour l’après-midi ! Il maintint cependant longtemps sa position, parce qu’il n’avait pas beaucoup de temps à y consacrer, parce que c’était la solution la plus économique et parce que, comme je l’ai dit, il faisait preuve d’une assez grande libéralité. J’avoue ne m’être pas plaint de cette décision. Tant qu’à refuser d’avoir des amis, autant que ce soit dans un milieu où personne ne serait tenté de se lier avec un Juif. De plus, ces après-midi libres étaient une bénédiction. Rêveur ou paresseux, je lisais beaucoup. Quand le temps le permettait, je partais loin dans les bois avec un livre, et ne revenais qu’à la tombée de la nuit. Samuel profitait aussi de cette liberté, mais d’une tout autre façon ; il passait tous ses temps libres à s’adonner au sport, et plus tard, à perfectionner ses connaissances en sionisme.

Comme on le verra, je ne profitai pas longtemps de cette liberté.

J’étais donc un enfant solitaire, rêveur, qui passait ses heures libres à flâner dans les bois de bouleaux qui font tellement polonais, au bord de la rivière. Quand j’entendais, en amont, les cris bien particuliers qui annonçaient que mon frère Samuel allait débouler avec ses amis, pagayant comme des forcenés sur des embarcations que le cours d’eau semblait refuser et vouloir rejeter à terre, je me cachais derrière un fût, et j’attendais que ça passe. Si je n’avais pas beaucoup de points communs avec mon frère, j’en avais moins encore avec ses amis. Je partageais les ressentiments de mon père à l’encontre des sionistes – ce qu’ils étaient pour la plupart -, mais pour d’autres raisons ; je ne me complaisais pas dans l’image du Juif martyr, craintif et chétif, redoutant toujours quelque pogrome. J’étais un enfant, et moi-même avant tout. J’avais quelques relations parmi les non-Juifs, de rares copains de classe, je n’étais pas religieux : je ne voyais donc pas l’intérêt de revendiquer haut et fort une judéité – comme on dit aujourd’hui – qui ne pouvait m’attirer que des ennuis. J’aspirais à pouvoir vivre tranquille dans l’endroit où je me trouvais, parce qu’un déménagement me semblait être une malédiction sans nom. Dans cette perspective, l’aventure sioniste et la revendication d’un État en Palestine, avec la nécessité que cela imposait d’aller y vivre, de devoir y lutter, toutes ces aspirations me semblaient invraisemblables – à la rigueur, un État juif en Pologne… mais que faire des Polonais ? Je redoutais les sionistes, car j’imaginais notre gouvernement exigeant de tous les Juifs confortablement installés dans la galout d’aller s’installer dans ce désert, ou toutes les nations en profitant pour se débarrasser enfin de nous. Aussi, dès que j’en eus l’âge, je dois confesser que j’essayai d’entraver par mes faibles moyens les projets palestiniens de mon frère, à défaut de pouvoir remonter plus haut dans la hiérarchie du mouvement. Sans le vouloir, il arriva que je fus d’un secours non négligeable pour mon père, ce qui eut le désagréable effet de me priver de la joie de ma réussite. Je n’ai rien d’un mouchard, et chacun pour soi. Sans omettre que cela ne contribua pas à me rendre plus sympathique aux yeux de Samuel, même s’il ne fut pas toujours au courant de mon activité et de ma responsabilité dans ses déboires. Il faut dire que, comme on le verra, j’avais alors d’excellentes raisons de lui en vouloir, et que, vis-à-vis de son sionisme, il n’avait que l’embarras du choix pour ses détracteurs. Mon père était contre par principe et parce qu’il fallait être fou pour aller vivre dans ce pays rempli d’Anglais et d’Arabes – pires que les Polonais chrétiens qu’au moins nous connaissions —, et tout recommencer à zéro. Qu’on nous ait interdit pendant des siècles de posséder des terres n’avait pas développé chez mon père la fibre agricole ; « Enfin, Shmuel (il trouvait ce diminutif gentil)… tu t’imagines, derrière une charrue ? ! » Et il se tapait le front en poussant un « oy » de dépit.

Ma mère était contre par principe et par tradition, parce que son mari y était opposé et qu’il était d’usage qu’une mère juive fasse des pieds et des mains pour garder ses garçons près d’elle. Rachel, quant à elle, ne s’en souciait pas, dans un premier temps parce que le sionisme ne lui donnerait pas un mari, et dès qu’elle fut mariée, parce que son mari se découvrit bien des défauts mais pas celui-là. Avner, qui ne pensait rien en dehors de la Torah et du Talmud, s’y opposait farouchement pour des motifs religieux que je trouvais alors incompréhensibles et, aujourd’hui, tragiques et ridicules : il ne fallait pas fonder d’État juif tant que le Messie ne serait pas là. Le Messie n’est pas venu, mais bien Hitler, et il faut admettre, malgré mon antipathie pour ce mouvement, que si le sionisme avait obtenu gain de cause plus tôt, les nazis auraient dû venir nous chercher plus loin, et nous les aurions accueillis comme il se doit. Quoi qu’il en soit, ne rêvons pas : même « si », je vous assure que quatre-vingts pour cent des Juifs seraient restés en Europe, par crainte d’investir leur avenir et leur passé dans un projet aussi abracadabrant. Et ce n’est d’ailleurs pas avec des si qu’on mettra Berlin en bouteille.

J’ai aussi eu la rougeole à trois ans, et d’autres maladies très ordinaires dans les statistiques mais très douloureuses quand on en est la cible, et le Messie n’est pas pour autant sorti de sa cachette. Alors…

Le Messie… en voilà une affaire, non ? Dans notre rue, il y avait un Moïshe dont le papa était très riche – pour rire, nous l’appelions Pharaon à cause de son fils – et qui avait eu la chance inouïe de faire le voyage à Rome, chez de lointains cousins. Tout le monde en parlait dans la communauté ; pensez, un Juif de chez nous dans la ville du Pape ! Et puis, il y avait cette légende qui prétendait que le Messie attendait aux portes de Rome. Avant qu’il parte – parce qu’à cette époque, la question m’intéressait à cause des autres, et surtout de mon frère rabbin -, j’avais chargé Moïshe d’enquêter discrètement. À son retour, je triomphais : j’avais eu raison. Le Messie n’y était pas. Je dis à Avner qu’il pouvait éliminer cet endroit de ses recherches – je ne le disais pas par malice, mais presque pour l’aider et lui faire gagner du temps – mais il se contenta de me passer la main dans les cheveux avec un regard très triste ou très religieux, c’est selon, en me disant que Moïshe n’avait pas eu les bons yeux. Je ne compris pas ce qu’il voulait dire, mais je crus moins encore à ces légendes messianiques.

Je m’égare. Je vous ai présenté ma famille. Comme on dit, j’ai planté le décor, parce qu’il faut respecter le lecteur et ne jamais supposer qu’il est assez malin pour comprendre tout seul.

Je suis pourtant loin d’avoir tout dit.

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