Café de France

Daniel Simon,

L’homme sort du souk, les bras tendus en fendant péniblement la foule. Il fait quelques pas et s’effondre face contre terre. James Stewart, en bon médecin, se rapproche. Il se penche vers l’homme qui lui chuchote quelques mots à l’oreille, un poignard au milieu du dos. D’une main délicate, Stewart efface le maquillage trop noir et trop gras du visage de la victime : les traits de Louis Bernard apparaissent alors. Le bon samaritain se relève, muet. Il était l’homme qui en savait trop.

Chaque halte à Marrakech me ramène imperceptiblement à cette séquence. Les villes que j’aime n’existent plus depuis longtemps que dans mon imagination. Restent le décor, le bruitage, les figurants. Peu à peu, je me suis fondu dans le grouillement sympathique et navrant des deuxièmes couteaux. J’accepte l’idée du doublage. Je me dis qu’il faut ce qu’il faut pour continuer à jouer et l’irréalité du plan procure le sentiment de ne pas être dupe. Ainsi, la djellaba blanche, le visage noirci au cirage, le couteau au manche recourbé enfoncé jusqu’à la garde et aucune trace de sang sur le dos de la victime alors que le rouge domine tout autour : la terre, les murs, le ciel. Marrakech est souveraine dans cette cascade d’illusions.

« En somme, ce qui m’intriguait dans cette scène, c’est probablement le dédain des badauds face au drame. Figurant, pas acteur. Oui, c’est ça qui me plaît : traverser l’image en grande indifférence », me dis-je en commandant un nouveau café noir. La terrasse du Café de France est bondée à cette heure de la soirée, chacun y retrouve ses habitudes, l’endroit le plus approprié pour observer les corps des passants qui se pressent dans la fumée de la place. J’en étais tout à mes rêveries hitchcockiennes lorsqu’un homme habillé d’un veston bien trop large pour son corps s’approche de moi. Il m’observe un court instant et se met à parler d’une voix chantante en tirant une chaise jusqu’à lui. Le ton de la psalmodie ne masque pas la pointe d’ironie.

« Les hommes courent sans cesse contre leur propre vent, tu verras, mon ami. Et ils défigurent dans les rires ce qui aurait pu devenir le visage qu’ils rêvaient de construire alors qu’ils étaient encore des enfants habitués aux caresses soyeuses des femmes qu’ils prenaient pour leur mère. Ils courent pour ne pas tomber, pour ralentir le moment de l’impact de la chute, ils courent pour s’habituer au vent qui leur souffle aux oreilles. Ils courent pour marchander le temps que prend leur effondrement, c’est pour cela qu’ils courent, mon ami, et pour quelques petites raisons qu’il ne nous appartient pas de croire, ni de moquer. Le cimetière est rempli de gens pressés et tu sais, mon ami, que le vent, là, prend tout son temps, il tournoie, rebondit d’une tombe à l’autre. Tu as vu sa joie à danser sur les tombes ? C’est la confidence des cimetières que le vent emporte, mon ami, le bruissement des corps qui s’échouent sur le sol dans le ralenti des tissus qui se froissent, c’est ça que nous dit le vent, ici, sous le soleil de la place ou chez toi, dans ton pays, où la pluie rend le vent plus lourd, plus malhabile, plus grossier et plus détestable. Mais c’est le même vent, la même course des hommes contre le temps de la halte, le même effroi devant le chemin qui s’est ouvert un jour, un court instant où ils l’ont entrevu, puis s’est refermé, assombri. C’est ça que tu cherches, mon ami ? Le sens du vent ? Ou des raisons de marcher encore et encore en hâtant le pas. T’inquiète, mon ami, tu y arriveras, tu lui toucheras bien un jour le bout de la queue au vent qui t’empêche d’avancer… Patience, mon ami. » Le vieil homme vient à peine de terminer qu’il tend la main avec un clin d’œil complice, l’air de dire « Si tu voulais, je te dirais autre chose, mon ami, le contraire si tu veux, ou quelque chose de plus triste, de plus désespéré, comme tu veux. C’est toi qui écoutes, et c’est moi qui parle… » Je lui tends quelques dirhams en le remerciant de ses conseils. Il commande d’emblée un café pour moi et un thé pour lui. « Nous sommes sous la protection de la Koutoubia, mon ami, la Koutoubia qui veille sur les morts face au marché des vivants, c’est une borne sacrée plantée dans le grouillement des hommes aux portes du désert. Tu sais, la place Jemaa-el-Fna abrite depuis si longtemps la volupté des menteurs, des conteurs et des arracheurs de dents qu’il ne faut croire qu’à moitié ceux qui te diront y avoir entendu ou vu ce que nulle part ailleurs ils n’avaient encore qu’entr’aperçu. » Le sourire malicieux du vieillard en dit long sur son plaisir, et il ajoute : « Et ça, c’est gratuit, mon ami. Merci, le thé était excellent… » Il allait se lever quand je lui pris le bras et lui montrai la place où les lampes à acétylène des petits restos de fortune attirent le chaland. « C’est par là qu’il est venu ? Vous savez, Louis Bernard, l’espion assassiné dans le film de Hitchcock ? Ici, à Marrakech… » L’homme me regarde maintenant sous le nez, comme si je l’avais insulté. Il me prend par la main et m’entraîne vers la place. Je tends une coupure au garçon qui m’arrête déjà à la sortie comme si c’était moi l’assassin. Je suis péniblement le bonhomme qui n’a pas lâché ma manche, et nous marchons main dans la main, « comme deux enfants perdus qui descendent des montagnes… » me dis-je en sentant le regard appuyé des touristes sur ce couple étrange qui avance d’un pas rapide vers le centre de la place.

« Regarde bien et cherche l’assassin, mon ami… D’où pouvait-il venir ? C’est ça que tu veux savoir, c’est ça ? Et ton Louis Bernard, qu’est-ce qu’il faisait ici, occupé à mourir devant la caméra ? Tu veux vraiment savoir ce qu’il faisait là, c’est tellement important pour toi ? » Sa voix se fait plus agressive tout à coup, son regard plus pénétrant, sa main plus pressante sur mon bras.

Soudain, il s’arrête net, me lâche et désigne la place d’un geste furtif. Comme s’il était excédé, fatigué de devoir répondre à cet étranger qui ne voit dans « sa place » qu’un décor célèbre. « C’est ici, Monsieur, ici que se rassemblent les enfants aux pieds nus et les petites prostituées, les femmes enfermées dans le drapé sombre des voiles, les guérisseurs venus du désert avec des sacs chargés d’herbes et d’onguents, ceux qui soignent autant les hommes que les animaux, c’est ici que le chant du muezzin tombe jusqu’au cœur du voyageur, ici que les touristes rient avec ceux qui viendront leur arracher quelques pièces, comme moi, Monsieur, c’est ça, comme moi, ici que tout se fait et se défait au gré des aubaines, ici que tu te feras plumer quand nous le déciderons, et ces entourloupes, comme vous dites, ces entourloupes te berceront encore longtemps après ton départ. Tu ris ? Alors, ris… Ici, c’est le temps qui refuse de courir, c’est le temps des mendiants qui glisse lentement vers le temps des roublards et des menteurs. Ici, c’est le temps de Jemaa-el-Fna et ça, c’est la seule chose que je sache. Et je ne connais ni Louis Bernard, ni Hitchcock, ni aucun de ceux qui viennent semer leurs histoires chez nous, au pays des menteurs. Nous nous suffisons, Monsieur, nous n’avons pas besoin de vous pour ça ! »

L’homme semble réellement hors de lui. Il me reprend le bras et je le suis tant bien que mal à travers les dédales des souks. L’air est rare et odorant. La lumière s’infiltre à travers les dais de joncs qui protègent les ruelles de la médina du grand soleil. « Il est peut-être sorti de là ? Ou de là ? Qui sait ? Ici tout est possible, on te vend le même poignard, toujours le même, ancien, très ancien, rare, mon ami, pas cher, une affaire… Non ? Bien, on continue… » Et il accélère encore, c’en est trop. « Vous êtes fou, ou quoi ? Qu’est-ce qui vous prend ? Qu’est-ce que vous avez à courir comme ça ? » Mon compagnon me regarde en chassant les mouches qui tournoient autour de son visage sombre. « Rien n’est fini, mon ami, rien. Et le film de votre monsieur Hitchcock n’est pas terminé, lui non plus. Depuis des dizaines d’années, nous répétons la scène, entrée, coup de couteau, sortie. Ou : entrée, merci cher monsieur, courbette, sortie. On a le choix : poignard ou courbette. Et la scène continue. Inch Allah, jusqu’à la fin des temps. Comment dites-vous ? Ah oui, le générique. On attend le générique, cher Monsieur, mais il est long à venir, si long. Alors, on répète la scène… » Je l’écoute en silence, et les gens se rassemblent autour de nous. Ils rient, parlent bas, des mains se frôlent, des regards se croisent. Je sens que quelque chose se joue autour de moi, et je m’éloigne lentement du petit groupe qui continue son manège. L’homme m’observe et me lance : « Vous voyez. Ils ne m’oublient pas, eux, ils savent que mes mensonges sont de première qualité, ils connaissent mes vertus ! » Et il replonge dans le brouhaha en me souriant en coin. Je m’éloigne un peu plus et je reprends le chemin vers la sortie de ce dédale assourdissant.

À peine dehors, le soleil me prend en pleine face. Paralysé un court instant, je ferme les yeux et, dans cette bulle de solitude chavirée de sang noir, j’entends une voix qui me souffle à l’oreille : « Voilà, Monsieur, c’était ici et c’était moi qui donnais le coup fatal à Monsieur Gélin, l’acteur qui jouait votre Louis Bernard. C’est moi qui frappais, dans la foule, en secret, et je devais m’enfuir. Et on me voyait courir dans la médina et j’allais devenir célèbre, ici, chez vous, partout ! Et je connaissais mon rôle, mon ami, je le connaissais parfaitement. Mais aujourd’hui, c’est trop tard, je suis trop vieux pour refaire la scène, trop fatigué pour encore courir dans la médina. C’est pour les jeunes qui cherchent à dépasser le vent, mon ami, je te l’ai dit. »

J’ouvre lentement les yeux, il est tout souriant, presque détendu. « Je suis un raconteur d’histoires, mon ami, un menteur qu’on réclame, une histoire qui enfle chaque jour et chaque nuit je me défais pour ceux qui veulent m’écouter. Voilà, c’est tout. Ah oui, Monsieur Hitchcock ? Il a coupé la scène. Terminée ma carrière. C’est là qu’il m’a dit qu’il en avait changé le sens. Là, au Café de France. »

Nous nous sommes mis à marcher jusqu’à la terrasse, sans un mot, et j’ai commandé un café noir et un thé à la menthe.

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