Le souffle des rayons

Jean-Daniel Baltassat,

Ils étaient nus tous les deux, adossés aux oreillers. Lui à droite du lit, elle à gauche. À deux mètres de la couette, l’image du peloton vue d’hélicoptère s’agitait dans la télé. Elle lui demanda combien temps il restait avant que la caravane traverse le village. Un bon quart d’heure à son avis. Un peu moins si les échappés tenaient leur allure. Au train où ils allaient, rien de moins sûr. Elle voulut aussi savoir combien de temps avant l’arrivée. Elle dit : La finish line ?

Aucune idée. Il fallait d’abord franchir le col des Aravis. Ce n’était pas le top du top comme col, mais quand même. La raison de toutes ces questions, il s’en doutait. Qu’aujourd’hui ne serait pas un jour ordinaire, il l’avait aussi prévu. Ce qu’il n’avait pas prévu, c’était elle.

Trois semaines plus tôt, il s’était rendu compte que la route du Tour passerait par son village. L’envie de regarder ce moment-là à la télé lui était venue. Pourtant, il n’aimait pas son village

(ne l’avait jamais aimé, vraiment jamais, et depuis la première fois où il y avait ouvert les yeux sur le monde)

et n’y avait pas remis les pieds depuis des années et des années. Quinze ou vingt. Assez pour oublier à quoi ce trou pouvait ressembler. Ainsi va le pouvoir de la mémoire de se faire si floue et flottante que tout un pan de votre passé se désincarne comme une brume sur la grisaille d’un lac. Pourtant là, d’un coup, l’envie l’avait tenaillé. Il en avait même rêvé. Revoir la rue, les murs, l’école, la place, le café, au moins depuis les caméras qui suivraient le peloton

(probable qu’on n’allait rien reconnaître et, si ça se trouve, tu vas voir qu’il ne reste plus rien debout)

une occasion qui ne se représenterait pas de sitôt. Il s’y était préparé, réservant un jour de RTT, et voilà, ce matin le soleil s’était levé sur une belle journée de juillet normalement chaude. Un goût de vacances dès le café et les tartines. Le départ de l’étape était programmé à onze heures. Même si le peloton s’offrait une moyenne de fusée, la traversée du village n’aurait pas lieu avant quinze heures trente, autant en profiter pour traîner dans le quartier, faire deux ou trois courses

(il suffit de voir la lumière et les ombres du matin sur un trottoir pour se rendre compte que la vie est faite d’autre chose que de l’habitude des jours)

et c’est ainsi qu’elle était apparue devant lui. Une fille comme on voyait dans les beaux jours, légère et longiligne, étroite, les cheveux noirs de nuit jusqu’aux fesses qu’elle avait serrées dans un short d’où sortaient deux jambes d’une pâleur de lait qui se croisaient comme si de rien n’était quoiqu’à chaque enjambée ses genoux se frôlent, se heurtent,

(une caresse ou un choc, l’ombre portée du matin ne le dit pas, elle donne plutôt l’illusion d’un battement d’ailes silencieuses)

leurs courbes intérieures pareilles aux pointes angulaires d’un X géant s’élançant sans fin l’une vers l’autre sans que la fille en paraisse le moins du monde handicapée. On avait l’impression d’entendre la peau toucher la peau. Mais non. Elle allait d’un pas tranquille, régulier. Une fille pas pressée. Pas intéressée non plus par son reflet dans les vitrines, plutôt curieuse des menues aventures de la rue, allant de ce pas aérien, répétant l’entrechoc de son genu valgum parfait, d’une grâce fascinante et sans la moindre rougeur de la peau

(peut-être le tissu d’un pantalon eût mieux témoigné du contact invisible, enregistrant par une marque d’usure la trace de l’infinitésimale friction à l’attache des ligaments collatéraux latéraux, comme on dit dans les bouquins de médecine)

et sans même réfléchir il s’était retrouvé en train de la suivre à cinq ou six pas de distance, parfois même autorisant un passant à s’intercaler avant de reprendre sa place, subjugué. Ça pendant une demi-heure. Et plus ils allaient, plus il lui semblait que la merveille de ce mouvement

(la main vous démange, on sait que c’est impossible mais on aurait envie de la glisser là, sentir dans sa propre paume le souffle de l’effleurement)

relevait du miracle, engendrait une attirance quasi électrique. Comme si à chacun des pas accomplis la caresse de ces genoux rechargeait l’air d’une tension croissante, pour ainsi dire à la manière d’une dynamo diffusant son champ magnétique par la friction de ses pôles opposés, aussi d’un carrefour à l’autre ils se retrouvèrent sous les frondaisons d’un jardin encore peu fréquenté sinon par des mères, ici et là au bord des bassins, surveillant les cris inévitables de leur marmaille.

C’est peut-être l’effet de l’ombre qui le réveilla, lui rappelant le grand but de ce jour. Un coup d’œil sur sa montre suffit à le rassurer. On atteignait à peine l’heure du départ de l’étape. On avait encore tout son temps, trois bonnes heures au moins. Cependant, ce peu de réflexion suffit à briser l’effet magique de la dynamo. La conscience lui vint que cela n’avait pas grand sens de suivre ces jambes laiteuses qui continuaient leur va-et-vient. Elles allaient le faire longtemps encore, plus longtemps qu’on ne saurait les suivre et regarder, d’ailleurs et pourquoi et jusqu’où ? Il était temps de s’en détacher

(on s’imagine un instant comme un oiseau qui s’incline sur une aile, entame une longue courbe d’adieu tandis que le paysage tant aimé s’éloigne, s’amenuise et se contracte, prend déjà la taille d’un souvenir)

quoique l’on soit devenu curieux de voir à quoi cette fille ressemblait vue de face

(en même temps on craint de savoir, à quoi bon savoir, pourquoi ne pas rester avec l’énigme, comme autrefois ceux qui ne voulaient rien savoir de l’apparence des déesses)

mais à peine eut-il commencé à ralentir, à décrocher, hésitant encore sur sa volonté, qu’elle, comme douée d’un sixième ou vingtième sens, elle en fit autant, quasiment s’arrêtant pour lui faire face. Et voilà. Une fille ordinaire comme on en a vu pas mal. Des traits plutôt anguleux, bien en accord avec la géométrie de sa personne, la bouche souriante. Elle laissa la surprise faire son effet avant de demander s’il la suivait

(elle dit tu me suis, on se tutoie dès le premier mot et avec certaines personnes, c’est comme si l’on vous appuyait sur le cœur avec la langue)

sans montrer que cette possibilité pût lui déplaire, goûtant le sel de son embarras, son impossibilité de répondre que oui, évidemment il la suit et elle pouvait bien se douter pourquoi. Donc il marmonna, entretint un flou rougissant, est-ce que dans la vie on sait toujours où l’on va et pourquoi ? Elle en convint, toujours rieuse, mais bon, quand on suit une fille, on sait qu’on suit une fille et pourquoi, on le sait souvent aussi. Il admit que c’était vrai, qu’elle avait des cheveux qui le faisaient rêver, une couleur splendide et si immenses. Elle en fut surprise, ce compliment lui plaisait, elle ramassa ses cheveux comme autrefois les femmes liaient les bottes de paille dans les champs, les fit glisser par-dessus son épaule pour s’en couvrir la poitrine

(il est des gestes que l’on voudrait pouvoir faire soi-même mais on n’est pas dans le bon corps pour les accomplir)

et voilà comment ils parvinrent côte à côte à l’autre extrémité du jardin. Ce fut plus tard qu’elle lui avoua être une blonde naturelle mais, dit-elle alors, toutes les filles aujourd’hui, de sept à soixante-dix-sept ans, veulent être blondes, c’est l’horreur. Comment ils parvinrent chez lui, ce fut un simple miracle.

Sortant du jardin, il n’était plus fasciné par l’imperceptible frôlement du genu valgum, sa conscience était plus claire, il put sans embarras annoncer l’événement de sa journée : dans moins de deux heures maintenant, la caravane du Tour allait traverser son village, un village où il était né

(et pendant que les mots vous sortent de la bouche, contre toute attente les odeurs du passé vous reviennent à l’esprit, celles des mois de brouillard d’abord, ces ténèbres de jours sans jour qu’il fallait fuir à tire-d’aile)

et qu’il avait abandonné pour toujours, pourtant il ne voulait pas rater ça. Elle l’écoutait avec une parfaite attention, hochant la tête en signe de compréhension, en accord avec la suite logique des choses. Si bien que la proposition vint aussi naturellement que la blondeur de ses cheveux, si tu veux, a-t-il dit, on peut regarder ça ensemble chez moi. Pourquoi pas, a-t-elle répondu. Ils en ont ri, c’était une fille qui n’avait pas froid aux yeux. Bien que sur le fond des choses, ce qu’elle pouvait penser, on ne savait pas encore le percevoir

(les ombres du trottoir sont devenues bien différentes de celles du matin, étroites et dures, des lames au bord des murs et des semelles de chaussures, comme si elles cherchaient à s’enfoncer loin de nous sous le macadam)

si jamais on devait y parvenir. Par chance il n’habitait pas une sordide caverne de célibataire, au contraire des murs clairs, des signes de bon goût, un ordre acceptable. Dans la télé le peloton menait son train, vitesse de croisière et cadors à l’abri des esclaves, une échappée de sans-grade tentant sa chance avant la pente des Aravis, se prenant le vent sans trop de malhonnêteté, quatre minutes et des miettes d’avance. On pouvait parier sur trois bons quarts d’heure avant d’apercevoir le village quand elle lui demanda si elle pouvait utiliser la salle de bains

(un corps inconnu dans un espace trop connu et le vol de l’oiseau s’éloigne si loin du sol que les couleurs des maillots sur le ruban sombre de la route disparaissent dans l’immensité des formes hors d’atteinte)

et après que la douche eut coulé elle en ressortit nue. Qu’elle fût blonde de nature, il en restait un mince témoignage, une fumée échappée au rebond du pubis ainsi qu’un silence à l’entrée d’une combe. Pour le reste, en maints endroits, poignets, nuque, hanches, creux des reins ou lisière des aréoles, un fin duvet doré capturant la lumière aussi bien que la poussière des rues à la fin des jours de canicule. La magie de ses genoux, elle la lui laissa approcher tout son soûl

(dans la soie intérieure de l’effleurement, et tout entier et pas seulement de la paume)

en suivre la mécanique de dynamo tandis qu’elle s’amusait à pédaler en l’air, se moquant de ceux qu’on voyait sur l’écran, autrement plus sérieux et à leur affaire dans le coup de jarret, et le temps ayant passé comme on le pense

(la rue, l’école, la place, la scierie et ces recoins détrempés par les hivers sans fin, la fureur de la mémoire on se rend compte ne les a pas si bien dissous que l’effleurement d’une peau ne puisse en ranimer l’image)

le peloton avait rejoint les échappés trahis par l’habituelle mésentente des sans-grade, il ne formait plus qu’une masse de roues tournoyantes, de stridulations solaires déchiquetées par les milliers de rayons activés en grands braquets

(ainsi que les oiseaux de haut vol adoucissant la courbe qui leur fait abandonner le ciel pour la terre et dans leurs yeux rapproche les choses entre elles)

comme sans effort semblait-il dans ces plans très larges vus d’hélicoptère où la chenille des coureurs file entre les pentes, les maisons et l’hystérie des admirateurs

(contre toute attente revient cette jubilation lointaine, cette première et unique fois où le peloton avait filé à travers le village, on était accroupi devant la scierie, la poussière de la sciure recouvrait la route, ils étaient passés dans un souffle, trop vite, trop vite pour que les yeux les retiennent)

qui n’aidait pas à reconnaître ce qu’on avait vu et revu des années durant au ras du sol

(mais le souffle des milliers de rayons moulinant le soleil on l’avait reçu en pleine figure, soutenu par le chant chuintant des chaînes sur les pignons)

et si la fille avait alors demandé si ce n’était pas ça son village, ces maisons qu’on voyait là en haut d’une courbe, la rue, la place, les murs, les toits minuscules, il en aurait douté

(et ce souffle et ce chant, on se souvient qu’ils ne nous ont jamais abandonnés, comme s’ils portaient l’écho d’une issue au rien des jours vers laquelle pédalaient les coureurs, brûlant de toutes leurs forces leurs jambes, mollets, genoux et cuisses, jusqu’à n’être plus que des fantômes)

alors que la caméra de la moto glissait en vitesse sur le panneau jaune annonçant la déviation, le rond-point tout neuf avec sa pyramide de terreau planté de frais que la coulée de la caravane contournait à toute hâte, fuyant le village disparu avant même de l’approcher

(pendant quelques années encore, en novembre, mars ou même avril, à la saison des brumes et des pluies éternelles, on revenait s’accroupir devant la scierie pour fermer les yeux)

filant déjà vers la finish line, comme elle aurait dit, glissant ses paumes entre ses genoux, là où le souffle de l’effleurement du genu valgum muait sa chair en soie

(se souvenir de la trace laissée dans la sciure par les pneus du peloton venait de nouveau le souffle des rayons et le chant des pignons)

ainsi que la solitude engendre les rêves.

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