Felix qui potuit cognoscere rerum causas

Chantal Boedts,

Parfois, quand ils avaient des congés, tel un vol de gerfauts hors du charnier natal, les vacanciers anonymes traversaient les champs de blé couchés, au-delà du cordon impassible de la frontière.

Ils embarquaient le plus souvent dans de grandes familiales, après une nuit fébrile à choisir avec parcimonie le contenu de leurs bagages. Ainsi dans les débuts d’aurores, les enfants endormis se laissaient glisser comme des petits sacs de sable aux paupières lourdes sur les sièges en similicuir d’une GS moka, d’une CX bleue aux reflets de métal. Les derniers kilomètres du côté de Quiévrain, le long d’une espèce de gazoduc, ou la forêt si dense qui précède Charleville-Mézières, quand ce n’était pas les parents qui chuchotaient : « Cette fois-ci on passe par le Luxembourg ou la Champagne. »

Parfois.

Parfois, ils visitaient des cathédrales, des châteaux qui se miraient dans des douves, parfois ils se dressaient comme une colonie de pingouins, entre les granits roses, les couchers de soleils étales sur la baie de Saint-Malo. Il n’est guère d’endroits qu’ils n’aient visités, comme si le passage du petit pays vers le grand pays était une solution possible à l’intranquillité, aux interrogations et aux doutes sur leur identité, parfois.

De cette sorte de rituel migratoire provisoire se dégageait comme un sentiment de liberté utopique qui confinait à une religion. Un trouble devant les nids d’aigles cathares, les fortins défensifs de Vauban, une sorte de confrontation avec l’histoire qui se prolongeait dans les édifices et les paysages.

Parfois les haltes se composaient de quelques jours chez une vieille tante esseulée, du côté d’Aix-en-Provence, Aniane en Languedoc, parfois plus près, à Senlis. Les paupières fermées des enfants s’ouvraient à hauteur de Montélimar dans un vacarme de criquets, pressés, après une nuit engourdie, de tester ces fameuses toilettes à la française, accroupis, tendus pour ne pas manquer le trou…

Les enfants partageaient les souvenirs mais les rêves étaient disséminés, éparpillés le long des routes. Tel avait été vivement impressionné par la visite du château de Loches, dans les abysses des remparts calcareux, l’œil souvenir avait retenu les échos de la geôle destinée aux cardinaux rebelles et scandaleux, la fille aînée se souviendrait longtemps d’avoir rêvassé autour de ce geste de la Pompadour tentant de reconquérir Louis XV ; un essaimage de roses en biscuit de Sèvre dans la cour du château de Celles ; la dernière quand viendrait l’heure d’accoucher de sa première fille, une bergerie dans l’Aude dans laquelle les brebis mettaient bas les agneaux de printemps en déchirant la nuit.

Pays des contes cruels, des favorites, des druides, des hérétiques et des sorcières, pays de légèreté, de rudesse et de complots, pays de liberté, pays sanglant, pays du vin et de la chair, pays de monastères et de prières, pays fier de lui-même…

Chaque année en boucle reviendraient ces éclats du passé, au moment où l’adulte se prépare à migrer. Presque invariablement la télévision, la radio, lui transmettraient comme un code inconscient, France = vacances = roue libre…

Un air de Fauré qui se promènerait comme une chanson opportune, la poésie des accents, une barcarolle, une couleur qui rappellerait un peintre qui rappellerait une odeur…

Il y a comme une correspondance intime qui s’établit entre le Belge et la France, qui passe par les mots, les mots posés, les mots ordonnés par la grammaire, ces mots gémellaires qui se bousculent sans passer par un traducteur.

Parfois le destinateur est une sorte de buvard du destinataire, une empreinte…

Que de fois le Belge, pour être compris, ne se met pas en tête d’écrire en français, comme s’il n’était pas lui-même, comme si le destinataire invisible de ses divagations était une sorte de Gaulois intemporel qui aurait à la fois collecté les monuments et sites de Prosper Mérimée, les romans de cape et d’épée à la Dumas, l’étalement Hugolien et la conscience politique Zolienne…

Ainsi donc se pose la question aujourd’hui : émergé du passé, brassé dans ses contradictions de pays colonialiste et régicide, paré d’un maillot tricolore et d’une équipe multiculturelle, qu’est-ce qu’un Français ? In fine, qu’est-ce qu’un Belge, ce transfuge, ce bâtard, cet homme discret et caméléon qui n’a jamais ressenti dans sa chair cette notion d’appartenance et qui se voit soudain au pied du mur, contraint de se définir sous peine d’imploser !

Parfois, les quartiers chauds, les cris, les sirènes, les villes portuaires, les villes dépôts, les villes cargos, les villes qui ne sont pas en vacances, les villes où l’on ne dort que d’un œil, les bourgs où l’on se lève du pied gauche, les villages qui font front dans la tempête, les aires d’autoroutes, les péages, les ponts suspendus, les couloirs aériens, les émigrants qui cueillent les cœurs-de-pigeon parqués dans les cabanons, les Pakistanais dans les vignes, les Africaines aux caisses chez Leroy-Merlin, les journalistes de RFI, c’est ça la France, aussi, parfois…

Il se souvient, au bord de la route, de petites fontaines claires où le soleil envoyait des signaux indéchiffrables sauf pour les oiseaux. Mais il était ce jour-là très préoccupé et son regard était captif d’un autre paysage intérieur :

Nous nous trouvâmes dans les nuages, doublement désagréables cette fois, parce qu’ils masquaient la vue et retombaient en brouillard humide. Mais lorsqu’ils se déchirèrent çà et là et qu’ils nous laissèrent voir, entouré de cadres flottants, en images soudaines et changeantes, un monde brillant, magnifique, illuminé par le soleil, nous ne regrettâmes plus ces accidents. Car c’était un spectacle que nous n’avions jamais vu et que nous ne reverrions jamais. Et nous restâmes là longtemps dans cette position assez incommode, pour saisir, à travers les déchirures et les fentes des masses de nuages sans cesse en mouvement, un petit lambeau de terre ensoleillé, un mince rivage, un bout de lac.

Goethe, Journal, 18 juin 1775

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