Au tour et alentour de France

Marc Wilmet,

André Tillieu, « l’ami belge » de Georges Brassens, m’a rapporté une anecdote qu’il tenait de Louis Nucera, l’excellent auteur du Roi René. La passion du cyclisme (1976) et de Mes rayons de soleil (1987), mort à vélo comme Molière en scène. La voici telle quelle. Avant la première guerre mondiale, Proust assistait régulièrement aux rencontres du Vélodrome Buffalo de Paris. Le dandy des Plaisirs et les Jours, le traducteur de Ruskin appréciait en particulier l’élégant Lucien Mazan, dit Petit-Breton, détenteur depuis 1905 du record de l’heure. Au point de solliciter un autographe. Que le coureur libella, olympien : « À mon admirateur, Marcel Proust. » Relativité des gloires humaines…

Il arrive que des universitaires aussi ressentent la « passion du cyclisme ». De très savants collègues et confrères (Jacques, Carl, Gilles, André, Claude, Pol, Leo, Jean-Baptiste… : ils se reconnaîtront) m’ont souvent accompagné hors de nos circuits habituels.

D’où me vient ce goût ? Vraisemblablement de mon père. La petite histoire familiale conte que, gamin de seize ans juché sur une lourde machine, il n’avait pas lâché d’un pneu, par les monts et les vaux de Châtelet à Namur — le « plat pays » n’était pas le sien —, le sillage du champion Adelin Benoît (vainqueur, tout de même, de quatre étapes du Tour et d’un Bordeaux-Paris), qui essaya vainement de le décramponner et, beau joueur, se serait ensuite offert à l’équiper et à le patronner. Qu’en est-il sorti ? Je l’ignore. Un contemporain m’a confié bien plus tard mezza voce que « Martial préférait courir les filles ». Au moins ai-je approché grâce à lui d’anciens professionnels, les Masson, les Jomaux, le Jumétois Éloi Meulenberg, un Émile Hardy émigré à Bruxelles, autant de vétérans étonnamment modestes malgré leur palmarès, mécaniciens, cafetiers, plafonneurs, cisailleurs, marchands forains ou des quatre saisons, évoquant entre eux mille souvenirs épiques dont mes oreilles d’enfant ne perdaient aucune miette.

J’ai découvert le Tour de France en 1947. Le poste débitait des patronymes déjà notoires ou encore inconnus : les Français Lapébie, Vietto (célèbre pour avoir jadis sacrifié ses chances de victoire en remontant le Portet d’Aspet afin de tendre sa propre roue à son leader accidenté, Antonin Magne), Teisseire, Fachleitner, Lazaridès (les frères Apo et Lucien, « l’enfant grec »), Géminiani (« grand fusil »)… ; le Suisse Ferdi Kübler (« l’aigle d’Adliswil »), les Belges Brik Schotte (« l’homme de fer »), Raymond Impanis (« le boulanger de Berg ») — longtemps le plus cher à mon cœur, brusquement serré le 1er janvier 2011 à l’annonce de son décès… Cette année-là, le Breton chafouin Jean Robic (« tête de cuir ») emporterait la palme sans avoir revêtu le maillot jaune et son adversaire malheureux, Pierre Brambilla, destitué ou désarçonné le dernier jour, lors de l’ultime épreuve, enterrera de rage sa monture dans le jardin.

En 1948, j’ai vu à Binche Gino Bartali (« Gino le pieux ») se dresser parmi quarante rescapés et observer de l’œil du chasseur une échappée à l’approche de la frontière française et de Roubaix.

1949, 1950, 1951, 1952, 1953, 1954, 1955… Ai-je manqué la moindre échéance ? Je ne pense pas. Il fallait pourtant une certaine abnégation au catéchumène en chambre. Branché des après-midi entières sur l’I.N.R. dans l’attente de la cérémonie sportive. Obligé de subir l’interminable litanie des thés dansants de l’Hôtel Métropole avec l’espoir, à chaque fin de morceau, du message salvateur : « Nous vous mettons en communication avec la route du Tour », puis le « Allô allô, chers auditeurs » de Luc Varenne. Heureusement, Radio Luxembourg offrait le midi un apéritif de la Grande Boucle, que le pionnier Alex Virot suivait à moto (il devait se tuer un funeste 14 juillet) et que commentait approximativement André Bourillon (avisant le long d’une route flamande le panneau werken, il avait lancé : « Nous traversons le petit village de Verkan »). Dans le journal du lendemain, les actualités de la semaine retraçaient les travaux des « géants de la route », successivement Coppi, Koblet, Bobet (Jean, le cadet de Louison, consacrera une thèse demeurée classique à l’argot des pelotons : la « sorcière », la « fringale », une « bordure », un « bon de sortie », les « gros bras », les « mains aux cocottes », les « juges de paix », le « grupetto », les « gregarii », « mettre tout à gauche » ou « tout à droite », « avoir la pancarte », « le moral dans les chaussettes », « monter en danseuse », « compter les pavés », « pédaler avec les oreilles », « sucer les roues »…), le madré Anquetil flanqué de l’éternel second Poulidor (de nom propre devenu nom commun)…, jusqu’à ce que la télé, ô miracle, diffuse quotidiennement des images de plus en plus raffinées, les gladiateurs désormais casqués à l’antique, laocoons délivrés des boyaux encerclant leurs épaules, jockeys légers, libérés des manettes de dérailleur au cadre et des courroies de cale-pieds. Gimondi, Aimar, Pingeon, Janssen… préparaient l’ère du « cannibale », Eddy Merckx. Le décor de la France, de ses parcs, de ses cathédrales, de ses châteaux sublimait le spectacle (si vous me suspectez de chauvinisme, comparez aux mornes processions de la Vuelta ou — pardon — du Giro). Présent au bord de la route à Colombey-les-Deux-Églises, De Gaulle en personne imprimait le sceau de l’Histoire. La geste se nourrissait de sprints acrobatiques, de descentes à tombeau ouvert, de chutes terribles (l’infortuné Fabio Casartelli couché au milieu d’une flaque de sang près de sa bicyclette désarticulée…), de montées à la limite des forces ; et du drame vécu en direct de Tom Simpson zigzaguant dans les virages du Ventoux et s’effondrant là où une stèle ornée de bidons en guise d’ex-voto perpétue sa mémoire.

Nul n’ignorait évidemment qu’un Tour ne se gagne pas « à l’eau claire » et que les « soigneurs » forçaient la dose de « vitamines » et autres « reconstituants » à l’insu (hum ! hum !) de leurs cobayes.

De mon point de vue, le millésime 83 est à marquer d’une pierre blanche. Ma fille France, hasard ou fatalité du prénom, s’était un peu éprise de cyclisme et beaucoup de Bernard Hinault. À l’issue de sa classe de rhétorique, elle réclama le cadeau d’une escapade sur le Tour. Or mon mois de juillet était presque entièrement occupé par les examens à l’ULB Tant pis, chose promise chose due. Le président de la Faculté, magnanime (et connaisseur), m’a donné congé en me suggérant seulement de ne pas trop ébruiter le motif.

Premier arrêt, le contre-la-montre individuel du Puy-de-Dôme. France détaille le curriculum des compétiteurs égrenés de trois en trois minutes. Sa science lui vaut assez vite une cour de profanes et d’experts, néanmoins incrédules quand elle pronostique en l’absence de Hinault opéré du genou la victoire à Paris d’un coéquipier obscur et binoclard nommé Laurent Fignon. Il conquerra le surlendemain la tunique jaune à l’Alpe d’Huez, au sommet de laquelle la carte d’État-Major d’un hôtelier des Deux-Alpes avait guidé notre berline par d’étroits sentiers empierrés et poussiéreux côtoyant de vertigineux précipices. Rentrés à temps pour le résumé du soir, nous avons contemplé goguenards la cohue des voitures et des caravanes bloquées dans les vingt et un lacets du retour.

L’inclination de l’adolescente n’a pas survécu au retrait du « blaireau ». Il m’étonnerait maintenant que ma benjamine, Margot, qui bâille devant l’écran, ranime la flamme et reprenne le flambeau. Au moment où je m’approche inexorablement de mes Champs-Élysées personnels, puisse-t-elle en tout cas se rappeler qu’aussitôt apparue (l’année du sacre d’Armstrong) ce fut elle la « petite reine ».

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