Le temps de Lear

Chantal Boedts,

Celui qui ne sait pas, et qui croit qu’il sait, fuis-le.

Celui qui ne sait pas, et qui sait ce qu’il ne sait pas, éduque-le.

Celui qui sait, mais qui ne sait pas qu’il sait, éveille-le.

Celui qui sait, et qui sait qu’il sait, suis-le.

Proverbe chinois

Archibald Dumbee marchait en serrant ses mandibules. Le col de son pardessus était levé, signe que quelque chose ne tournait pas rond. Sa petite moustache jaune faisait de légers mouvements ondulants, comme s’il achevait de sucer un berlingot périmé. Il s’arrêta devant la vitrine d’un chocolatier.

Ramener des pralines belges à Fanny.

Il soupira d’ennui et ses poings craquèrent dans ses poches. Fanny, rien que d’y penser, il ruminait sa frustration.

Quelle idée d’avoir épousé cette sotte de 35 ans, spécialiste en philtres d’amour et cornes de rhinocéros pilés, avant d’avoir établi son thème astral !

Plus moyen de s’en débarrasser, maintenant qu’elle avait obtenu pour lui la consécration suprême : consultant de Chérie Blair.

Ce qui au départ n’était qu’un simple avis ponctuel sur les périodes favorables aux négociations de politique étrangère devenait, par la force de l’actualité une corvée journalière écrasante.

Il n’avait pas été suffisamment clair sur son emploi du temps et ses priorités, et plus par vanité que par calcul, se collait conseils et prévisions en tout genre aux hommes politiques du monde anglo-saxon.

Il s’était détourné au fur et à mesure de son but, de ses rêves de chercheur en astronomie, pour satisfaire à l’angoissante demande des puissants. Comment nous maintenir, comment choisir notre calendrier électoral, serons-nous toujours populaires le mois prochain, nos adversaires bénéficieront-ils d’une conjoncture astrale favorable ?

Fanny avait dit en gloussant lors d’un meeting du parti travailliste que Milan Kundera faisait les prévisions Astro de son contrôleur des contributions, et comme la consultation était anonyme, il s’ingéniait à lui pourrir la vie avec des prévisions farfelues et alarmistes.

Elle avait répété ça bêtement, pour faire rire.

C’était un secret, un secret d’astrologue professionnel, mais commercialement la remarque avait fait mouche.

Ce pouvoir qu’il avait de manipuler les puissants à sa guise, depuis qu’elle s’en mêlait c’était l’horreur, il se tapait même l’horoscope du Prince Charles pour le Sun.

Il venait de quitter un de ces Salons où s’agitent des humanoïdes égarés à la recherche d’un conseil radical pour orienter leur vie.

Depuis quelques années, il maintenait une activité plus sérieuse, l’éditorial « Les chantiers du futur » dans la prestigieuse revue mensuelle Astéroïdes & Scientific World.

Il était prodigieusement las de ses activités lucratives et peu gratifiantes intellectuellement.

Mais une petite voix intérieure sourde et insistante lui susurrait que c’était de sa faute.

Il aimait trop la gloriole, les mondanités et s’était laissé tenter par la facilité.

De l’autre côté de la Manche, la très active Madame Teissier publiait chaque année chez Marabout un guide qui lui avait permis de s’acheter un appartement à Genève, elle assurait les bons auspices célestes du couple Chirac.

Un exemple que Fanny l’incitait à suivre.

Ramasser un maximum de fric pour enfin profiter de la vie.

Il se disait chaque fois en lui-même que ce ne serait pas pour lui.

Archibald Dumbee ricanait en achetant une livre de pralines, elle s’était magistralement gourée la mère Teissier en prédisant l’échec de Bush junior aux élections 2004.

Du pain bénit pour lui !

Albion était mieux conseillée, il se rengorgea bêtement.

Et dire qu’il avait eu des rêves de bonté, aider les autres !

Pendant trois ans il avait fourni au Financial Times un calendrier précis, l’heure de votre chance boursière ! T rois couleurs pour trois tendances, bleu favorable, gris neutre, rouge défavorable. Il s’était fait quelques amis à gros cigares, ça avait bien plu à Fanny.

Fanny, Fanny, toujours elle, on y revenait toujours décidément.

Un stupide transit de Vénus rétrograde en Gémeaux de 4 mois avait suffi à lui faire abandonner toute raison il y a maintenant trois ans.

Il faut dire qu’il en avait eu marre de ces rencontres frénétiques avec les peu appétissantes Madame Soleil du tout Londres qui le conviaient à leurs réunions hebdomadaires de vieilles folles qui mouillaient sur leur tabouret à faire léviter des tables et des commodes en lieu et place de la bite de leur estimable confrère.

Il avait craqué à 64 ans, troquant un célibat farouche pour une invraisemblable histoire de couple fondée sur du pur cul.

Il avait eu tellement honte de sa faiblesse qu’il s’était refusé de consulter son logiciel Andromède 4, pendant les deux mois de fiançailles. Cela lui avait permis d’acheter les yeux fermés une coûteuse bague, de régler le traiteur et de fermer ses petits yeux mobiles pour dire oui à la Mairie.

Archibald somnolait dans l’Eurostar Bruxelles-Londres, il voulait oublier ses trois jours de Salon de la Voyance, les minables petits fours, les rares dédicaces de son livre « Vivre en transit planétaire », et ces trois soirs morbides à l’hôtel Amigo dont il sortait hagard pour aller s’acheter une gaufre chaude à la Grand-Place.

Le Premier ministre belge, échaudé par son récent carambolage et son retentissant échec à la Présidence de l’Europe, l’avait harcelé sur son portable. Le bougre avait insisté, allant même jusqu’à lui envoyer par mail la carte du ciel du Vlaams Blok.

Il s’était prudemment abstenu. Assez d’ennuis comme ça avec la guerre en Irak et les nuits blanches de Tony Blair.

C’était sûrement un coup pourri de Tony, cette demande de Verhofstadt.

Qu’il lui dise une bonne fois : marre de ses coups de fil et de sa collante admiration, ça sera plus simple pour tout le monde !

Archibald Dumbee avalait machinalement le ballotin de pralines jusqu’à l’écœurement.

Tant pis pour Fanny.

Il se sentait méchant et envieux de tout, ces derniers temps.

Sa mère lui avait téléphoné pour son anniversaire il lui avait claqué le cornet.

Il sentait une tension sourde partout où il passait.

Des complots contre lui, des malfaisances qu’il ne savait plus distinguer, pas de doute il surchauffait.

Waterloo Station, déjà sixoclock !

Pas envie de rentrer.

Pour quoi faire ?

Rager une nouvelle fois en reniflant les dessous de sa femme ?

Depuis un certain temps, fini les gâteries l’après-midi entre deux articles !

Leur relation était au point mort.

Sa méfiance croissante à l’égard de sa femme ne faisait qu’accentuer ses pannes d’érection.

Ce qui l’avait le plus énervé, c’était le détachement fataliste de Fanny.

Ce n’est pas grave Archie, tu es fatigué et soucieux, ces derniers temps.

Elle lui servait un mélange de soi-disant verveine-camomille au coucher, puis s’enfermait une heure dans la salle de bains.

Il se méfiait de plus en plus d’elle.

Un soir, il avait même trouvé le mélange soupçonneux et avait évacué le liquide jaunâtre dans le pot du cactus phalloïde qui ornait avantageusement la tête de lit.

Il se répétait sans cesse des phrases comme un moulin.

« Elle a sûrement un jeune coquin dans ses faveurs ».

« C’est ce vieux con d’Archie qui paye ! »

« C’était prévisible ! »

Il se repassait des scènes, c’est vrai, Fanny faisait tout pour lui bourrer l’agenda. L’éloigner un maximum.

INT. CUISINE ARCHIE. JOUR

Une table de petit-déjeuner copieux.

Archie casse son œuf à la coque et se brûle en soulevant Le petit chapeau.

Fanny tripote un toast.

Archibald Dumbee : Chhhhhérie, mon œuf est encore trop chaud.

Fanny, sans le regarder : Aaarchie trésor, j’ai accepté pour toi le symposium d’Édimbourg sur la chasse aux sorcières en Cornouailles avec la gracieuse participation de J.K Rowling, tu sais, la fabuleuse conteuse d’Harry Potter, on ne parle que d’elle en ce moment.

Archibald Dumbee, bougon : Ça oui, on dirait qu’il n’y a plus qu’un seul auteur en Angleterre, c’est effrayant !

Il laisse tomber sa petite cuiller.

Fanny, continuant : Propose-lui de faire le thème de ce trésor d’Harry, c’est un article qui se vendrait bien, avec une belle couverture médiatique. Je suis sûre que ça peut plaire à un chroniqueur télé !

Archibald à quatre pattes sous la table pour ramasser sa cuiller. Il regarde fixement les mollets de Fanny.

Archibald : Ça m’intéresse pas du tout, on m’a commandé un article sur les 400 ans de Shakespeare, ça me rappelle mes études de littérature à Cambridge, et puis j’ai promis de préfacer…

Fanny, sans l’écouter : Elle a dit dans une interview que Daniel Radcliffe était né le même jour qu’elle.

C’est pour ça qu’elle l’a choisi pour incarner Harry au cinéma ! Cesse d’être grognon, mets-toi au goût du jour, sinon tout le monde va t’oublier !

Archibald mord un mollet de Fanny, elle hurle, puis lui casse un œuf sur le cul qui dépasse de la table.

Fin de l’épisode

Archie traîne son bagage à roulettes derrière ses Churchs à boucle métal.

Il entre chez un libraire quatre streets plus loin.

Rayon Shakespeare.

Enfin du texte.

Il s’accroupit dans un coin, le cul sur sa valise !

Il ouvre le tome quatre des œuvres dramatiques.

Il parcourt les premières pages du Roi Lear en fronçant de plus en plus les sourcils.

Il se lève et se met à lire tout haut dans la librairie.

Les gens le regardent et murmurent.

Glocester, lisant : « Le ménagement que l’on a pour les vieillards, le respect qu’on leur accorde, empoisonnent le monde au meilleur de notre temps ; ils éloignent de nous la chance, jusqu’à ce que parvenus à la vieillesse, nous ne puissions plus la ressaisir… » *

Archie sent ses pralines lui chatouiller la luette, après quelques secousses stomacales, il sort en courant du libraire, le roi Lear en pare-vomi devant sa moustache. Il bouscule les gens sur son passage et court vers le square d’en face.

Archibald rend ses pralines sur un taxus (petit sapin taillé en cône pointu qui orne les parcs anglais).

La voix caverneuse de Glocester envahit tout le square.

La lune cligne de l’œil et séclipse.

Glocester : « Les dernières éclipses du Soleil et de la lune ne nous présageaient rien de bon !

Quoique la philosophie naturelle puisse expliquer les éclipses, encore la nature elle-même se trouve-t-elle affligée par leurs fréquents effets : refroidissement dans l’amour, disparition de l’amitié, division entre frères ; dans les villes, la mutinerie éclate ; dans les contrées, la discorde ; dans les palais, la trahison !… Nous avons vécu le meilleur de notre temps ! » *

Archibald s assied dans le gazon sombre, La face pâle, constellée de gerbe.

Il dégaine son téléphone portable et compose le numéro de Fanny.

Archibald-Lear : Dis-moi, Fanny. J’ai décidé de tout te léguer pour épargner les soucis et les affaires à ma vieillesse ! Dis-moi comment tu m’aimes !

Fanny : « Rien » *

Archibald-Lear : Comment ? Parle mieux dans le cornet ou ta fortune pourrait s’en ressentir !

« Rien. De rien ne peut venir que rien. » *

Il raccroche.

Archibald : La coquine, la coquette, rien de rien qu’elle a dit.

Alors je ne regrette rien de rien, moi, rien du tout.

Sa sincérité lui servira de pension de veuve !

Par la lumière sacrée du soleil, par les mystères de la nuit, je désavoue mon amour et ma vie !

J’irai enflammer le cœur des mers, souffler au ciel pour dévier la voie lactée, et de tout ce cœur brisé, faire de la poussière d’étoiles !

Ainsi mourut Archibald Dumbee, persuadé de n’avoir pas été aimé de sa femme Fanny.

PS : la revue Astéroïdes & Scientific World nous signale que, selon sa volonté, le Sir Archibald Dumbee, malencontreusement décédé d’une attaque d’apoplexie à l’âge de 64 ans, a été inhumé dans la bruyère entre quatre petits taxus.

Fanny Dumbee publiera prochainement Les astres et les stars aux Éditions TrajectoirE, avec la collaboration de Country FM.

* extraits du Roi Lear

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