La requête de Fléance

Véronique Bergen,

Exhumation d’une scène d’un Quarto pirate de Macbeth

Lande déserte ravagée par l’orage

Fléance, apostrophant les sorcières : Vous qui êtes plus que des femmes, moins que des déesses, vous qui vous emparez de l’esprit des hommes pour en diriger le cours, vous qui montez jusqu’à la lune pour parler aux étoiles, rendez-moi ce que vous m’avez ôté, celui qui m’a donné vie sans avoir eu le temps de m’apprendre l’usage du monde. Je ne suis plus celui que j’étais ; de n’avoir plus de père, je ne suis plus rien. Un fils sans père tombe hors des mains de la Fortune. Un fils sans père s’effarouche devant l’action et retourne aux mots qui creusent un berceau dans le bruit des siècles. Un fils sans père vous implore de faire revenir le jour où j’étais ce que j’étais. En ce moment, mon âme est plus noire que le ciel qui se déchire.

Première sorcière : Si Paddock s’appelle en réalité Graymalkin, le port du deuil, les lamentations d’un fils tournent au grotesque.

Deuxième sorcière : Abracadabra, le meurtrier est la victime et la victime, le meurtrier.

Troisième sorcière : Quand, sur les fronts des morts, les mensonges dansent, seuls les pieds révèlent la vérité.

Les trois sorcières : L’univers confond le jour avec la nuit quand le nom dit ce qu’il ne dit pas et ne dit pas ce qu’il dit.

Fléance : Aidez mes yeux à chercher le chemin de la vie, car, depuis ce jour où on a pris celui par qui j’étais, mes mots ont tous deux syllabes

en moins. Je ne caresse pas l’ambition de faire se déchaîner les vagues, d’incendier la terre par le soleil, de faire siffler d’effroyables tempêtes dans le cœur des hommes. Je ne veux pas conquérir plus que ce qui m’est dû. Mais la vie n’est pas la catin de la mort. C’est pourquoi je vous implore de faire revenir celui que vous avez fait périr sous l’épée de Macbeth.

Première sorcière : Ce qui lui est dû, ce qui lui est dû !

Deuxième sorcière : Que ce niais disparaisse sous mon chapeau pointu ! Turlututu !

Troisième sorcière : Que celui dont l’esprit est enveloppé dans une nuit épaisse observe un arbre afin de voir si ses rameaux correspondent à sa souche !

Les trois sorcières : Un nom plaqué sur ce qui lui est étranger, c’est comme un vêtement qui cherche à rejoindre le corps avec lequel il ne forme qu’un.

Les sorcières disparaissent. Macbeth entre en scène, suivi de Lady Macbeth qui ne cesse de promener autour d’eux un miroir.

Fléance : Vous, le meurtrier de mon père ! Vous ici, avec ce sourire de bouc châtré à la dernière pleine lune ! Vous qui, à chacun de vos passages, teintez le ciel d’un rouge couleur sang qu’aucune pluie ne parvient à dissiper ! Personne n’ignore que vous cachez un poignard au bout de chaque mot, que votre cœur n’est plus qu’une lame effilée prête à décapiter l’univers ! Moins roi que tous les rois qui ont régné sur l’Écosse, moins roi qu’une prostituée faisant une fausse couche ! Votre présence m’offense et blesse les yeux de Dieu.

Macbeth, avec douceur : Laisse tes idées se refroidir et apprends que, pour se parfaire, le bien est parfois obligé d’emprunter la voie du mal. Une planète qui usurpe la place du soleil se doit d’être châtiée. L’ordre de l’univers est à ce prix. Moi seul ai restauré le règne de l’équilibre que Banquo avait rompu.

Fléance : De vos traîtres mots, je ne veux rien comprendre. De l’homme, vous n’avez plus que le nom. Tout, en vous, laisse transparaître l’essence du monstre. Vous êtes né d’une tombe aux cuisses

ouvertes sur la mort. Il est criminel que la nature laisse vivre celui qui la profane en plongeant dans la mort ce qui ne demandait qu’à vivre.

Lady Macbeth fait tourner le miroir autour d’eux de plus en plus vite. Macbeth ne prête guère attention à sa femme.

Lady Macbeth : Fais marche arrière, Banquo. Ne pose pas ton vil museau sur mon corps de reine. Cesse de vouloir siéger à notre table pour dérober la coupe à nos lèvres.

Macbeth, haussant le ton : Fléance, ma réponse à tes insultes devrait être la pendaison. Tu bafoues celui qui fait tenir ensemble les plages et les marées, l’été et l’hiver, le sud et le nord, la voûte céleste et ses virgules de lumière, le ballet de l’être et du non-être. Le seul roi est celui qui réajuste les noms aux choses dont ils sont l’emblème. Le seul roi est celui qui détecte en ton fiel l’effet d’un aveuglement, frère de l’ignorance. Le seul roi est celui qui ne laisse les parterres des âmes être envahis de pseudo-graines qui ne sont qu’ivraie. C’est la raison pour laquelle j’exercerai mon pouvoir en ne l’exerçant pas à ton égard. Tu coasses à réveiller les morts alors que le soleil a retrouvé la place qui est la sienne – le centre – et que son usurpateur a été renvoyé dans le néant.

Fléance, à part soi : Vomis tes paroles de boue et de bave, chapon pataugeant dans tes marais putrides où ne germent que des perfidies. Ta bouche est une fosse d’où remonteront tous les cadavres. Moi, je n’entends que la voix de mon père mort.

Macbeth : Tant que tu prendras la semelle de tes souliers pour la route elle-même, je ne puis rien pour toi, Fléance. Mon royaume est celui de l’esprit qui travaille à se libérer de ses murs. Ne juge pas de jeunes actions par des mots plus vieux que le monde. Pose ta rage sur ce qui est indigne d’être pleuré. Ne verse pas des larmes sur ce qui n’a jamais été ce qu’il prétendait être. N’écoute pas le chant d’un coq qui caquetait dans le mensonge.

Observant le ciel

La violence de cet orage ne présage rien de bon. Quittons cette terre qui veut se faire semblable à la mer et regagnons mon château.

Macbeth et Lady Macbeth sortent.

Fléance : Éclairs qui changez le ciel en un champ de bataille, ramenez au grand jour mon père dont la vie fut sectionnée alors qu’il tenait sa main dans la mienne et précipitez dans le non-être son assassin. Vents, emportez dans vos rafales ce roi de pacotille qui est à l’humanité ce que le chancre est à la forêt. Faites en sorte que la forêt de Birnam débarque à Dunsinane. Le fils de l’homme, de n’être plus fils, craint de n’être plus homme. Pluies torrentielles, nouez à la gorge de cette infâme belette l’anneau qui le précipitera dans le non-temps. Écrasez celui qui, violant la sagesse à laquelle en appelle l’univers, a tranché le corps que formaient un fils et son père.

Les trois sorcières entrent.

Première sorcière : Salut, Fléance ! Toi qui seras thane de Glamis !

Deuxième sorcière : Salut à toi, Fléance qui auras le titre de thane de Cawdor !

Troisième sorcière : Salut, Fléance qui porteras plus tard la couronne de roi d’Écosse !

Fléance : Que vous jouez-vous de moi, moi qui ai perdu ce que j’avais de plus cher, celui qui m’apprenait à chasser l’ours, à dompter les mers, à courir plus vite que le lièvre. Pourquoi m’enfoncez-vous dans la douleur qui n’a pas de fond ?

Première sorcière : Ridicule est la grenouille qui se plaint d’avoir perdu son or alors qu’il rutile sur la plus haute branche de l’arbre auprès duquel elle se lamente.

Deuxième sorcière : Qui situe la source de la rivière dans un désert est bien à plaindre !

Troisième sorcière : Le futur roi d’Écosse préfère un bonnet de boulanger à une couronne d’or !

Les trois sorcières : Flou ! Flou ! Fléance tourne en rond dans le palais des erreurs et prend le proche pour le lointain et le lointain pour le proche.

Les trois sorcières s ! éclipsent.

L’orage s’apaise.

Fléance : Que ne suis-je mort à l’endroit où gît mon père… Que ne l’ai-je rejoint dans le royaume d’où l’on ne revient… Que m’est la lumière s’il n’est plus là pour m’indiquer la route à suivre. Ô Infortune ! Ô Désespoir !

Surgit le spectre de Banquo, la poitrine couverte de sang. Ses pieds, chaussés de lourdes bottes, s’agitent.

Fléance : Vous, mon père, habillé de vos blessures ! Revenez, je vous en supplie, en deçà du fleuve que Macbeth vous a fait franchir. Revenez sur la piste d’où cette brute vous a chassé !

Banquo : Je n’ai traversé mers et monts que pour te dire une chose, Fléance : tu es plus que ce que tu crois être. De toutes les identités que tu t’octroies, celle d’orphelin est fallacieuse. Si je consens à ne pas vouer une haine farouche à la mort, c’est que, parfois, elle rétablit la vérité que la vie dissimulait. J’ai toujours su que je ne pourrais faire la lumière sur ce terrible secret que le jour où je serais happé par les ténèbres. Réconcilie-toi avec celui dont tu descends. Va dans le monde, Fléance, et parcours-le d’un cœur allègre.

Le spectre de Banquo se dissipe.

Fléance : Qu’ai-je à entendre une vérité qui ne m’est point douce… Qu’ai-je besoin de perdre, en plus d’un être qui m’importe, une certitude qui ne souffrait aucun doute… Pourquoi me force-t-on à m’installer au cœur du vrai ? En quoi le remède de la connaissance chassera-t-il mon mal ? Qui appelle son chat son chien n’en continue pas moins d’aimer ce chien. La réalité de ma souffrance ne s’encombre des jeux du vrai et du faux. Pourquoi mettre à l’heure mon horloge qui était celle du cœur ? Pourquoi cette cruauté qui se pare des atouts de la vertu ? Pourquoi me retirer les ponts de mon ancien destin et m’en

promettre un nouveau dont la gloire m’est infamie ? Paroles, paroles, paroles, que ne vous envolez-vous vers d’autres rivages…

Le fils de Macduff apparaît.

Le fils de Macduff : Tiens, voilà le fils de personne-tout le monde qui se promène, le visage brillant de tristesse ! Que ne viens-tu avec moi découvrir le monde, retrousser les jupons et apprendre la science des astres ?

Fléance : Toi, ici, alors que tout le monde te croyait mort ! Toi, aussi vrai que l’épée que j’empoigne !

Le fils de Macduff : Souvent est présenté comme défunt celui qui s’élance dans le midi de la vie. Souvent est présenté comme géniteur celui qui a tout d’une génisse.

Fléance, dégainant son épée : Prends garde à toi, singe à courtes pattes. Ta langue qui siffle comme un serpent, je pourrais bien la couper. De ma tristesse à la haine, la distance n’est grande. Mon épée n’a que trop hâte de servir son maître contre ceux qui le menacent.

Le fils de Macduff : Regarde le ciel, contemple les premières étoiles qui s’y lèvent au lieu de faire la guerre à tes chimères. Réjouis-toi de ce qui est au lieu de courir des mots aux choses, des choses aux mots. Je te fais une proposition : partons en Cornouailles ; peut-être la canaille y pousse-t-elle moins qu’ailleurs.

Fléance, levant les yeux au ciel : Je ne vois rien, là-haut, qui m’interdise d’accepter ton projet. Partons, avec la Fortune pour amie !

Fléance et le fils de Macduff sortent.

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