Le tocsin de Qumrân

Ha-Lekhem Ha-Adom,

Je n’ai rien à ajouter. Ou plutôt si, un seul mot, pour demander un instant de silence. Le paysan de Florence vient de monter une fois de plus au clocher de l’église. La cloche va sonner. Écoutons-la, s’il vous plaît.

Jose Saramago

Yam Hamelakh (mer Morte), 11 février 2402

Qui donc entendra ma découverte, mon désarroi, mon interrogation face à ces signes étranges issus d’un passé vieux de quatre siècles ? Ceci résonne comme un appel à la vigilance qui, à défaut d’être de quelque utilité pour ce XXVe siècle débutant, devrait être conservé pour la postérité. Un jour peut-être, à l’abri de toute lutte d’influence, renaîtra l’intérêt pour le savoir historique et les enseignements que l’on doit en tirer.

Il faut que je vous dise que je suis un pauvre boulanger à la retraite. Beït-Lekhem – la Maison du Pain – ne produit bien sûr plus de pain depuis longtemps. Je me suis donc retiré sur les rives de la mer Morte, où je m’adonne en amateur à ma passion, l’archéologie. L’endroit est calme, le paysage reposant. Le climat rude convient à mon austérité volontaire. Les eaux claires du Jourdain apportent un peu de la fraîcheur du mont Liban à leur embouchure dans la mer de sel, et le soleil fait miroiter les millions de cristaux des concrétions salines qui garnissent le paysage de statues antiques.

C’est ainsi que la semaine dernière je fis une découverte étrange et ne sus à qui la rapporter. Je voulus me rendre à Beït-Séfer, chez Ceux du Livre, mais là également il n’y a plus personne depuis des siècles. Il ne me reste donc que vous, lecteurs inconnus, pour partager mon émoi.

Venons-en donc à mes vieux pots. Je les ai trouvés par hasard dans une grotte proche d’un vallon où je me promenais. Le bêlement d’une chèvre égarée m’avait attiré vers une béance de la montagne. En libérant le pauvre animal de son piège, je fis rouler quelques cailloux qui, me sembla-t-il, heurtèrent et brisèrent un récipient. La chèvre renvoyée aux maigres arbrisseaux épineux qu’elle broute d’habitude, je revins dans la caverne, pour y découvrir sept jarres ou cruches en terre cuite et de forme allongée.

Le tout méritait un relevé minutieux que j’entrepris dès le lendemain et qui me réserva quelques surprises. Depuis, les divers travaux de datation en laboratoire (carbone 14, analyse palynologique, thermoluminescence, magnétisme rémanent…) ont donné des résultats convergents et font remonter les cruches et leur contenu à quatre siècles en arrière, soit vers l’an 2002 AD.

J’ai à ce jour dégagé le contenu des trois premières jarres (aleph, beth et guimel). Pour les quatre suivantes (daleth, hé, vav et zayine), je déposerai mon rapport au prochain G7 des Prophètes, qui se réunissent parfois en ces lieux lorsqu’on ne leur en barre point l’accès et qu’on ne leur y interdit tout simplement pas de prendre la parole.

Alef : jarre n° 1

Gisement à 1,20 m au-delà de l’entrée de la grotte, côté gauche, position inclinée à ± 60 degrés, orifice supérieur orienté NNE, longueur 67 cm, diamètre maximum 23 cm, terre cuite jaunâtre veinée de rouge, état de conservation moyen.

Après ouverture, j’y trouvai un simple lambeau de papier, probablement un morceau de journal déchiré. La seule inscription encore apparente semble rédigée dans une langue ancienne que j’ignore :

… no pasarán…

Beth : jarre n° 2

Gisement à 2,80 m au-delà de l’entrée de la grotte, côté gauche, position inclinée à ± 75 degrés, orifice supérieur orienté plein Nord,

longueur 62 cm, diamètre maximum 24 cm, terre cuite orangée, état de conservation relativement bon.

Ayant dégagé le sable qui avait envahi le récipient, j’y trouvai une sorte de cahier partiellement détruit par les petits rongeurs du désert. Des feuillets les mieux conservés, je pus transcrire quelques textes fragmentaires, semble-t-il des reproches adressés par un dieu à des tribus qu’il ne comprend plus :

Improperia

Hagios Theos, Hagios Ischyros, Hagios Athanatos…

Popule meus, quid feci tibi ? Aut in quo contristavi ? Responde mihi ! Quel mal t’ai-Je fait, ô Mon peuple ? En quoi t’ai-Je offensé ? Réponds donc ! Car Je t’ai envoyé des prophètes pour éclairer ton jugement et te signaler le chemin de justice, mais dans ta grande crainte d’entendre la vérité tu les as bâillonnés.

Popule meus, quid feci tibi ? Aut in quo contristavi ? Responde mihi ! Car au premier jour J’ai créé la lumière, le jour et la nuit,

L’infrarouge et l’ultraviolet ainsi que toutes les couleurs, le rouge de la grande science, adom, et yarok, le vert, lavan et kakhol, le blanc et le bleu, tsakhov et chakhor, le jaune et le noir, pour embellir le monde, mais tu as cultivé l’esprit de violence et tissé dans ces couleurs des drapeaux pour que l’homme s’oppose à l’homme et le peuple au peuple.

Popule meus, quid feci tibi ? Aut in quo contristavi ? Responde mihi ! Car au deuxième jour J’ai créé le firmament et l’arc-en-ciel, l’empyrée et l’écharpe d’iris, le cumulonimbus et l’aurore boréale, l’IRM et le KMI ainsi que le feu Saint-Elme, pour que tu comprennes la transcendance et l’ordre des choses de même que leur juste répartition entre toutes les créatures à venir, mais tu as préféré l’accaparement de toutes les richesses et la dépossession de tes voisins.

Popule meus, quid feci tibi ? Aut in quo contristavi ? Responde mihi ! Car au troisième jour J’ai créé la terre et la mer, le chrysobéryl et le marais salant, la Palestine et la baie de Guantánamo, la pyrite et l’oxygène, la Wallonie et la mer Baltique, ainsi que tout arbre et toute plante, l’araucaria et le narcisse, le hêtre derviche et toute la canopée, de même que la fleur et le fruit, la salicorne et la coloquinte, l’orchidée de Formose et la myrtille de Chicoutimi, afin qu’il soit donné à chacun d’en profiter pleinement et équitablement, mais les voisins de ton pays d’orangers et d’acacias n’ont dans leur bouche asséchée que le goût de la cendre et l’odeur de la poudre, car tu prétends revendiquer le lait et le miel pour toi seul et tu leur as volé le puits du serment à Béer-Shèba et toute l’eau du Jourdain bienfaisant.

Popule meus, quid feci tibi ? Aut in quo contristavi ? Responde mihi ! Car au quatrième jour J’ai créé le Soleil, la Lune et les étoiles, le solstice d’été, la mer de la Sérénité et la chevelure de Bérénice, le crépuscule, la lune rousse et Antarès, le cadran solaire, le cirque Tycho et les Perséides, afin que chacun jouisse du lustre du jour et de celui de la nuit, et qu’un luminaire quel qu’il soit oriente le voyageur et la caravane, mais toi tu as répandu la ténèbre en plein jour sur tes voisins, et l’ombre de l’emprisonnement toute la nuit sur la Palestine.

Popule meus, quid feci tibi ? Aut in quo contristavi ? Responde mihi ! Car au cinquième jour J’ai créé tout animal sur terre, dans l’infini des cieux et aux plus profondes profondeurs de l’océan, le crocodile, l’albatros et l’espadon, l’ondatra, le pétrel et la sardine, la fourmi, l’abeille bohème et l’étoile de mer, le lapin, le poney et les récifs coralliens, en sorte que ton univers soit un vaste Éden où se côtoient les jardins de tous, comme tes voisins l’ont appris dans leur sourate du Tonnerre, mais tu as corrompu le goût exquis d’une terre promise en vinaigre, en fiel et en amertume d’une terre usurpée et non partagée.

Popule meus, quid feci tibi ? Aut in quo contristavi ? Responde mihi ! Car au sixième jour J’ai créé l’homme et la femme, Adam et Hava, car au sixième jour J’ai créé l’amour, puis les peuples de la mer et ceux du désert, les hommes du couchant et ceux du levant, les gens des froidures et ceux des canicules, les nations des plaines et toutes tribus des montagnes, et même les peaux sombres ou claires, afin que de tes différences tu t’enrichisses et t’élèves vers Moi, et après Babel J’ai mis dans ta bouche et dans celle de tes voisins toutes les langues de la terre, mais tu as oublié le cananéen et l’araméen, le grec et le latin, le turc et l’arabe que tu ne veux pas entendre, et tu as préféré te soumettre à des chefs barbares ourdissant des compromis hypocrites et œuvrant pour d’improbables veaux d’or.

Popule meus, quid feci tibi ? Aut in quo contristavi ? Responde mihi ! Car au septième jour – enfin – J’ai créé le bonheur. Car au septième jour J’ai érigé les vieux murs sacrés d’Ourousalim pour y accueillir les prières de tous dans la fraternité. Car au septième jour J’ai dressé les tentes des Bédouins afin qu’y coule le thé de l’hospitalité. Car au septième jour J’ai donné leurs barques aux Philistins et voulu que chacun ait un poisson à manger sur son pain. Car au septième jour J’ai répandu des cailloux sur le chemin pour que les chariots des récoltes ne s’y embourbent point. Car au septième jour J’ai donné le savoir en partage aux enfants de la terre. Mais toi, Mon peuple, tu as gâché ce bonheur, tu te complais dans le malheur et le répands autour de toi, tu refuses l’accès de tous à Mes temples, tu infliges la soif et la faim aux enfants de tes voisins, tu détruis leurs écoles et joues le Goliath étonné, affligé et effarouché de voir voler les pauvres cailloux de l’intifada.

In der nakht un in den regn

In der nakht un in dem vint

Geyen mentshen oyf di vegn

Nas un hungerik vi hint

Un getribene vi hint

Un geshlogene vi hint

Dans la nuit et sous la pluie

Dans la nuit et dans le vent

Ils s’avancent sur les chemins

Trempés et affamés tels des chiens

Pourchassés tels des chiens

Battus tels des chiens

Popule meus, quid feci tibi ? Aut in quo contristavi ? Responde mihi ! Car tout au long de ta longue et douloureuse histoire Je t’ai donné la mémoire pour que tu te souviennes de tout et de tous, mais tu t’es montré oublieux des chants et des mélodies de tes ancêtres :

Popule meus, quid feci tibi ? Aut in quo contristavi ? Responde mihi ! Quel mal t’ai-Je fait, ô Mon peuple ? En quoi t’ai-Je offensé ? Réponds donc ! Car même ces reproches, si tu les entends, sont pétris dans la pâte de l’amour et de l’espoir.

Amen !

Guimel : Jarre n° 3

Dispersion en tessons dans toute la grotte, dimensions indéterminées, terre cuite rougeâtre veinée de bleu.

La troisième jarre était brisée et ses restes dispersés dans toute la grotte, comme si une lourde botte l’avait rageusement écrasée pour l’éliminer de la surface de la terre. Dans la pénombre j’en ramassai un à un les fragments, et ne découvris plus qu’un ultime lambeau de papier portant une inscription dans un dialecte inconnu :

… clamans in deserto…

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