Le train pour Juma est en retard, et autres nouvelles

Marjan Gruban,

6.02. Se réveille avec une furieuse envie de rendre le monde plus beau. Il existe pour cela de nombreuses possibilités.

6.28. Est dans la rue. À observer le monde. Un monde fait de bâtiments rectilignes, de voitures, d’hommes brutaux, de femmes sans élégance et de bruit. Ressent le besoin de s’engager en sens inverse.

7.02. Sur la table il essuie la poussière, se mouche et jette le mouchoir en papier dans le bac à ordures. S’assied. Ne sait à quoi il pourrait penser. Lève le regard vers le calendrier mural, puis observe le ciel à travers la fenêtre. Le ciel est gris et ne se laisse pas regarder. Il se lève. Marche. Ne sait que faire. La seule chose qu’il ressente est d’être à nouveau piégé : les murs sont comme des plaques de béton armé qui lui cerclent la tête et la serrent de plus en plus.

  1. 9.28. Appelle un ami. À l’instant où le téléphone sonne de l’autre côté, pris de panique, il repose le cornet.

10.00. Tandis qu’il feuillette des journaux, sans doute anciens déjà, sa curiosité est attirée par un article traitant de l’anathème jeté sur un écrivain. Il est question d’une mise à prix sur sa tête de deux millions et demi de dollars. Il voit déjà, en première page d’une prochaine édition, nouvelle brève du jour, l’assassinat effroyable et scandaleux d’un poète en plus. Et rien d’autre. Ou peut-être quelque photo voilée (de l’endroit du crime) sur laquelle on ne distingue rien. Il a peur. Des nausées. Il se rappelle que naguère, un écrivain d’ici a déclaré que le plus important pour un homme de lettres est d’éviter qu’on le liquide physiquement.

11.20. Sa mère le sonne. En fait, elle l’appelle rarement parce qu’elle n’a pas le téléphone, mais pour l’instant elle est en visite chez sa fille et profite de l’absence de la propriétaire pour se servir de son appareil. Ils conviennent qu’elle raccroche et qu’il la rappelle aussitôt. Ce sont les seuls mots concrets qu’ils aient échangés. Ensuite, ils se posent des questions hésitantes (Que demander à ma mère ? Que demander à mon fils ?) et se répondent en hésitant plus encore (Que répondre à ma mère ? Que répondre à mon fils ?).

– Que fais-tu ? – Que fais-tu, toi ?

– Mais, rien ! – Tu connais mon boulot.

– Oui. – Oui.

12.05. Prête l’oreille au rire lointain d’une femme. Sonore, chantant, sincère. Ça le blesse. Est-il pire mal au monde que le rire d’une femme satisfaite d’elle-même ?

12.30. Il a sommeil.

14.17. Se prend la tête dans les mains. Silence. Rien ni personne… Pas de mots nouveaux… D’idées nouvelles… 14.41. Lève la tête des mains, appuie le menton sur les poignets croisés. Son regard est calme et sérieux. Il reprend le téléphone, compose un numéro où il n’entend qu’une musique continue. Au premier déclic, il raccroche. Reforme les numéros. À présent, il écoute les programmes des cinémas en ville. Ensuite, les programmes de télévision. Brièvement. Il se lève et s’approche de la fenêtre. Appuie le front et les paumes des mains contre la vitre glacée.

15.37. Le monde lui apparaît grotesque.

16.12. Il faudrait dormir un peu, mais il lutte contre le sommeil. Il sait qu’une fois réveillé il devrait tout reprendre au début.

17.16. Passe devant la maison où demeure une famille inconnue dont le sort lui est familier. Une barrière pas entretenue, des ordures, les fenêtres closes. À chaque instant, il s’attend à voir la petite Aida. C’est ici qu’elle vit. Un lundi, il faisait la file derrière elle à un guichet de la poste. (Ce matin-là, il revenait d’une brève excursion à la mer.) Tandis qu’il se demandait s’il devait passer à un guichet voisin, il s’aperçut que la fillette laissait tomber ses factures et son argent puis, doucement, sans crier gare, s’effondrait sur le sol. Il parvient à la soutenir et à l’allonger sur sa valise. Attend qu’une personne de sang-froid prenne l’initiative, mais tous les gens de la file sont pris de panique et se tiennent cois. La soutenant sous le bras, il la sort à l’air libre et l’installe sur un banc. L’enfant bredouille, appelle sa mère, veut rentrer chez elle. On lui apporte un sandwich et du jus. Il entend que la petite, ce jour-là, n’a rien mangé. Elle avait à manger, mais elle n’avait pas faim. Elle mord dans le sandwich puis, mâchant avec difficulté, regarde autour d’elle d’un air absent. Comme c’est sur son chemin, il la reconduira chez elle. D’une voix faible, la fillette, qui porte des vêtements rouges usés, refuse qu’il lui achète quoi que ce soit. Sa démarche est incertaine et elle répond brièvement à ses questions banales. (Elle est en cinquième, bonne élève, forte en mathématiques, elle a une sœur cadette en deuxième, sa mère travaille à la laiterie, son père est absent pour sa profession, elle ne veut pas de chocolat, elle ne veut rien, elle n’a besoin de rien.) Une seule fois elle sourit avec douceur. Ce sourire muet, lointain, de la petite Aida.

  1. 17.28. Essaie de regarder au-dessus des gens. Il suffît d’un regard juste au-dessus.

17.40. Décide de rendre visite à ses cousins, son frère et sa sœur. Depuis longtemps ils ne se sont plus vus. À une trentaine de mètres de leur maison, il s’arrête quelques secondes, puis fait demi-tour et s’en va dans un café à moitié vide.

18.04. Est assis dans le café ; à travers les vitres teintées, il observe la mouvance de la rue.

00.26. Après que la musique du film Pat Garret & Billy The Kid se soit estompée, dans la chambre, à part le bruit sourd et ténu de la circulation urbaine, il n’entend plus que sa propre voix, atone et impuissante. Il lit des récits lyriques sur l’arrivée du printemps à Moscou en l’an milneufcentvingtcinq.

La guerre

On va me tuer. On va pas me tuer. On va me tuer. On va pas me tuer. On va me tuer. On va pas me tuer. On va me tuer. On va pas me tuer.

Comment coule la vie

(Réflexions)

Pensée I

Avec les épaules tu voudrais embrasser le monde. Les épaules t’en tremblent.

Pensée II

Peut-être personne n’est-il coupable. Peut-être la culpabilité n’existe-t-elle pas du tout. De même que, probablement, n’existe pas la justice. L’homme, à vrai dire, fait juste ce qu’il fait.

Pensée III

La question essentielle de la philosophie n’est pas la question du suicide (comme l’ont prétendu certains Grecs et même Camus), c’est la question de la postérité.

Pensée IV

Si l’homme a vingt-huit ans, il a aussi le droit d’être déçu.

Pensée V

Les singes sont autour de nous. Ils se grattent le derrière et se fourragent dans le nez.

Pensée VI

La force d’âme des acteurs principaux n’est-elle pas parfois plus importante que le drame lui-même ?

Pensée VII

Être occupé. Être simplement, assidûment, inéluctablement occupé.

Pensée VIII

À son jeu, l’un gagne et l’autre perd. L’important, c’est que chacun le mène pour soi. Jouer en solo. Tactique individuelle, concentration individuelle, et joie ou tristesse individuelle.

Pensée IX

L’homme est sa propre histoire.

Pensée X

Si quelqu’un dit : « Je ne désire plus rien. N’espère plus rien, ne crains plus rien. Ce qui se passe comme ce qui se passera encore m’est indifférent. Il m’est égal d’être le témoin d’événements heureux ou malheureux. Et de grâce, ne me demandez plus rien ! », peut-on le croire ?

Pensée XI

Connaissance du monde ?

Présence-absence ?

Liberté ?

Pensée XII

L’homme ne peut pas se foutre de lui-même.

Pensée XIII

Où il n’y a pas de lumière, il n’y a pas de couleur ; où il n’y a pas de couleur, il n’y a rien.

Donc, sine sole sileo.1

Pensée XIV

Le regard d’une femme n’est pas infini, il s’arrête à la poitrine de son homme. (Le regard d’une femme reflète la sensation d’infini dans l’attente de son homme.)

Infinis sont les seins d’une femme.

Pensée XV

Le temps est lent ; sois lent toi aussi de peur que le temps ne te balaie.

Sans soleil, je me tais.

Pensée XVI

De même que le mal peut se maîtriser par la conscience du bien, la mort peut se vaincre (s’annihiler) par la conscience de la vie.

Pensée XVII

Seul seul.

Pensée XVIII

Je ne suis pas seul.

Pensée XIX

Il est souffrance à ne pas éviter.

Pensée XX

Être ce que tu fais. Être (disons) : celui qui écoute, qui observe, celui qui marche, celui qui ferme la fenêtre, celui qui déménage les objets d’un endroit à un autre, celui qui se passe la main sur le front.

Pensée XXI

Le secret réside dans les sentiments, les pensées, les mouvements qu’on ne peut reproduire.

Pensée XXII

« Être ce que tu fais. » N’est-ce pas le chemin vers la liberté, c’est-à-dire vers soi-même ?

Pensée XXIII (sur la trace de Spinoza)

a) Si la vertu en elle-même n’est pas considérée comme la grâce suprême (et non que la vertu détermine la grâce comme une récompense), alors la vertu disparaît.

b) Si la vie en elle-même n’est pas considérée comme la grâce suprême (c’est-à-dire comme quelque chose de vrai et d’infini), alors la vie disparaît.

Pensée XXIV (signification pratique de la pensée XXIII)

a) On ne peut pas duper la vie.

b) Le mieux qu’un homme puisse dans sa vie, c’est se donner du bonheur à soi-même.

Pensée XXV

Quand on pense que tout dure et s’abîme dans le silence !

[extraits du recueil Park (Zbirka Prica), Biblioteka EGZIL-abc, Ljubljana, 1995 ; traduction française de Spomenka Dzumhur et Gérard Adam]

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