Chanson de toile pour les temps d’aujourd’hui

Claire Anne Magnès,

Elle s’assied au bord de la terrasse.

Son père a raconté : leur hôte, les festins, l’étrange serviteur. Difforme et laid. Mais plein d’esprit. Elle s’étonne. Tant de disgrâce et telle intelligence ? S’il disait vrai, pourtant. Ainsi de son amie à la voix caressante, aux mots couleur de miel. Soudain plus amers que la bile, plus acérés que des épines.

La langue. La meilleure et la pire des choses ?

Elle file au rouet.

Elle ne sait pas lire mais on le lui a dit : il est des manuscrits inspirés par le diable. Elle songe au moine copiste, frôlé par des ailes noires ; au sourire amusé du bel ange, caché dans l’ombre du couvent.

Savants et lettrés verront-ils quels parchemins portent la griffe du Malin ?

Parfois, chantonne-t-elle en démêlant la laine, on ne sait si la pomme est bonne qu’en y mordant.

Elle s’enferme au fond de la maison. Ouvre avec soin le livre. Acheté en secret. Lu quand la porte est verrouillée. Textes sacrés que le prince et les prêtres condamnent.

Elle ne comprend pas. Le mal n’habite pas ces pages imprimées. C’est ailleurs qu’il triomphe : dans les placards haineux, les pinces des bourreaux, les flammes des bûchers.

Plus tard, espère-t-elle, les hommes seront sages et sauront écouter.

Elle s’assied en face de son frère. Le voici précepteur des enfants du marquis : un homme fortuné, érudit, généreux, qui l’a mené dans sa bibliothèque. « Tu lis, cherches, consultes, ainsi que tu l’entends. » Et certes le garçon ne s’est pas fait prier.

Des merveilles, dit-il. Manuscrits, livres rares, ouvrages de physique et de philosophie, auteurs latins, anglais, Fontenelle, Voltaire et l’Encyclopédie. Il ajoute, amusé : et sous reliure raffinée, des contes polissons, des romans libertins. Elle rougit un peu mais ne s’offusque guère. Redevenu sérieux, il évoque sa chance. « Crois-tu qu’un jour viendra où tous auront accès au savoir, à la science ? »

Elle s’assied non loin de la fenêtre. Entre ses mains, une jupe à ourler.

Elle a coupé la voix de la radio. La trahison que diffusent les ondes. Qui s’introduit dans toutes les demeures. Discours truqués, paroles mensongères.

Elle observe le meuble avec rancune. Coffret porteur de concertos, de symphonies. Boîte aujourd’hui coupable d’imposture.

Elle a faim de mots vrais, faim de musique. D’un chant qui surgirait entre ces murs. Libre et joyeux, secouant sa crinière.

Tirant l’aiguille, elle pense à demain. Aux amis qui viendront les soirs d’été. Au vent léger, au ciel qui sera clair.

Elle termine sa lecture. Sur les exploits récents de la technique. Rien de nouveau dans tout ceci. Mais les moyens se sont perfectionnés. Aujourd’hui le mensonge offre des yeux limpides.

Textes tronqués, détournement d’images, arguments pervertis : balles de jongleur aux mains de l’histoire.

Elle se moque, elle s’attriste. La tromperie à domicile. Couper-coller des photos numériques. Contre-ténor au riche timbre de synthèse. Le vrai, le faux, jumeaux indiscernables.

Faut-il parler de progrès dévoyé ? Se réjouir des qualités acquises ?

Elle voudrait chanter la pensée insoumise, l’acuité du regard, le souffle créateur.

Et que sa voix sonne plus haut, porte plus loin que le roucoulement séduisant des machines.

Elle s’assied devant l’écran. Consulte le courrier. Messages attendus, envois à détruire aussitôt. Ceci non plus n’est pas neuf, pense-t-elle. Que d’arbres abattus pour de mauvais papiers.

Elle aime le mot toile, elle en aime l’histoire.

Celle d’ici. Chanson de lin, de chanvre et de patience. Mains légères sur le métier.

Celle d’une île blanche où, la nuit, Pénélope détruisait le travail du jour.

Belle matière. Vivante et nue. Espace offert aux couleurs. Aux images. Aux élans des chambres obscures.

Réseau tremblant qu’au jardin tissent les épeires. L’automne y accroche ses gouttes et la lumière ses reflets.

Maillage à l’échelle du monde. Né sur le sol américain. Terre berceau du peuple indien.

La vie, expliquent les Hopi, naquit de Grand-Mère Araignée. Elle tira de son ventre le fil qu’elle tendit sur le vide du monde. Femme, mère, grand-mère, créatrice nouant la chaîne. Animant la nature entière, êtres humains, plantes et bêtes, en harmonie.

Elle s’avance sur la toile. En équilibre sur le fil. Avec l’espoir d’en éviter les pièges.

Utopie ? Illusion ? Elle voudrait que chacun trouve, dans le lacis soyeux, un chemin de sagesse. Seul. Et l’œil attentif. Sans maître, ni mentor. Accordant tout son prix au don de la fileuse.

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