Le tribunal citoyen

Jehanne Sosson,

— Maître, vous avez la parole.

— Je vous remercie, Monsieur le représentant général des citoyens. Il m’échoit donc la lourde tâche de défendre ici le juge Coppens pour les graves préventions qui sont retenues contre lui. L’instruction a été menée à charge et à décharge par les instances compétentes, à savoir l’Association nationale des journalistes professionnels. Conformément à la règle, tous les éléments de l’enquête, à tout le moins ceux acceptés par les instructeurs, ont été soumis à l’avis des citoyens par voie de référendum sur internet et de publication dans tous les grands quotidiens en ligne. La nation entière connaît donc les détails de l’affaire, sauf que…

— Maître, nous savons tous cela. On vous demande de défendre votre client, pas de nous donner un cours. Le peuple connaît parfaitement les règles de procédure pénale. Poursuivez, mais soyez concret, et restez dans le cadre de la mission qui vous est impartie. Puisqu’on n’a pas encore supprimé les avocats, il faut bien que nous vous écoutions…

— Eh bien, Monsieur le représentant général des citoyens, je vous l’annonce alors d’emblée : je demande l’acquittement de mon client.

— Vous rigolez, Maître.

— Non, Monsieur le président.

— Maître, le terme de président est banni du vocabulaire depuis belle lurette ! Sauf pour le camembert… Donc vous demandez l’acquittement ! Et pour quels motifs, je vous prie ?

— Parce qu’il subsiste un doute, Monsieur le représentant général des citoyens.

— Un doute ! Un doute sur quoi ? Tous les sondages repris sur le site de cette affaire ont déjà reconnu votre client coupable. Comment pouvez-vous prétendre qu’il y a un doute ?

— Les sondages ne sont pas la vérité.

— De mieux en mieux. Vous remettez en cause l’avis des citoyens que j’ai l’honneur de représenter ici ?

— Non, Monsieur. Mais un avis n’est pas nécessairement synonyme de vérité.

— Comment osez-vous dire cela !

— Euh, de vérité judiciaire, s’entend ! La vérité judiciaire a toujours été différente de la vérité… tout court…

— C’est bien pour cela que l’on a généralisé le jury populaire par internet ! Parce que les juges se trompaient bien trop souvent. Ils acquittaient parce qu’il subsistait prétendument un doute, ou parce que l’instruction que leurs collègues étaient censés faire avait duré trop longtemps ou encore parce que les preuves avaient été obtenues illégalement ! Un comble ! Aujourd’hui, il n’y a plus de place pour le doute, puisque les citoyens s’expriment et que la majorité l’emporte. On est coupable ou innocent, selon le pourcentage. Il n’y a pas d’autre choix. Et en l’espèce, à ce stade de la procédure, le cyberjury a considéré votre client coupable à 89,45 %, Maître. Alors de grâce ! Un doute ! C’est vraiment une insulte au jury populaire, ce que vous dites là.

— Monsieur le président, pardon, Monsieur le représentant général des citoyens, j’ai eu la chance ou la malchance, c’est selon, de commencer ma carrière d’avocat à une époque où il y avait encore des présidents et des juges qui jugeaient…

— Ne cherchez pas à nous apitoyer avec votre âge canonique, Maître.

— Et où on avait envisagé de supprimer le jury populaire qui, à cette époque, avait compétence pour juger uniquement les crimes les plus graves et les délits de presse, en principe, mais ça, on ne le faisait jamais, au nom du principe de liberté de la presse, qui avait quand même le droit de dire tout et n’importe quoi sans être jugée.

— Effectivement, c’eût été un comble ! On ne juge pas la presse ! C’est heureusement un principe acquis désormais.

— Donc pour les meurtres, les viols… et tout cela, c’était un jury populaire.

— À la bonne heure !

— Mais pas pour le reste.

— Quelle horreur ! Et que d’erreurs, évidemment…

— On avait sérieusement envisagé de supprimer la cour d’assises.

— La cour de quoi ? La cour assise ? C’était quoi cette histoire ?

— Non, pas une cour assise. Les juges étaient toujours assis. Enfin, ils étaient ce qu’on appelait la magistrature assise, par opposition à debout.

— Ah bon ? Je ne comprends rien. C’est quoi cette histoire à dormir debout et assis ?

— Rien, rien, passons, c’est sans importance pour mon propos.

— Donc c’est quoi votre propos ?

— Mon propos, c’est une cour qu’on appelait la cour d’assises qui était composée de citoyens tirés au sort pour juger les crimes très graves.

— Oui, bon, rien d’original.

— Sauf qu’on avait sérieusement considéré qu’il aurait été préférable que ce soient des juges qui jugent aussi les crimes les plus graves, justement parce qu’ils étaient les plus graves.

— C’était idiot.

— Pas tant que cela, si vous me le permettez.

— Non, je ne vous le permets pas. C’était idiot. Un point c’est tout.

— On considérait que les jurés (c’est comme cela qu’on les appelait) pouvaient être influencés dans leur appréciation.

— Par quoi ?

— Par les plaidoiries des avocats.

— Tiens donc, encore eux ! C’était donc bien de leur faute. Et qui donc avait émis cette idée lumineuse de supprimer cette cour, qui, si j’ai bien compris, était la seule à fonctionner sur un mode démocratique ?

— Des parlementaires…

— Des élus du peuple qui combattaient le peuple ! On aura tout vu ! Je suis heureux d’être né après cette époque décadente…

— Et des professeurs d’université…

— Ah, évidemment ceux-là, il faut toujours qu’ils mettent leur grain de sel. Ils croient tout connaître et tout comprendre de là-haut, dans leur tour d’ivoire. Ils se prennent pour le bon Dieu…

— Hum, hum…

— Euh, vous avez raison, Madame la citoyenne greffière. On ne peut plus prononcer de terme évoquant une quelconque croyance dans un prétoire. Cela m’a échappé et je m’en excuse. Se prendre pour le bon d., c’est une vieille expression qu’utilisait souvent ma mère. Elle m’est restée. Je promets de participer à une séance de formation psychanalyticosocioétymologique pour m’en débarrasser. Vous pouvez l’acter à la feuille d’audience, Madame la greffière ; je m’y engage. Bon, Maître, revenons à nos moutons. Votre juge, Coppens, là… c’est très grave ce qu’il a fait. Il faut qu’il se repente.

— Je croyais qu’on ne pouvait plus évoquer une quelconque croyance dans un prétoire, Monsieur le représentant général.

— Je dis qu’il doit se repentir. Qu’est-ce que cela a à voir avec une croyance, ça ?

— Le repentir, c’est judéo-chrétien, comme notion.

— Judéo quoi ? Judéo-chrétien ! Voilà un terme expressément banni ici. Vous le savez très bien, Maître. Vous insultez le tribunal !

— Je retire ce terme, Monsieur le représentant général.

— Il était temps. Bon, selon l’horaire attribué par l’ordinateur pour cette affaire, il nous reste une minute avant le vote internet final. Expliquez-nous en une minute pourquoi il y aurait un doute sur les préventions retenues contre le juge Coppens.

— Il lui est donc reproché d’avoir jugé.

— Oui, c’est bien cela la prévention. C’est un délit très grave. Trois ans de prison s’il est reconnu coupable par le cyberjury.

— Il n’est pas coupable. Parce qu’il n’a pas jugé. Je vous le démontre.

— Ah bon ? Et les 347 jugements produits dans le cadre de l’instruction : 143 jugements de divorce, 129 jugements d’accidents de roulage et d’autres obscures affaires de droits intellectuels… Il les a tous signés !

— Oui, mais ce n’est pas lui qui a jugé.

— Ah bon ?

— Non, Monsieur le représentant général, ce n’est pas lui. Et en voici la preuve : son dossier médical ! Mon client ne peut matériellement pas avoir jugé : il avait été médicalement diagnostiqué aboulique.

— A quoi ?

— Aboulique, Monsieur le représentant général. Frappé d’aboulie. Il s’agit d’un symptôme psychique repris dans la liste officielle des maladies psychiatriques, qui se traduit par une incapacité à prendre des décisions, une disparition de la volonté. Le sujet aboulique ne parvient pas à décider, à choisir, à trancher, à arbitrer. Et le juge Coppens était clairement un sujet aboulique. Il était donc physiquement incapable de juger. Il avait choisi ce métier parce que les horaires lui convenaient. Comme il avait une femme et trois enfants aux études, il ne pouvait pas perdre son job. Il n’a pas voulu faire une déclaration d’incapacité de travail et dépendre de la mutuelle. Il a continué son métier, mais a trouvé… de l’aide.

— Qui a rendu ces jugements alors ?

— Le Premier ministre.

— Le Premier ministre ! Comment cela ?

— Oui ! Voici le relevé complet de tous les contacts téléphoniques entre le juge Coppens et le cabinet du Premier ministre, sur toute sa carrière. Vous constaterez que chacun de ses 347 jugements fait immédiatement suite à plusieurs contacts avec le chef de cabinet ou le Premier ministre lui-même.

— Montrez-moi ces relevés, Maître… En effet, c’est exact.

— Et pourquoi donc les instructeurs n’ont-ils pas été avertis de cette donnée capitale ?

— Je la leur ai soumise, mais ils l’ont écartée car ils ont considéré qu’il s’agissait d’un document non pertinent…

— Étrange. Bon, vu cet élément nouveau, je soumets immédiatement le délibéré de l’affaire aux citoyens par internet. Le quorum est atteint : il y a plus de 100 000 citoyens connectés actuellement.

— Quel sens civique !

— Nous aurons le verdict démocratique dans trente secondes… 28, 29, 30. Voilà le résultat : 41,23 % pour la condamnation, 58,77 % pour l’acquittement. Votre client est acquitté, Maître. Il a de la chance. Les débats sont clos. Affaire suivante !

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