Nous sommes tous des Marie-Rose Morel

Bruno Wajskop,

« Bravo au peuple du monde ! »

Quel prétentieux encouragement, n’est-ce pas ? Cette prétention n’est pourtant pas ressentie lorsqu’un « Bravo au peuple de… » (au choix, en cette période multirévolutionnaire) s’affiche sur le « mur » d’une page Facebook. Si l’écrivain qui félicite un peuple est prétentieux et l’internaute ne l’est pas, comment évaluer le propos ? C’est simple : il suffit de le dire. Dites : « Bravo au peuple d’Égypte », par exemple dans une soirée entre amis, dans l’autobus ou dans votre baignoire. Vous serez saisi même si cela ne vous noie pas.

Les réseaux sociaux viennent à peine de défoncer la porte de l’Histoire. Il est encore tôt pour déterminer à coup sûr leur impact à long terme sur la démocratie. La seule conclusion certaine que l’on puisse tirer est qu’il existe un lien signifiant entre le patronyme Zuckerberg et la marque des sucres Tirlemont. Mais au-delà, quelles tendances s’inverseront ? Quelles faiblesses seront accentuées ? Quel progrès est à espérer ? La démocratie virtuelle contribuera-elle à atteindre l’apogée d’une caricature d’humanité ?

Imaginer le futur d’une notion est plus commode en limitant le champ à un territoire restreint. Restons en Belgique. Fixons l’objectif : la Belgique en l’an 10 000. Ne perdons pas le lecteur : parlons d’abord des femmes.

La question de savoir si Marie-Rose Morel sera béatifiée n’est pas aussi comique qu’il y paraît. Le slogan Nous sommes tous des Khaled Saïd a eu un effet déterminant sur la révolution outre-Nil, et l’on peut penser que les nations, qui peinent à se définir, pourraient être remplacées à l’avenir par des communautés rassemblées autour de Nous sommes tous des… choisis parmi une bonne brassée de martyrs. Ainsi, la Flandre de l’an 10 000 sera-t-elle peut-être la communauté des Nous sommes tous des Marie-Rose Morel — même si cela implique d’accomplir de grands progrès dans le traitement du cancer de l’utérus.

Les femmes font joli dans les conseils d’administration, lit-on, et on sait quelle influence elles ont sur les sociétés puisque nous constatons l’effarant état des États qui les voilent et s’abstiennent de les éduquer. Nous abordons timidement les questions de parité, de vocabulaire féminisé et de sexe dans les forces armées. Cependant, on en sait plus sur l’atome, l’espace, les maladies orphelines et le sexe des prophètes, que sur la Femme et son rôle potentiel dans l’Humanité. Que l’on en soit encore à discutailler sur les différences de salaire et les congés parentaux est tout à fait délicieux en ce que cela permet au prétentieux auteur qui s’éclate dans ces pages de se savoir plus intelligent que certains des génies qui agencent son univers. L’apport des femmes au monde, outre qu’elles permettent parfois aux hommes de devenir des hommes, ne semble tout simplement pas envisagé — y compris par les féministes elles-mêmes, occupées qu’elles seront en l’an 3 000 à faire orthographier « l’artiste » au féminin « artistete » (un consensus semblera se dégager à l’aune du quatrième millénaire sur l’usage unisexué du mot « awistt » avec deux « t », en y accolant le substantif « perfusé », qui s’accorde en genre et en nombre). Les Belges de l’an 10 000 riront bien de ces femmes de notre époque, qui végétaient au stade de la consommation.

L’avènement de la vidéo n’a pas transformé neuf milliards de Terriens en acteurs, et le clavier ne fait pas l’auteur. Certes, lorsque nous écrivons, nous sommes l’auteur de tout, y compris des paroles des autres et des rengaines les plus communes. Nous devenons les auteurs de la langue. N’en déplaise à la Sabam — nous ne sommes pas tous des Marc Hermant —, la notion d’auteur ne concerne ni les mots ni les phrases. Nous ne sommes les auteurs que d’un style.

On l’a vu, l’auteur peut être mortifié dans une position où l’ « être Facebook » n’est pas ridicule. On le sait, l’auteur littéraire qui se pique de politique prend un risque infiniment plus grand de porter une casserole que n’importe quel VIP chez Nespresso (dont l’ancêtre fut le café du commerce). Cela tient à la position du corps de celui qui écrit. On couche beaucoup sur Internet. Les sites de rencontres ne sont pas entachés par la misère sexuelle qui caractérisait ce type d’échange il y a peu. Mais peut-on dire de celui ou celle qui remplit son mur, qui alimente son blog ou qui entretient une excitante relation avec une rangée de photos en basse résolution, qu’il couche quoi que ce soit par écrit ? Écrire implique de coucher le corps. Un certain corps doit faire l’objet d’un laisser tomber. L’écriture appelle et façonne un nouveau corps.

Nous sommes tous des primitifs, handicapés par de vains efforts pour limiter nos élans vers la jouissance, une jouissance exacerbée par un consumérisme tel que le sexe n’y peut mais, pauvre sexe dont la représentation dérive vers des mises en scène burlesques. Mais l’écriture peut-elle réussir là où échouent, en vrac, la pornographie et les réseaux ? Je le pense, mais pour cela il nous faudra bien reconnaître que nous ne sommes pas tous des écrivains.

Une pléthore d’auteurs et de commentateurs s’essaie à rajouter leur petit grain sur la montagne de sucre que représentent les commentaires pas tous complémentaires sur les réseaux sociaux. Mais la démocratie est en période de latence. Et la latence est un grand tourment dans le régime pulsionnel. Attendons que ça caramélise.

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