Je viens d’arrêter la voiture sur le parking du personnel. Pour la rentrée, j’aurais préféré un vrai temps de demi-saison, entre bruine et pluie, au lieu de quoi nous bénéficions d’un superbe été indien, du jamais vu. Je dis « nous » et je le regrette déjà. J’ai du mal avec ce « nous », car je pense aussitôt à Claire et la boule gonfle aussitôt au fond de ma gorge, un poids de plomb en fusion me déchire l’estomac. Au même instant, mon esprit se vide, je n’ose pas sortir de la voiture, tous les gens qui marchent autour, parlent, rient, avancent d’un pas décidé, flottent sur la toile d’un film où je n’ai plus aucun rôle. Et pourtant, moi, je suis encore au générique.
20 septembre, le temps ressemble plus à celui d’une session d’examens de juin qu’à celui d’une rentrée universitaire. La vingt-deuxième pour le professeur Renson, climatologue de réputation internationale. Dans son pays, on prononce son nom : « Renne-son » ; en France, « Rançon ». Il n’a jamais cherché à comprendre cette différence. Cela le faisait plutôt sourire, cette image d’une somme à monnayer en échange d’une libération quand il se trouve à l’étranger ou celle du cri d’un fier animal du Grand Nord canadien quand il est chez lui. La rançon du renne, cela pourrait faire un beau titre de film, songe-t-il, sans trop savoir pourquoi. Désormais, le professeur Renson n’a plus le goût de sourire. Il se demande plutôt comment il va pouvoir sortir de cette voiture, comment il va pouvoir se retrouver devant son auditoire.
Je fonctionne en pilotage automatique. J’ai fini par m’extraire de l’habitacle de mon véhicule, j’ai remonté la rue, franchi les portes coulissantes et parcouru les couloirs dans un brouillard où se déplacent des ombres que je n’identifie pas. Heureusement, la secrétaire m’a transmis un horaire d’une précision chirurgicale. Sa façon à elle de me témoigner son soutien et sa compassion. Les étudiants ont aussi dû être prévenus : il règne un silence feutré, solennel, aussi étrange que ma présence devant la soixantaine d’étudiants inscrits à ce cours devenu fétiche sur les mutations climatiques. Un cours où la science court derrière les événements. Soixante jeunes en première maîtrise. La génération de Claire. Elle aurait dû être aussi sur le campus. Ils doivent penser que je suis bien courageux alors que je traîne toutes mes lâchetés, tous mes égoïsmes. Pitoyable, je suis pitoyable, et plus pitoyable encore de le penser.
Le professeur Renson a voulu donner sa leçon inaugurale comme si de rien n’était. C’est devenu un classique de son université, quasi un rendez-vous obligé, depuis qu’il a intégré le G.I.E.C., le groupe international d’experts sur l’évolution du climat. Chaque année, il y a davantage de personnes dans l’assistance. Claire en était il y a trois ans. Cela l’avait touché. Il s’était senti père et plus-que-père. Surtout qu’ils ne se voyaient plus que par nécessité. Il n’avait pas prévu sa réaction quand il l’avait croisée la semaine suivante, pour la location de son kot. Elle lui avait asséné toute une tirade sur ses beaux discours de prof qui changeait si peu ses habitudes. Son goût pour les belles voitures par exemple, dont il ne parvenait pas à se passer pour le moindre de ses déplacements. Le professeur Renson comprit qu’il resterait définitivement l’homme à tenir à distance. À remettre à sa place.
Je n’ai jamais mis beaucoup d’expression, de rythme, d’émotion dans mes exposés. Je m’en suis toujours tenu à la rigueur scientifique. Froide. Une manière de ne rien montrer de soi. Et aujourd’hui plus que jamais. Je lis mon texte comme un automate. J’aurais tout aussi bien pu leur transmettre une vidéoconférence. Mon regard tombe sur le visage de telle ou telle jeune fille et me revient en mémoire ce coup de téléphone devenu obsédant : « Monsieur Renson, Monsieur Bernard Renson ? (Mon interlocuteur aurait pu me donner des leçons en matière d’expression neutre et froide.) Police fédérale, Monsieur Renson, nous avons une nouvelle pénible pour vous. Très pénible. Cela concerne votre fille Claire. Je suis au regret de vous annoncer qu’elle fait partie de la vingtaine de victimes de la Love Parade de Duisbourg de ce week-end. Les autorités allemandes viennent de nous contacter. Votre ex-femme est prévenue. Les services sociaux vont prendre contact avec vous. (Cette fois, mon interlocuteur dévidait son discours sans laisser un espace pour un silence.) Ils vous conduiront à l’ambassade car il y a plusieurs démarches à entreprendre. Bon courage, Monsieur Renson. Je suis désolé. » Je ne sais pas pourquoi il avait conclu par cette phrase. Il ne m’avait pas laissé le temps de réagir. J’ai déposé le téléphone. J’ai été pris d’une migraine violente. Mon corps s’est mis à trembler. Et depuis, un mal de ventre ne m’a plus quitté comme si j’avais le cœur dans les tripes. Cécile s’est occupée de toutes les formalités. Elle n’a pas dérogé à son attitude depuis que je les ai abandonnées. Un regard de marbre noir. Des dents serrées sur le silence.
Ce fut l’été de toutes les catastrophes. Une gigantesque marée noire se déversait sur les côtes de l’État le plus pollueur de la planète. L’arroseur arrosé. Son prophétique président n’y pourrait rien et les touristes émigreraient sous des cieux plus favorables. Ceux qui restaient car, à un autre bout de la planète, des feux de forêts dévastateurs venaient frapper aux portes d’une place Rouge aussi polluée que le Soho de Dickens. Des hectares s’envolaient en fumée et en CO2. Le professeur Renson ne savait plus où donner de la tête. Ailleurs, des inondations sans nom plongeaient un pays musulman et ses millions d’habitants dans la détresse. Des inondations et tempêtes devenues un classique estival. Les appels de fonds se multipliaient, mais ne trouvaient que peu d’échos. Lassitude ? Indifférence ? Impuissance ? Cynisme ? Pourquoi encore verser trente euros quand d’autres continuaient à parader en 4×4 subventionnées par la société ? Sans oublier qu’aux confins d’un désert, une famine couvait en silence, avait fait ses premières victimes loin des caméras. Les journaux télévisés n’avaient plus la capacité d’intégrer toutes ces infos. Il fallait laisser une place au rire dans le spectacle du monde. L’homme, se dit le professeur Renson, se résigne à la disparition inéluctable de populations entières de congénères. La sélection naturelle chère à Darwin avait encore de belles heures devant elle. Pendant ce temps, le pays vivait un lent, doux et discret divorce. Les médias eux-mêmes se révélaient laconiques, en phase avec la communication des négociateurs, fidèles à une omerta généralisée. Une discrétion telle qu’un jour, les citoyens se réveilleraient dans un État métamorphosé, mis devant une politique du fait accompli. Aucune anticipation ne leur était offerte. Le professeur Renson n’en avait pas permis davantage à sa femme et à sa fille.
À quoi riment toutes mes belles démonstrations. Tout cela m’épuise. C’est une vraie guerre que l’on mène, une course contre la montre et les lobbies. Mais je continuerai de l’avant, aujourd’hui plus que jamais. En mémoire de Claire. Que me reste-t-il d’autre ? Ils auront beau essayer de me soudoyer à coups de dollars comme ils l’ont déjà tenté, suscitant je dois dire une hésitation chez moi face aux sommes proposées, je n’ai plus rien à gagner. Ce n’est pas demain la veille que je toucherai à mes chiffres, que j’en atténuerai l’impact. Le Competitive Enterprise Institute m’a approché à plusieurs reprises puis s’est lassé. Il a trouvé ses fers de lance parmi d’autres de mes collègues moins scrupuleux pour dénoncer l’imposture climatique. Ils cherchent dans nos thèses les moindres failles, quitte à faire preuve de mauvaise foi, pour susciter le doute. Les stratégies de discrédit lancées sur mes recherches portent ici et là leurs fruits. Ils mobilisent de véritables armadas médiatiques. Et ça marche. À chaque sommet, je dois à chaque fois remonter au créneau. Voilà ce que je développe depuis cinq ans devant mes élèves : la science ne doit plus seulement faire la preuve de ses thèses, elle doit dorénavant lutter contre les stratégies de doute mises en place, défendre son honneur face aux climato-sceptiques.
Quand le professeur Renson avait annoncé à sa femme et à sa fille sa volonté de divorcer, elles étaient tombées des nues. L’une comme l’autre. Ses explications ne les avaient pas convaincues. Il voulait vivre sa vie, avoir du temps pour lui, sortir du rôle d’époux et de père dans lequel il était enfermé depuis des années. Il était persuadé d’avoir rempli son rôle, d’avoir fait son devoir. Il voulait échapper à cette existence cosmétique. Cécile et Claire ne comprenaient pas, elles ne le reconnaissaient pas. Elles avaient la conviction de lui avoir laissé les coudées franches, il avait pu mener sa vie comme il l’entendait, son métier accaparait l’essentiel de son temps. Elles ne s’en étaient jamais plaintes. Claire était encore plus révoltée que Cécile. Son rôle ? Son devoir ? Il voulait un diplôme, peut-être ? Avec mention et les honneurs du jury ! Mais quel rôle ? Il n’était là que pour suivre ses travaux d’élève studieuse qu’il aimait exhiber dans les soirées où l’on n’invitait jamais que ses relations, il insistait pour signer les bulletins bardés de notes mirifiques, ça oui. Pour le reste, que savait-il de sa vie ? Connaissait-il ses stress et ses angoisses ? Avait-il une idée de ce qu’elle vivait en dehors de ses cours ? À quand remontait leur dernière vraie conversation ? Sa mère la laissait dérouler son chapelet de colères. Une diatribe à laquelle le professeur Renson ne s’était pas préparé. Il encaissait sans réagir, ce qui augmentait la révolte de sa fille qui ne comprenait pas qu’il était déjà ailleurs. Il avait ébauché un « tu es grande maintenant, tu dois comprendre », sans conviction. Il n’avait même pas espéré qu’elle comprenne. Et de fait elle n’avait rien compris à ce qui lui arrivait.
Claire n’avait pas tort finalement. Je ne savais même pas qu’elle était en Allemagne. Ma fille à Duisbourg ! J’aurais été incapable de situer la ville sur une carte. À un festival de musique techno. Une Love Parade. C’est ainsi que j’ai appris qu’elle était une raver. Un mot qui m’était totalement inconnu. Est-ce qu’elle l’était déjà quand je la voyais encore ? Est-ce qu’elle participait à ce genre de rassemblement pour la première fois ? Plus d’un million de participants ! Pris dans un couloir de la mort. Écrasés par un mouvement de panique. Je ne sais pas trop pourquoi, je me suis mis à penser à sa chambre d’enfant, d’adolescente, avant qu’elle ne déménage avec sa mère, avant que je ne les aie obligées à déménager. Mon souvenir est flou, s’accroche à quelques détails, comme ses livres d’astronomie, un lampadaire oriental ramené d’Égypte, une carte du monde. Mais le reste, les photos, les posters, les objets, tout cela demeure flou. Claire avait raison : elle avait grandi sans que je la voie, sans que je m’en aperçoive. J’avais fait pire : j’avais quitté le nid, j’avais vécu une crise d’adolescence à sa place. Et je n’avais même pas tenté de jouer la parabole du père prodigue. Devant ces étudiants dont certains ont peut-être côtoyé Claire sans que je le sache, je vis une imposture. Ils ne me méritent pas, comme je n’ai pas mérité Claire.
Le professeur Renson disait vouloir reprendre sa liberté après avoir consacré à sa femme et à sa fille ses plus belles années. Le pire, c’est qu’il n’avait rien à leur reprocher. Il prétendait qu’il n’aurait pas pu rêver meilleure épouse, meilleure fille. Ça les rendait folles. Folles. Sa décision échappait à toute rationalité. Un caprice de gamin. De sa part, le professeur Renson, l’homme public apprécié pour la rigueur de ses raisonnements et la fiabilité de ses théories. Sa décision ? Ses décisions plutôt. Il avait déjà pris ses dispositions, dont la plus inattendue, la plus injuste, la plus révoltante pour Claire et Cécile : celle de vendre la maison familiale. Il avait des projets, disait-il. Sur le coup, elles étaient restées sans voix. Catastrophées. Un tsunami ne les aurait pas moins submergées. La haine était venue après.
J’aurai été un imposteur jusqu’au bout. Cécile s’est occupée de tout : le rapatriement du corps, les funérailles, les faire-part, la cérémonie. Tout. Dans les moindres détails. Je me suis tenu en retrait, je m’étais déjà exclu bien avant le drame. J’avais cru vivre une autre vie. Je me suis rendu à l’enterrement. Je savais que je n’étais pas le bienvenu, mais mon absence aurait été pire que ma présence. Même ma famille, mes proches paraissaient embarrassés. Cécile n’a eu aucun regard vers moi. Je suis resté seul tout le temps des funérailles, jusqu’à la mise en terre. Il faisait torride, une canicule de plus. Je me suis souvenu de l’Étranger d’Albert Camus, lu tant de fois. Je transpirais. Tout me faisait transpirer. Mes habits, mes sous-vêtements étaient trempés d’une sueur chaude et moite. Je me suis senti absurdement gêné de me présenter ainsi devant la fosse où les pompes funèbres avaient descendu le cercueil. C’est au moment de m’approcher pour déposer une dernière rose — j’ai pensé : la première que je lui offre — que j’ai aperçu, couchée sur le flanc à même les terres retournées, la pierre tombale. Elle gisait en pleine lumière, chauffée par un soleil impitoyable. L’inscription m’atteignit comme une lapidation : Claire De Landtsheer, 10.02.1989 – 25.07.2010. Son nom, le mien, remplacé par celui de sa mère. Tout le monde fit semblant de ne pas le voir. Je pris mes jambes à mon cou.
Rivé à son pupitre, le professeur Renson continue de débiter son exposé que personne ne semble écouter. Tous ses jeunes auditeurs sont pétrifiés, immobiles, inexpressifs. La veille, il a enfin pu rencontrer le notaire de famille, celui-là même qui avait acté à regret la vente. Il l’a accueilli froidement. A lu d’un ton monocorde la lettre où Claire émettait le souhait de pouvoir se défaire de son nom. Quand il lui a remis le document, le notaire l’a regardé avec lassitude, le visage fatigué par le grand âge. Le professeur Renson interrompt tout à coup son cours. Ses forces l’abandonnent. Il s’arrête sur une fin de phrase : « … dépendra de nos choix », répète lentement, de manière quasi inaudible : « … nos choix, nos choix », deux fois, trois fois, lève les yeux sur l’auditoire, ne supporte pas l’affrontement, chancelle vers la sortie, jusqu’au couloir où il se met à pleurer en poussant des cris incontrôlables. Seul.