à Paola et Marco, Naguib et Alex, Paquita et Lalo, frères et sœurs

Une vieille maison coloniale dans un pays du Sud. Au fond de la propriété sourd une source millénaire à laquelle tout le village de Cocha-bamba puise la vie. Une femme et un homme aux cheveux blancs se parlent. Tout semble les séparer : il est Président Directeur Général d’une des plus importantes entreprises mondiales d’exploitation d’eau, elle possède la propriété. Tout les sépare… depuis l’enfance.

Elle : Elle ne paraît son âge que lorsqu’elle le regarde.

Lui : Il a à peu près le même âge et la même façon de vieillir en la regardant.

(Le soir. Elle lui a ouvert et l’a laissé entrer, il est en pardessus, une mallette à la main, ils se regardent en silence)

Lui : (il fait signe de vouloir se débarrasser) Je peux ?

Elle : (distante) Sur la chaise.

Lui : (il s’exécute) Je suis venu les mains vides.

Elle : Je vois.

Lui : J’aurais voulu faire ça autrement.

Elle : Mais ?

Lui : J’ai été surpris par le temps.

Elle : Et vous en êtes désolé.

Lui : Absolument, je vous prie de m’excuser.

Elle : Vous n’en avez pas l’air.

(Un temps)

Lui : Je ne m’attendais pas à être pris de court. C’est toujours plus délicat qu’on ne croit.

Elle : Je ne vous le fais pas dire.

(Un temps, ils restent debout)

Lui : (faisant signe de vouloir s’asseoir) Je peux ?

Elle : Vous pouvez.

Lui : (en s’asseyant)Je ne compte pas rester longtemps.

Elle : Je vous en saurais gré.

Lui : Ah… vous êtes pressée ?

Elle : Je ne voudrais pas que le temps vous surprenne davantage.

(Un temps)

Lui : Vous avez reçu mon télégramme ?

Elle : Sans quoi je ne vous aurais pas ouvert.

Lui : Je vous remercie.

Elle : Je vous en prie.

Lui : Excusez-moi, j’ai…

Elle : Oui ?

Lui : La tête qui…

Elle : L’altitude. (Elle se dirige vers La cuisine.)

Lui : Non, c’est que… je n’ai plus l’habitude…

Elle : (à la cantonade) J’ai dit : l’altitude.

Lui : (même jeu) J’ai entendu. Ce n’est pas ça. Le voyage est long et j’ai oublié de…

Elle : (revenant avec une tasse de tisane) Lever le pied ?

Lui : Quelque chose comme ça. (Prenant la tasse qu’elle lui tend) Merci.

Elle : Surtout à nos âges.

Lui : (buvant) Ça vous arrive aussi ?

Elle : À chaque fois que j’oublie, comme vous.

Lui : Vous devez connaître le remède.

Elle : Je bois et je me tais.

Lui : Oui.

(Un long silence. Elle disparaît. Après quelques minutes, il se lève, prend sa mallette dans l’intention de l’ouvrir, se ravise, la redépose. Il fait quelques pas dans la pièce, regarde l’un ou l’autre objet, prend un livre, le redépose, puis tombe sur un album photos, l’ouvre, s’assied et le feuillette attentivement)

Elle : (reparaissant) Que puis-je ?

Lui : (refermant furtivement l’album) Pardon ?

Elle : Je pensais avoir fait le tour de la question la dernière fois.

Lui : Dans un sens, je…

Elle : Et dans l’autre ?

Lui : Nous avons réexaminé les données.

Elle : Je ne peux pas en dire autant.

Lui : Nous comptions sur votre collaboration mais à défaut, nous sommes à même de vous faire une contre-proposition. Je vous prie de m’excuser… (Tout à coup il sort de son oreille droite une oreillette qui a la taille d’un appareil auditif, la replace, s’éloigne et répond au coup de fil.) Fine ! No thanks. I’ll call you tomorrow. (À elle) On ne nous dérangera plus.

Elle : Je serai franche, je ne comptais pas vous revoir.

Lui : Je vous avais pourtant signifié ma détermination.

Elle : Il en est venu d’aussi déterminés que vous. Je ne les ai jamais revus.

Lui : Leur offre ne leur permettait sans doute pas d’insister.

Elle : Pas plus que la vôtre.

Lui : Elle a changé.

Elle : Pas moi. (Un temps) La tête ?

Lui : Passé. Merci pour… (Il indique la tasse)

Elle : Maté de coca. Indispensable. (Elle indique l’album.) Je vous prierais de remettre ceci où vous l’avez trouvé.

Lui : (s’exécute) Excusez-moi.

Elle : Vous n’y trouverez aucune photo utile. Celles qui le sont, vous les avez.

Lui : Et je vous en remercie. (Il respire.) L’Assemblée Générale en réunion plénière a fixé un nouveau prix. La somme est voisine du double.

Elle : Vous êtes revenu seul ?

Lui : Je serais très heureux de finaliser dans les quarante-huit heures. Je ne pourrai pas prolonger mon séjour, cette fois.

Elle : … ou bien vous l’avez laissé en ville ?

Lui : Monsieur d’Honcques de Vauban est resté à Paris.

Elle : Griselda sera triste.

Lui : Pardon ?

Elle : Griselda. Elle vous a nourri pendant trois jours, il y a six mois.

Lui : Ah oui, j’avais oublié… son prénom.

Elle : Elle appréciait votre jeune collaborateur. Vous lui auriez fait plaisir en l’emmenant dans vos valises.

Lui : Sa présence n’a pas été jugée nécessaire.

Elle : Ah ?

Lui : Des affaires urgentes à régler au siège.

Elle : Dommage.

Lui : (maladroit) Alma, je suis revenu dans notre intérêt à tous deux.

Elle : Madame Pecherel, je vous prie. Vous parlez à Madame Pecherel. Vous disiez ?

Lui : La source du Loup est un enjeu qui vous dépasse. Je suis revenu pour vous éviter d’en être dépossédée.

Elle : Et tu… (Il la regarde.) Vous. Vous vous y prenez toujours aussi mal.

Lui : J’ai donné ordre de rédiger un contrat dont les clauses vous sont favorables.

Elle : (de but en blanc) Le Rio amazonien jette plus de dix km3 d’eau par minute dans l’océan Atlantique. Avec un pareil volume d’eau chaque habitant de la terre pourrait prendre un bain toutes les quarante minutes. Vous le saviez ?

Lui : …

Elle : Alors, comment se fait-il que quinze millions d’êtres humains meurent de soif chaque année ?

Lui : Parce que…

Elle : Parce que des Sociétés comme celle que vous présidez font leurs choux gras en vendant ce qui est à tout le monde.

Lui : C’est simpliste.

Elle : Enfantin.

Lui : Vous devriez savoir que c’est la seule façon de garantir une eau potable de qualité dans le monde entier.

Elle : Réservée à ceux qui ont les moyens de l’acheter.

Lui : Nous appliquons des mécanismes de taxation par paliers de consommation.

Elle : C’est sans doute pourquoi un milliard et demi de personnes sur terre n’y ont pas accès. En 2025, ils seront plus de quatre milliards, la moitié de l’humanité.

Lui : Le problème n’est pas simple.

Elle : Le marché, vous voulez dire.

Lui : Non plus.

Elle : Vos actionnaires eux ne meurent pas de soif ! Ni de faim ! Ils ont des estomacs démesurés. De leur appétit dépend votre survie, n’est-ce pas ?

Lui : Cela ne date pas d’hier.

Elle : À qui le dites-vous ! Ici, cela fait des millénaires que l’eau du Loup est à tous.

Lui : La situation actuelle est inadaptée aux nouvelles réalités.

Elle : Inadaptée ! ?

Lui : Les ressources indispensables au développement durable de notre écosystème sont épuisables.

Elle : J’avais cru comprendre.

Lui : Cela vaut pour l’eau du Loup comme pour toutes les sources de la planète.

Elle : Raison de plus pour essayer de…

Lui : La sauvegarder et en garantir une distribution optimale.

Elle : C’est ce que fait la communauté de Chaclacayo Alto depuis toujours.

Lui : Dans moins de dix ans, si des dispositions ne sont pas prises aujourd’hui, la qualité de l’eau de la source deviendra médiocre. En quelques mois elle cessera d’être potable et, au bout d’un an, personne ne pourra l’utiliser sans compromettre sa santé. C’est écrit noir sur blanc (posant sur la table un document qu’il vient de sortir de sa mallette), je vous avais laissé ce document la dernière fois, je regrette que vous n’ayez pas eu le temps d’y jeter un coup d’œil.

Elle : J’ai fait mieux.

Lui : …

Elle : Mais vous parliez d’un nouveau contrat ?

Lui : Un pourcentage fixe des bénéfices que la Société tirera de l’exploitation de la source vous sera versé tout au long de votre vie. Et sera transmissible (il détache les mots) à tout héritier que vous désignerez. (Un temps, elle le foudroie du regard.)

Elle : Bien joué.

Lui : Je ne suis pas sûr que vous mesuriez votre intérêt.

Elle : Mais si, mais si ! Vous êtes sûr de tout ! Vous êtes infailliblement sûr de tout parce que vous pouvez tout acheter ! L’état du monde vous donne raison. Réjouissez-vous !

Lui : Je suis aussi sensible que vous à l’état d’épuisement des ressources en eau de notre planète.

Elle : Ah oui ?

Lui : Il induit de nouveaux enjeux sociaux. L’eau est « un bien commun patrimonial mondial »…

Elle : Dit par vous, ça fait tout de suite monter le prix.

Lui : …Lorsqu’on l’aura reconnu, on n’aura toujours rien fait pour la préserver.

Elle : Vous, par contre…

Lui : Ni pour permettre au plus grand nombre d’en jouir le plus longtemps.

Elle : … En la cotant en Bourse, vous allez nous sauver, sans doute ?

Lui : Gérer sa valeur marchande est la seule manière de donner un prix à l’eau et de permettre aux lois du marché d’interagir.

Elle : Je croyais que les lois du marché reposaient sur la valeur des biens de substitution ?

Lui : (surpris) Pardon ? Euh… oui… C’est un argument…

Elle : « Inadapté » ?

Lui : L’eau…

Elle : N’est pas un bien de consommation substituable, puisque je ne peux choisir aucun autre bien pour la remplacer. C’est donc un bien social.

Lui : L’un n’empêche pas l’autre.

Elle : Sa gestion doit s’organiser par des modes équitables de distribution ou d’échange.

Lui : C’est bien dit. Suivant quels paramètres ?

Elle : En tout cas, pas ceux de la privatisation, si chers à vos actionnaires. Lui : Qui supportera les coûts d’une telle gestion, alors ?

Elle : Ils doivent être assumés collectivement.

Lui : Vous êtes romantique.

Elle : J’ai lu dans le livre d’un sage qu’aux États-Unis d’Amérique, apparemment la première puissance économique, financière et militaire du monde, quarante et un millions de personnes, un septième de la population, sont dépourvues de sécurité sociale.

Lui : Et vous en concluez ?

Elle : Que l’État ne…

Lui : Si vous voulez parler de « L’État-providence », sachez qu’il a capitulé sur des points aussi…

Elle : L’État, c’est vous et moi. En ce qui me concerne, je ne renonce pas à faire de la providence notre récompense à tous, si nous réussissons l’exercice vital de vivre en société. Et vous, vous avez capitulé sur quoi ?

Lui : L’idéologie du marché induit la privatisation de l’eau depuis plus d’un demi-siècle.

Elle : L’idéologie du marché n’est pas la mienne.

Lui : Vous la remplacez par quoi ?

Elle : Un contrat mondial pour le bien commun.

Lui : Beau slogan ! Si l’idéologie du partage avait des adeptes, il y a longtemps qu’elle ferait avancer le monde.

Elle : Je croyais que vous défendiez un mode de taxation ajusté à la consommation ? Monsieur Tobin n’a pas fait mieux en proposant sa taxe qui fait peur à tous les riches.

Lui : La compétitivité réglera le marché et…

Elle : Déréglera, vous voulez dire ! En creusant les déséquilibres mondiaux au bénéfice des puissances financières. Dans une escalade de faux besoins créés pour la survie du système.

Lui : C’est le prix à payer pour le bien-être de tous.

Elle : De qui ?! Seule une solidarité mondiale permettra l’adoption d’un système fonctionnant au bénéfice de tous !

Lui : Mais le système fonctionne ! La société que je représente en est la preuve ! Elle est la seule capable de sauver l’eau du Loup, et vous le savez !

(Un temps)

[…]

Partager