L’échappée belle

Pol Charles,

« Un garçonnet l’échappe belle. » Ainsi s’intitulait, page des faits divers, l’articulet (de quel journal ? Le Rappel, droite catho où ferraillait déjà Pol Vandromme ? Le Journal de Charleroi où Jacques Guyaux entretenait sa nostalgie du Front popu ? Les deux hommes, que tout aurait dû opposer, pratiquèrent une amitié d’un demi-siècle, à l’ébahissement partagé des laïcards et des « thalas », les va-t-à la messe) ; l’articulet, écrivais-je : le garçonnet, c’était moi.

Garçonnet rescapé : puisque je n’étais pas encore l’amoureux des dictionnaires que je suis devenu, je ne rapprochais pas « échapper » de « rescapé », ce mot d’origine picarde entendu et répété par les journalistes parisiens accourus sur les lieux de la catastrophe minière de Courrières. Je ne m’interrogeais pas davantage sur ce « l’ » du titre, même si je comprenais que j’avais échappé de justesse à un danger ; non plus déconcerté par le féminin « belle ». M’en voudra-t-on d’être (un peu ?) cuistre ? L’expression « l’échapper belle », apparue au milieu du xviie siècle, signifie manquer une balle (l’) qui était belle, c’est-à-dire rattrapable. Le journaliste avait-il hésité, s’agissant du temps du verbe ? Son présent renvoyait au passé, à tout le moins à la veille ; « l’a échappé belle », formulation plus appropriée, lui parut-elle tendre un piège ? L’étroite proximité entre participe passé et adjectif imposait-elle, ou non, l’accord au féminin ? Les grammairiens traditionnels, souvent chèvrechoutistes et frileux, penchent ici pour l’invariable, conviennent ailleurs que l’accord peut se justifier. Marc Wilmet, linguiste cycliste, tranche : invariable, vu l’opacification moderne de « l’ », où plus personne ne reconnaît la balle.

Je l’avais donc échappé belle.

Enfant, j’avais rêvé d’une bicyclette et n’avais pas même obtenu une trottinette. Faute d’argent ? Je ne le crois pas, même si je suis d’origine modeste. Peur de l’accident ? Sans doute. J’ai pourtant réussi à user puis à vaincre la résistance.

Un vélo flambant neuf, de marque Alcyon, gris métallisé, à l’époque sans dérailleur. Le nom, Alcyon, était propice : la rencontre du fabuleux oiseau marin constituait un présage de calme et de paix, l’oiseau construisant son nid l’hiver, par une mer paisible.

Ma taille, réduite, dont je m’affligeais fort, rendait assez malaisée l’adoption d’un cadre pour homme — une barre horizontale à chevaucher. Je me résignai à un cadre mixte : compromis entre masculin et féminin. Le vendeur ne disposant pas de ce modèle me proposa un vélo pour dame. Je résistai de plus en plus mollement dès lors que celui-ci, il m’appartiendrait aussitôt.

Meurtri, j’imagine, après un tel renoncement, Alcyon se révélerait bientôt funeste lors de la descente, pourtant guère redoutable, qui me conduisait à mon collège jésuite. Glissade sur les pavés ronds comme des chapeaux boules ; la Mercedes qui me suivait écrabouilla l’Alcyon et me traîna, agrippé au pare-chocs avant, sur quelques mètres. L’Alcyon désarticulé relégué au grenier, je fus interdit de petite reine. Me restait à vivre ma passion vélocipédique par procuration.

Le Tour. Avec majuscule, s’il vous plaît. Retenons une année : 1956. À la radio, Luc Varenne s’annonçait par un « Cherzauditeurs » ; le pauvre, il allait lui falloir patienter treize ans avant que sa voix chauvine, secouée de glorieux sanglots, salue les exploits du « Cannibale » — « Eddy, mon petit ! ». Chaque matin, j’achetais le quotidien les Sports, imprimé sur des feuilles roses à l’instar de la Gazzetta dello sport ; feuilles roses aussi celles du Petit Larousse illustré où ne figuraient, à mon grand dam, ni gregario, ni grupetto, ni flahute.

Donc : 1956. Wikipédia rappelle que Roger Walkowiak (on dit depuis « Tour à la Walkowiak », on comprendra aisément pourquoi), ancien ouvrier d’usine, engagé dans l’équipe régionale Nord-Est-Centre, accompagna jusqu’à Angers une trentaine de coureurs arrivés dix-huit minutes avant le peloton et s’empara de la tunique bouton d’or. Il remporterait son seul Tour sans en avoir gagné une seule étape. Ni ses pairs ni la presse ne lui surent gré du « bon tour » joué à des adversaires autrement titrés : Adriaenssens, Bahamontes, Charly Gaul. Walko en souffrit, retourna à l’usine, ouvrit un bar pour le revendre rapidement, blessé par les questions des poivrots sur la validité de sa victoire. Il a plus de quatre-vingts ans, il respire la santé.

Le journal les Sports disparut, absorbé par la Dernière Heure. Fini le rose. Pas les émotions, pas la gamme entière des sentiments chahutés par cette épopée qu’est le Tour (dans ses Mythologies, Roland Barthes mettrait bon ordre dans ce débondement).

La honte et le rouge au front quand Michel Pollentier, tout de jaune vêtu, tente d’échapper au contrôle antidopage de l’Alpe d’Huez grâce à une poire à injection remplie d’urine pure. L’effroi au spectacle de jeunes corps martyrisés — Simpson, Casartelli ; aujourd’hui et ailleurs Weylandt. L’attendrissement gentiment moqueur quand, sous la canicule,
Abd-el-Kader Zaaf « but tant de pots tôt qu’il buta un poteau », comme rimait Boby Lapointe, et repartit en sens inverse. L’émerveillement face à la fécondité lyrique et métaphorique des reporters sportifs : Van Impe le ouistiti des cimes, Bahamontes l’aigle de Tolède, Koblet le pédaleur de charme. La révolte ou la complicité facétieuse en réaction à la méchante gouaille de Robic rebaptisant Louison Bobet en Louisette Bonbon. L’agacement envers les calculateurs (Anquetil), les suceurs de roues (Zoetemelk) et les suffisants (Hassenforder dit Hassen le Corsaire). L’ère du soupçon depuis longtemps, hélas, déclenchée. La dévotion enfin, vouée au plus titré, au plus illustre, unanimement salué en Wallonie, en Flandre et à Bruxelles, j’ai nommé Eddy le Magnifique, le maître de l’échappée belle.

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