Je regardais le Shannon hésiter entre fleuve et lac. Ses eaux se prélassaient parmi les collines herbues, rondes pour la caresse du regard, passant par toutes les nuances du vert. Le Shannon, ce jour-là, somnolait.
Le paysage restait fidèle à celui qui sommeillait depuis vingt ans dans ma mémoire. Toujours cette impression de douceur et d’amertume. Comme l’odeur de la tourbe qui brûle. Sweet and sour. Et le ciel tourmenté, avec son charroi de nuages aux formes improbables, qui glissaient en allure de croisière, comme s’ils voulaient retrouver au plus vite l’océan qu’ils venaient de quitter.
Qu’est-ce qui me ramenait dans cet endroit paisible, moi, photoreporter toujours sur la brèche ?
Bien sûr il y avait ce rendez-vous. Mais j’aurais pu m’y rendre sans m’attarder sur le chemin des écoliers. D’habitude je ne prenais pas le temps de jouer aux touristes. Cette fois pourtant, j’ éprouvais le besoin du plongeur qui remonte à la surface.
J’avais quitté l’enfer de l’actualité plus tôt que prévu, je m’étais tiré, voilà. Avec une envie de vomir qui me couvrait de honte. Avec une certaine lâcheté aussi.
A mes débuts, j’ avais traversé des villes jonchées de cadavres sans en être plus autrement troublé. Avec l’âge, on s’humanise, comme dirait l’autre. Les traits se creusent et se durcissent. Plus besoin de porter le masque du faux dur. Cela vous libère de certaines contractures. La miséricorde alors peut s’insinuer dans le cœur de l’homme. L’amour, parfois. La lâcheté, souvent.
Je m’étais tiré. Les images choc avaient réussi à me mettre K.O. après tant de rounds qui me laissaient des bleus à l’âme. Le feu de l’action continuerait bien à se propager sans moi. La Bosnie se viderait de son sang. Sous le regard froid de nos démocraties.
Ils ont amené la femme au milieu de la rue. Ils empestaient le slivovitch. Ils riaient. Ils l’ont forcée à se mettre à genoux. Ensuite, ensuite ils… Et demain, dans un mois, dans un an, ils serviront aux touristes leur repas du soir. Avec des mines policées, le liteau amidonné bien plié sur le bras. « Encore un peu de poisson, Madame ? »
Je gagnai par Ennis les falaises noires de Moher. C’était sur cet itinéraire que jadis, abordant une des rares grands-routes d’Irlande, j’avais vu surgir d’un banc de brouillard un cheval blanc qui galopait sur la chaussée, un matin de juillet. Il ne portait ni selle ni harnais. Je l’avais regardé s’enfoncer à nouveau dans la brume tandis que le bruit des sabots glissant sur l’asphalte me confirmait que je ne rêvais pas. Et j’ avais remercié ce pays surprenant de m’avoir offert un présent si précieux à garder au cœur le reste de mes jours. L’Irlande vous prend à la gorge et vous réchauffe l’âme. Comme un alcool en hiver. Elle peut aussi vous aider à comprendre une certaine forme de désespérance. Cela dépend des ivresses.
Je m’étais interdit le moindre cliché photographique jusqu’au moment du rendez-vous, sachant qu’une telle privation tenait du masochisme en ces contrées si prodigues en images grandioses. C’était ma façon de jeûner.
Les falaises offraient leur décor de tragédie qu’accentuait la rage persévérante de l’océan. Une forteresse noire sous les moqueries aiguës des oiseaux de mer. J’empruntai le sentier qui longeait le vide jusqu’à une tourelle en pierres brutes. Je fus pris de vertige et m’en revins à une terrasse qui offrait un garde-fou. Je m’y appuyai pour reprendre souffle. C’est alors que je réalisai la présence à mes côtés d’une femme dont les longs cheveux roux se battaient avec le vent.
− Nice day for black thoughts ! risquai-je à son adresse.
− Sorry but my english is not very… répondit-elle avec un accent qui cachait mal ses origines.
− Je disais : belle journée pour les idées noires !
Oh, mais le vent les chasse avec une telle vigueur. Il ne reste plus que ce vide…
… vertigineux.
Elle sourit. Je pensai un court instant à tous ceux qui s’étaient jetés du haut de cette falaise. Se lancer bravement, bien déterminé à en finir et, à mi-course entre le ciel et l’abîme, regretter son geste, sentir monter en soi un violent désir d’ailes.
– Ainsi vous m’avez pris pour une Irlandaise… « Mieux vaut avoir la tête rousse que pas de tête du tout », comme ils disent par ici.
Elle avait des yeux verts comme les rives du Shannon. Des yeux à faire damner un Saint Brendan s’il n’avait préféré le bleu de l’Atlantique. Elle devait avoir comme moi la quarantaine. Grande, plutôt mince mais la poitrine généreuse. Le regard ensuite était attiré par ses mains longues et fines. Des doigts de fée, pensai-je.
– Les gens d’ici disent tant de choses ! Ils vous assènent avec le plus grand sérieux qu’il suffit de se promener la nuit dans la lande pour buter sur des feux follets, des elfes, des fées, des leprechauns.
– Mais ils ajoutent, prudents tout de même, que ces créatures ne se montrent pas aux étrangers. Ou plutôt, que nos yeux de citadins ne les voient pas. Ils vous montrent un caillou, une fleur que nous n’avons pas vue… Notez, il y a parfois des fleurs qui vous regardent d’un drôle d’air, en dodelinant de la tête, ou, dans un buisson, une seule feuille qui s’agite comme une folle alors que ses congénères restent figées. On se dit que c’est le vent. (Elle rit.) On dit de drôles de choses à force de se laisser imprégner par l’ambiance d’ici.
Nous nous sommes abîmés encore quelques instants dans la contemplation des lieux, hésitant chacun à rompre un silence tout relatif piqueté du cri des mouettes et battu par les détonations du ressac. J’ aurais voulu risquer une approche du genre : « Me regarderiez-vous d’un drôle d’air si je vous invitais à dîner ? Je crois me souvenir d’un petit restaurant dans le Burren, un peu au nord. On y mange des huîtres succulentes avec une pinte de Guinness, ce qui semble à première vue peu engageant mais on s’y fait très vite. Les falaises, ça creuse, non ? »
Elle aurait pensé que décidément je ne perdais pas de temps mais que cela tombait bien : elle n’avait guère de temps à perdre. Avait-elle remarqué dans mes traits burinés quelque charme ? Je savais d’expérience que le premier regard glissait sur moi ou me passait à travers comme si j’avais fait partie du paysage. Un homme à qui on ne prête pas attention immédiatement. L’effacement du reporter. Quelqu’un qui peut tout de suite se faire oublier.
Elle aurait concédé que, tout bien considéré, l’idée n’était pas mauvaise. En protégeant sa dignité par une phrase bateau, du genre : « J’espère que vous ne m’en voudrez pas de suivre un inconnu ? » Je l’aurais tranquillisée, sur un ton un peu british : « Je vous assure que je suis relativement fréquentable ».
Mais rien ne vint sinon la pluie qui nous contraignit à rejoindre, chacun de notre côté, notre voiture de location.
En roulant vers le nord, dans le Burren – une vaste étendue de pierre parsemée de petites fleurs toutes tremblantes qui poussent dans la moindre fissure – je pensais à ce restaurant que j’avais fréquenté il y a vingt ans. La patronne avait dû prendre un coup de vieux. A supposer que l’endroit existe encore. Je n’avais d’ailleurs plus qu’une vague idée du chemin à suivre. J’ étais jeune à l’époque. Avide des surprises que la vie me réservait. Plein d’appétit. Ouvert comme un livre où rien n’avait encore été écrit. Depuis, j’en avais griffonné des pages, sans jamais pouvoir changer de livre.
Saint Patrick devait veiller ce jour-là car, à l’instant précis où je me résignais à poursuivre ma quête jusque Galway, je vis apparaître l’établissement au détour de la route. Saint Patrick, n’exagérons pas. Les restaurants sont rares sur cette route-là. D’ailleurs, c’était sans doute le seul. Si bien que je ne fus qu’à moitié surpris d’y voir ma fée rousse attablée. Cette fois, j’osai : « Vous permettez ? » et nous fîmes plus ample connaissance. Elle s’appelait Elise et non, ses parents n’étaient pas mélomanes. Elle parcourait la côte ouest plutôt que d’assister à un recyclage à Dublin. Elle venait de Bordeaux. Elle était radiologue mais protestait que sans sa machinerie elle était parfaitement incapable de voir à travers les êtres. Nous nous étions trouvé une souffrance commune, ce qui n’a pas son pareil pour nouer des liens. Tous deux étions des gens de diagnostic : nous pointions du doigt le mal. Et cette vérité parfois insoutenable nous laissait parfaitement impuissants puisque nous ne pouvions nous-mêmes administrer le remède. Je lui confiai que tous les malheurs du monde avaient impressionné ma pellicule, qu’il y en avait des kilomètres et que bien souvent les remèdes n’arrivaient pas ou trop tard.
« Dans mon pays, dit-je, la radio avait choisi comme indicatif des événements de Yougoslavie, le troisième mouvement de la première symphonie de Mahler. C’est une variation sur la chanson « Frère Jacques ». Une valse triste qui se transforme en marche funèbre. C’était une façon d’exhorter les auditeurs à se réveiller, à ouvrir les yeux. Quand le monde entier affectait de somnoler. J’y étais, en Bosnie. J’avais les yeux ouverts. Et mon Leica aussi. Ceux qui s’émerveillent devant les réalisations grandioses du génie humain devraient regarder bien en face la bassesse dont l’homme est capable quand il tient à merci son semblable. Ils sonneraient le glas plus souvent que matines. A voler trop près du soleil, on se brûle. A creuser trop profond, on se glace. Mais je m’emporte, excusez-moi. Je me donne le beau rôle. Il m’est arrivé de fermer les yeux. Au point de n’en plus pouvoir dormir. Il y a ces images que je n’ai pas prises, à jamais gravées dans ma mémoire. »
Elle conclut, évasive :
« Oui, nous prenons trop souvent nos semblables pour des enfants de chœur, pour des gentils. Mais si nous ne pouvons plus croire en l’homme, en qui croirons-nous ? L’indignation n’exclut pas la faculté d’émerveillement. L’Irlande m’émerveille, malgré tous les drames que cette terre a pu connaître.»
Grâce à sa faible teneur en alcool, le Guinness de là-bas se marie curieusement avec les huîtres de la baie de Galway. Un whiskey nous rendit anormalement gais. Nous aurions pu passer la nuit ensemble, l’endroit disposant de quelques chambres. J’aurais voulu l’aimer avec cette tendresse ou cette désespérance raffinée qui vient à ceux qui sentent en eux finir l’été. Mais nous n’en fîmes rien, faute d’oser l’un et l’autre sans doute. Je me persuadai qu’elle ne consentirait pas à se lancer comme ça, tout de suite, dans une aventure sans lendemain. Demain peut-être, nous nous retrouverions, n’est-ce pas ? Nos chemins se croiseraient à nouveau…
En partant, nous échangeâmes nos numéros de portable. Sans grande conviction. Par politesse, en quelque sorte.
− On se rappelle ?
− On se rappelle.
Dans ma vie itinérante, quand j’étais forcé de m’effacer, c’était souvent pour ne plus reparaître. A quoi bon se bercer d’une illusion de retrouvailles ? Autant laisser la jument blanche s’enfoncer dans la brume. Au revoir, Aude. Je l’embrassai sur la joue, très près des lèvres – tout le monde s’embrasse, de nos jours – lui caressant d’une main sa chevelure rebelle. J’eus l’impression que du sable me coulait entre les doigts.
Je passai la nuit seul dans un bed & breakfast et repris de bon matin la route du Connemara. C’était le jour du rendez-vous mais j’étais quelque peu en avance, ce qui me permit de musarder.
Comment John Fadaway, l’auteur des « Chants Profonds », avait-il pu me choisir ? Le fantôme pour lequel tout photoreporter aurait vendu son âme au diable. L’homme qu’on n’avait jamais vu. Un pseudonyme assurément. Parvenir à donner au monde une œuvre monumentale, traduite en Dieu sait combien de langues, sans la promouvoir par la moindre interview, la moindre présence. Pas une photo de lui, rien. Sa maison d’édition était jusqu’à présent parvenue à garder le secret, avec d’autant plus de facilité au fil des ans que le mystère finissait par augmenter les ventes. Les pires ragots couraient à propos de cet anonymat bien gardé.
A quoi répondait le rire tonitruant de l’auteur dans l’un de ses ouvrages, perfidement intitulé « l’absence nue ». On y parcourt, haletant, huit cents pages d’un texte dense, à la recherche d’un héros qui ne cesse de vous échapper. Une fiction plus vraie que nature. Un adieu aux idéologies mourantes, un regard d’effroi sur celles qui renaissent. Le monde politique, comme vu de l’intérieur, avec ses faux-semblants, ses crocs-en-jambe, ses effets d’annonce, ses sourires carnassiers et sa terreur de l’opinion publique. Tout y sonne juste.
Je parcourais à présent le Connemara, où l’on ne sait plus très bien s’y retrouver entre lacs, terre et océan. Progressivement, le paysage s’évase, les collines s’enflent, les vallées s’étirent, tandis que le voyageur se sent rapetisser jusqu’à devenir renard, mouche, fourmi, poussière, rien. Ce sentiment d’insignifiance vertigineuse ramena à une juste humilité celui qui n’était pas peu fier d’avoir été choisi par le plus convoité des écrivains.
Je connaissais par cœur la lettre qui disait :
« Cher Monsieur,
J’ai été très ému par cette photographie que vous nous avez ramenée de Yougoslavie. Ce paysage presque vide où quelques objets épars suggèrent une vie qui fut hier paisible, rieuse. Du grand art !
Je me suis dit alors que je gagnerais à vous connaître et, à défaut de mieux, je vous offre de me tirer le portrait, avec en prime une courte interview, puisque j’ai pu constater que vous vous risquiez aussi à l’écriture.
Je vous propose donc de me rencontrer le cinq octobre prochain à 4pm, sur la route de Maam Cross à Clifden, Connemara. Votre sensibilité vous dictera l’endroit précis au moment voulu. D’ailleurs, ces lieux étant relativement déserts, vous n’aurez aucune difficulté à percevoir ma présence.
Au plaisir de vous rencontrer… »
Oui, je me risquais aussi à l’écriture, si l’on peut dire. Contraint et forcé par mes employeurs qui y voyaient évidemment une économie de personnel. De là à interviewer Fadaway sans passer pour un imbécile… Un chroniqueur littéraire du journal m’avait préparé un dossier, sans trop savoir de quoi il retournait. On n’est jamais trop prudent.
Quant à cette photographie prise en Yougoslavie, c’était mettre le doigt sur la plaie. Du grand art, vraiment ? De la lâcheté, oui !
La femme était à genoux au milieu de la rue. Les soudards se sont mis à lui déchirer les vêtements. Je me terrais à deux pas, dans la cave d’un immeuble bombardé, légèrement en retrait du soupirail. Et l’horreur m’avait pris à la gorge, dans un geste obscène. Je n’avais pas osé risquer un cliché. Ils auraient entendu le bruit du déclencheur. Mon vieux Leica avait de ces soupirs de fusil qu’on recharge. Alors, je m’étais abstenu de prendre ces photos impubliables qui eussent hurlé à la face du monde que l’homme dépassait ici le seuil de la bestialité. Pour descendre plus bas encore. Beaucoup plus bas. J’avais fermé les yeux et serré les poings. Mais les hurlements de cette malheureuse me vrillaient les tympans. Voilà comment ils fêtaient leur retour à la démocratie, après des années de communisme. En ressortant leurs vieux démons : l’humiliation des Serbes à la bataille du champ des merles, en 1389. Comme s’ils avaient pu ressentir dans leur chair une défaite vieille de six cents ans…L’histoire a bon dos.
Le lendemain, j’avais mitraillé les lieux désertés. Le vide avait repris ses droits, toute honte bue. Ne subsistait qu’un décor étrangement silencieux, dont bourreaux et victime avaient disparu. Un décor redevenu paisible, mais qui, pour moi seul, vibrait encore du souvenir des cris. En le retenant sur la pellicule, j’archivais ma propre lâcheté. La seule légende qu’elle méritait, cette photo, c’est celle qui trottait dans ma tête sans jamais en sortir : « Là où j’ai fait dans mon froc. » Du grand art, vraiment ?
Et brusquement, au détour d’une courbe, je sus que j’étais arrivé. Comme si je m’ attendais à découvrir ce lieu depuis toujours. J’arrêtai la Ford au bord du chemin et en sortis, fasciné, laissant la portière grande ouverte. La lande s’étendait, immense, où traînaient de longs rougeoiements de bruyère, comme des écharpes de soie parcourues de frissons. Le paysage se creusait doucement sous des caresses d’émeraude, de jade, de roux, de vert Véronèse, puis se soulevait, cédant la place aux gris bleu, se plissait de ravines violettes, s’élevait jusqu’au ventre des nuages. Car le ciel ici jouait avec la terre un jeu subtil et mouvant. L’ombre des cumulo-nimbus glissait sur les courbes des monts qui se couvraient de mauve. Des faisceaux de lumière fusaient par les interstices où l’on voyait encore le bleu du ciel et nimbaient la plaine de rehauts vert vif qui s’éteignaient aussitôt repérés. Dans cette lente danse de voiles, le vent brassait les nues, les effilochait, les transformait, les emportait. Et la lande, jamais tout à fait semblable et pourtant allongée dans une pose immuable, s’effeuillait, se couvrait d’un bout de bleu, se découvrait d’un bout de rose. L’éternité devrait être pareille. Non pas figée, mais sans cesse renaissante.
J’avais contemplé des lieux plus spectaculaires, plus écrasants, plus lointains. Mais ici, entre Maam Cross et Clifden, j’eus l’impression de me trouver au bout du monde, à la fois effrayé par l’immensité, et libre de la respirer tout entière. Je se sentais aspiré par elle. Il me vint une envie irrésistible de la pénétrer, de me fondre, de m’effacer en elle. Pas la moindre chaumière à perte de vue. Rien qui puisse suggérer une présence humaine.
En fait d’homme, il suffisait de tourner un peu la tête. Quelqu’un d’autre était campé devant le paysage, dos à la route. Casquette de tweed. Long imperméable claquant au vent. Bottes de cuir rousses. Fadaway !
Il se tourna vers moi, m’adressa un sourire et s’approcha.
– Mon cher, vous avez la ponctualité des rois !
Une belle gueule de vieux baroudeur. Cheveux gris. Des yeux rieurs. Nez aquilin. Un peu de couperose trahissait le bon vivant.
Une averse drue nous obligea à nous réfugier dans la Ford. Il fallut enclencher les essuie-glaces pour y voir. Avec leur bruit de métronome enroué ils donnaient à la conversation un ton bizarre. Fadaway prit l’initiative :
− « J’aimerais que vous me preniez d’abord de trois-quarts arrière, puis je tournerai le dos à la route. Vous pourrez ainsi me prendre de dos comme si je m’enfonçais dans la lande. Après, à vous de voir.
−Deux ou trois questions pour commencer, peut-être ? (Je pris de quoi écrire dans la boîte à gants).
−Nous verrons cela tout à l’heure.
L’averse cessa. Brève comme souvent dans ce pays. Nous regagnâmes le bord de la route. On y avait aménagé une terrasse, qui servait à la fois de parking et de belvedere. Je débarquai mon matos et entrepris de poser mon appareil sur pied. Puis j’ouvris un grand parapluie blanc pour les effets de lumière.
– O.K., I’m ready. Quand vous voulez, lançai-je.
Fadaway s’avança dans le paysage, s’arrêta, présentant son visage de trois-quarts arrière. Je le pris au zoom pour n’en rien perdre. Puis je revins en travelling arrière pour laisser l’homme et le décor trouver leurs marques. Deuxième cliché. Fadaway poursuivit sa progression. Troisième cliché.
– Mais qu’est-ce qu’il fiche ? Hé, vous pouvez revenir ! Mais revenez donc!
Il revint en agitant les bras.
- Cela suffira. A vrai dire, j’ai horreur de cela.
Quand on pense à tous ceux qui tueraient leur mère pour avoir leur photo dans les magazines… et à ceux qui l’ont fait, me dis-je, et lui… Et lui, il m’appâte, il me joue un air de pipeau et pfuit !
Voyant ma déception en s’approchant de moi, il me tapota l’épaule.
– Allons, allons ! Un pro comme vous doit pouvoir dégainer en un clin d’œil sans jamais rater la cible, n’est-ce pas ? Allons plutôt prendre un verre, nous y serons mieux pour discuter.
Il fallut parcourir dix miles jusqu’à Letterfrack. Après avoir longé un lac et doublé Kylermore Abbey, nous trouvâmes un pub dont l’ambiance animée semblait peu propice aux conversations chuchotées. Fadaway se dirigea vers un endroit retiré où nous pourrions mieux nous entendre et commanda deux pintes. Il éluda habilement toutes les questions qui le concernaient.
– « L’homme n’a pas d’importance. C’est l’œuvre seule qui compte. Si vous vous étiez contenté de rencontrer Kant, Rimbaud, Verlaine, Nietzche, ces gens vous auraient bien vite donné des haut-le-cœur rien qu’à les regarder vivre. Dans l’œuvre, son auteur n’apparaît qu’en creux, sans qu’on sache jamais s’il s’agit d’une trace de son vécu ou d’un trait de son imagination, et c’est bien ainsi. Ce n’est pas à vous que je dois expliquer cela. Vous n’avez pas votre pareil pour saisir la vérité d’un regard, la profondeur d’un désespoir, l’intensité d’une atmosphère. Tout cela qui existe sans qu’on le remarque vraiment, vous le mettez en lumière, vous le faites renaître, vous lui donnez une valeur affective, par votre manière toute personnelle de le cadrer. Vous êtes tout entier dans vos photographies sans jamais y figurer. Et dès que le tirage est sorti de son bain, il n’a plus besoin de votre ego. J’en sais assez sur moi-même, parlez-moi plutôt de vous. Comment supportez-vous l’insupportable ? »
Alors je lui ai dit ce que j’avais sur le cœur. Les mots se bousculaient. J’ai raconté la peur mais aussi l’étrange plaisir que je ressentais quand venait la bouffée d’adrénaline, ce besoin d’informer envers et contre tout qui était ma façon à moi de combattre le crime d’indifférence. Et quand j’eus fini de vider mon sac, je me serais senti pris au piège si le regard bienveillant de Fadaway ne m’avait rassuré. On y voyait une immense compassion envers l’arroseur arrosé.
« Oui, nous vivons vous et moi de cette part obscure qui se cache en chacun de nous et qui, malheureusement, passionne le monde. Moi, je dois garder à l’esprit que les gens heureux n’ont pas d’histoire et vous, que les trains ponctuels n’intéressent personne. Nous ne savons trop si ce mal que nous amenons à la lumière du jour dénonce notre condition humaine ou s’il satisfait les bas instincts de notre public. Et c’est dans doute cette ambigüité qui nous mine. »
Il consentit enfin à évoquer les joies et les tourments de l’écriture, la puissance de l’imaginaire quand il jaillit, l’attente angoissée de le voir à nouveau surgir, ces moments de surprise où la réalité percute la fiction.
− Notez que l’imaginaire n’a rien d’inoffensif. Il suffit d’observer ce qui se passe dans le monde. Ce sont les peurs imaginaires qui suscitent les conflits les plus sanglants. Ces fantasmes se nourrissent de réalités bien concrètes, pour sûr, mais ils les amplifient, ils y mettent le feu. On ne devrait pas se moquer de l’imaginaire. »
Comme je le sentais en confiance, je lui offris de « lui tirer le portrait » puisqu’ il le promettait dans sa lettre. Mais rien à faire : il resta inflexible. Je lui demandai s’il était l’objet d’une fatwa, si la maffia, l’I.R.A. ou MI5 lui couraient après.
« Que diriez-vous si je vous dénonçais aux gaillards que vous avez vus en Bosnie ? Non, mon ami, je ne suis pas paranoïaque. Ni facétieux. Dites à vos lecteurs que c’est pure coquetterie de ma part. Même une réponse vague risquerait de mettre à certains la puce à l’oreille. Vous avez réservé un logement ? »
Oui, un Bed and Breakfast m’attendait à quelques miles de là.
« Demain, si cela vous convient, je vous emmène pêcher la truite brune sur le Lough Corrib. Avec un peu de chance, nous y rencontrerons l’ami Pierre, un vieux chanteur français. Rien que son sourire suffit à vous remettre l’âme en place. » Cela me convenait.
Nous sommes séparés comme de vieux amis.
« Envoyez-moi un agrandissement de vos trois meilleurs clichés, votre prix sera le mien. Ils me parleront là même où j’écris. »
Le soir tombait. Un peintre halluciné avait paré le crépuscule de couleurs folles. Les monts tout autour ne formaient plus qu’une masse sombre.
J’avais repris la route lorsque mon téléphone se mit à sonner. C’était Elise. Elle continuait son périple dans l’Ouest. Elle comptait loger à Clifden et, en chemin, sa voiture avait percuté un bélier. Il est vrai que par ici, les moutons en prennent à leur aise.
« Je l’ai vu devant moi au détour d’un virage. Il s’est figé de surprise durant un quart de seconde, puis il a carrément chargé. Pauvre bête ! Je n’ai même pas pu freiner. La bagnole n’avance plus. Il a dû péter le radiateur. J’ai prévenu la garda. Je ne sais vraiment pas quoi faire. »
Visiblement, elle avait besoin d’un héros qui vienne à sa rescousse.
« Ne bougez pas, j’arrive ! »
Je conduisais en chantonnant. « Elisa, Elisa, Elisa cherche-moi des poux… » La vie en moi reprenait des couleurs. Cette fois je pourrais peut-être – sait-on jamais – après un bref diagnostic, administrer le remède.