J’ai eu beaucoup de difficultés à la retrouver. Cela m’a pris des années et, pour tout avouer, à la fin de ma quête, je n’avais plus vraiment d’espoir. Tant de temps s’était écoulé… En outre, les pistes avaient été volontairement brouillées. Noms de lieux, patronymes, prénoms même, tout était faux. Il m’a fallu remonter à la source. Me pencher sur les registres de l’Institution où le coupable était resté interné jusqu’à la fin, réécrivant sans trêve son histoire dans ces cahiers d’écolier qu’il affectionnait, d’une petite écriture de plus en plus illisible. Pour cela, je devais bien entendu connaître son nom, le nom réel de cet Humbert Humbert devenu si tristement célèbre. L’enquête a été longue. Non sans peine, j’ai fini par obtenir de son éditeur qu’il me confie qui était vraiment le fameux pédophile littéraire. Il m’a fallu montrer patte blanche, me prévaloir de mes diplômes de médecine générale, psychologie, psychiatrie, psychopathologie et science des syndromes post-traumatiques, pour ne citer que les principaux… J’ai dû longuement expliquer mon projet, insister sur sa valeur scientifique et sur les bienfaits que sa réalisation ne manquerait pas d’apporter, en ces temps de licence et de débauche où nous vivons, à tant d’enfantines et innocentes victimes de la dépravation masculine. Il a fini par se laisser convaincre.

Une fois en possession de l’identité du pervers, il m’a fallu retracer son parcours depuis son arrivée aux States… Un moment j’ai redouté que même cela fût faux, et que l’histoire se fût en réalité déroulée dans un autre pays. Je vous laisse imaginer le soupir de soulagement que j’ai poussé lorsque, après de longs mois consacrés à la vie agitée qu’il mena sur le Vieux Continent, j’ai constaté qu’il était bien arrivé aux États-Unis après un mariage et un divorce français, exactement comme il l’explique dans son mémoire, et après aussi quelques séjours dans diverses maisons de repos où il fut traité à chaque fois pour des phases de dépression aiguë. Je ne sais pas si les médecins de ces temps anciens ont pu soigner son état dépressif, mais les événements, hélas, ont prouvé qu’ils n’ont rien découvert des troubles bien plus graves de sa tortueuse personnalité.

Je l’ai ainsi suivi à la trace jusqu’à son installation en 1947 dans la petite ville qu’il immortalisa sous le nom de Ramsdale. J’ai retrouvé la maison de l’infortunée Charlotte Haze — qui ne s’appelait pas de la sorte, bien entendu —, j’ai vu la piazza et la pelouse sur laquelle il découvrit la jeune Lolita dans toute la grâce de ses douze ans. Connaissant désormais le nom de sa seconde et fugace épouse et m’étant assuré que celle-ci était bien mère d’une enfant de cet âge, prénommé non Dolorès, comme dans le récit, mais Louise (dont Lolita est un diminutif souvent usité au même titre qu’il l’est de l’exotique « Dolorès »), je n’avais nul besoin de chercher davantage. J’aurais pu brûler les étapes et axer mon enquête sur cette Louise dont je ne révélerai pas ici le véritable patronyme, et qui — si elle était encore en vie — devait avoir atteint l’âge de soixante-dix ans. Mon but premier, en effet, était d’enrichir d’exemples bien réels la thèse sur laquelle je travaillais depuis près de vingt ans[1]. L’un des chapitres de cette somme était consacré au viol doublé d’inceste, et j’avais défini sous le nom de Syndrome de Lolita certaines constantes dans la vie ultérieure des victimes. Mon lecteur comprendra cependant qu’il est difficile d’étayer un tel ouvrage par l’exemple, la honte et la pudeur empêchant le plus souvent les femmes que sont devenues ces enfants de revenir sur leurs douloureux souvenirs. Il faut bien se rendre à l’évidence également que la plupart de ces agissements restent inconnus, les victimes ne révélant jamais ce qu’elles ont eu à vivre. C’est pour toutes ces raisons que je tenais à retrouver Lolita, la vraie Lolita, qui de toute façon n’avait plus rien à cacher. J’espérais la faire parler, arriver à la convaincre de me raconter sa vie. Comme tout le monde, je savais qu’elle avait été mariée, et qu’elle avait donné naissance à au moins un enfant. Mais après ? Son mariage avait-il tenu ? Avait-elle connu des troubles de la fonction sexuelle, des troubles de l’affectivité ? Avait-elle eu d’autres enfants, avait-elle été capable de leur donner une éducation saine et normale ? Avait-elle eu des filles ? Qu’avait-elle ressenti à les voir grandir et atteindre l’âge fatidique de douze ans ? La souffrance de l’adolescente qu’elle a été et que son beau-père décrit avec délectation et remords s’est-elle poursuivie longtemps ? Combien d’années a-t-il fallu pour que s’effacent ces souvenirs maudits ? Son exemple et sa confession devaient donner à mon livre un éclat sans pareil qui m’assurerait le succès et la notoriété. Voilà pourquoi je désirais lui poser toutes ces questions et bien d’autres, curieux aussi de découvrir l’être de chair qui avait tant fait rêver le pauvre Humbert et troublé des milliers de lecteurs.

Oui, une fois en possession du précieux patronyme, j’aurais pu la retrouver très vite, cette Lolita de soixante-dix ans. Mais une étrange émotion m’a envahi lorsque j’ai constaté que l’abominable Humbert avait pris soin de modifier tous les noms, à l’exception de ce diminutif si souvent prononcé par lui, comme s’il avait voulu la laisser intacte et vivante à jamais, la petite fille trop aimée. Et puis quelque chose a levé en moi comme un trouble profond, à me trouver là, à marcher dans la rue où elle avait marché, à fouler l’herbe sur laquelle elle prenait le soleil le jour où « Papa » l’avait aperçue dans l’éblouissement de sa juvénile et radieuse beauté.

Je me suis arrêté, foudroyé comme il l’avait été jadis, devant l’explosion de verdure de la piazza qui n’avait pas changé. Il me semblait la voir, la nymphette aux lunettes de soleil, avec ses cheveux châtain et la courbe veloutée de son dos nu. Moi qui jamais ne me suis intéressé aux petites filles ni même aux adolescentes, moi que chacun s’accorde à trouver austère, moi qui ai vécu près de trente-cinq ans avec une épouse aimée autant que sage avant que la maladie vienne briser notre calme complicité, moi qui désormais suis sans convoitise et sans tentation, je me suis senti frémir et frissonner, le cœur et le ventre mordus d’un désir dont j’avais oublié jusqu’au souvenir. Brusquement, Humbert m’est apparu non plus comme le pervers et le malade que j’avais toujours vus en lui, mais comme un pauvre homme, un frère, victime avant tout de ses sens, des circonstances… et de la trouble séduction qui émanait de la fillette. Mon cœur battait vite, le sang circulait dans mon corps, plus rapide et plus ardent qu’au temps de mes vingt ans. J’ai cligné des yeux dans la lumière et, peu à peu, le gracieux fantôme s’est dissous dans l’air chaud de l’été.

Ma quête cependant a changé de sens. Certes, je voulais toujours la retrouver, lui parler, l’écouter. Mon livre restait le but ultime, ce livre qui devait révolutionner la psychologie. Mais je n’avais pas envie de me hâter. J’allais suivre leur piste à tous les deux, Humbert le retors et sa Lolita, d’auberge en motel, jusqu’à cet hôpital d’Elphinstone où il l’a vue pour la dernière fois, la dernière fois du moins telle qu’elle était alors, jeune et gracile, une enfant encore même si deux ans presque avaient coulé sur elle depuis la nuit des « Chasseurs Enchantés ».

J’ai parcouru les mêmes routes, logé dans les mêmes hôtels quand c’était possible. Je suivais la piste établie dans le fameux mémoire d’Humbert comme j’aurais suivi celle proposée par un quelconque guide de voyage. Partout, il me semblait la voir telle qu’elle était alors, fine et gracile, avec toutes ces toilettes qu’il lui avait achetées et qu’il décrit si bien, en tenue de tennis, la raquette à la main, croquant des bonbons ou mâchant du chewing-gum, roulant à vélo les mollets nus, lisant des magazines, glissant sur ses patins à roulettes en voltes gracieuses… J’entendais sa voix me parler à l’oreille, je voyais ses yeux gris aux cils noirs souvent mouillés de larmes que j’aimais provoquer avant de la consoler, comme lui, de plus en plus comme lui. Par moments, il me semblait devenir lui, cet Humbert autrefois méprisé qui, en des temps lointains, n’avait été pour moi qu’un sujet d’étude parmi d’autres. Je deviens fou, me disais-je, avant de me rappeler que lui aussi…

Plus fou que lui encore, pensais-je. Car lui, du moins, aimait — si l’on peut nommer amour ce qui l’attachait si fort à Lolita — un être bien vivant, que chaque soir il caressait et possédait. Moi, je tremblais de désir pour un rêve seulement, un pur fantasme, un fantôme tellement réel pourtant que parfois je percevais sur l’oreiller la trace de son parfum acide et sucré d’enfant. Je la possédais, moi aussi, presque chaque nuit. Je l’entendais pleurer dans l’ombre pendant que je faisais semblant de dormir, je l’observais, entre mes cils mi-clos, qui étalait du rouge sur ses lèvres enfantines ou qui se rongeait l’ongle du pouce, rêveuse. Le matin, au moment de me remettre en route, il m’arrivait de l’attendre un instant, la portière ouverte, comme si vraiment elle allait arriver, nonchalante et boudeuse.

Cela a duré moins longtemps que dans l’histoire, mais il m’a fallu quelques mois, quand même, avant d’atteindre le terme du voyage.

Voilà, me suis-je dit, debout devant la grille de l’hôpital où il la perdit, voilà, c’est ici que tout a fini. Vous me direz que non, rien ne s’est terminé à cet endroit, puisque Lolita a continué de vivre en compagnie de cet auteur à succès dont l’on connaît la fin atroce (mais bien méritée, faut-il le préciser). Puisque Humbert, après l’avoir vainement cherchée, a vécu, lui aussi, et connu d’autres étreintes. Puisqu’un jour elle lui a écrit, et qu’il l’a revue une fois, une dernière fois, une femme lourde d’un enfant à naître, épouse d’un brave garçon un peu sourd et sans fortune. Puisque… Mais l’histoire, leur histoire commune, c’est bien là qu’elle s’est arrêtée. J’avais le cœur serré, rempli de la même tristesse et du même désespoir qui sans doute avaient étreint le pauvre Humbert ce jour-là.

Pour la première fois de ma vie, je suis entré dans l’un de ces bars clinquants et mal fréquentés qui toujours m’avaient fait fuir, et pour la première fois aussi, j’ai pris une cuite énorme.

 

Le lendemain, j’ai décidé qu’il était temps de me resaisir, un peu honteux de m’être ainsi laissé prendre au charme trop évocateur de la prose humbertienne. Je me suis dit que, tout pervers qu’il fût, Humbert l’anonyme avait sans conteste un grand talent littéraire pour avoir réussi, cinquante ans après et post mortem, à me troubler et à m’attirer dans son rêve. Mais pour moi aussi, l’histoire était finie. J’allais la retrouver, la vieille Lolita, et mener mon enquête à son terme. Publier mon livre, en récolter les lauriers bien mérités. Et reprendre ma petite vie calme et monotone de chercheur.

 

Internet, les annuaires téléphoniques et les archives de quelques paroisses et autres comtés m’ont permis d’atteindre mon but, très vite. Louise H*** vivait toujours. Elle avait eu trois enfants, deux filles et un garçon, se trouvait déjà grand-mère, selon les renseignements auxquels j’ai eu accès, trois ou quatre fois. Elle avait connu deux mariages et deux veuvages, et coulait des jours heureux dans une maison de retraite située non loin du lieu où je me trouvais.

Après avoir établi une longue liste de questions que je comptais lui poser, je me suis préparé du mieux que je pouvais à l’entrevue. Elle n’a plus rien de commun avec la fillette de tes rêves, me suis-je dit. C’est une dame âgée, sans doute un peu sourde, peut-être sénile et gâteuse. Je savais que je n’y arriverais pas si je gardais l’image de Lolita, la Lolita de Humbert et la mienne. Je devais à tout prix la considérer comme un témoin parmi d’autres, comme un sujet d’étude, et faire abstraction de tout ce que je savais d’elle et qui pourtant m’avait mené jusque là.

J’ai tenté de faire le vide en moi. De ne rien imaginer, de ne rien attendre. Je vais interroger une vieille femme, me suis-je répété, rien d’autre qu’une vieille femme. Elle ressemblera sans doute à feu ma grand-mère. J’ai lu et relu mes questions, puis je me suis mis en route.

En chemin, j’ai acheté des chocolats et un gros bouquet de fleurs. C’est ce qu’on offre aux dames âgées. Ma grand-mère les adorait.

La maison de retraite était une grande bâtisse située un peu à l’écart de la ville. Elle ressemblait à ce que j’avais imaginé. Un vaste jardin, une pelouse, des gens assis ou marchant à petits pas, des infirmières et des gardes-malades en blouse blanche.

Je me suis informé, on m’a donné le numéro d’une chambre. J’ai suivi un long couloir qui sentait bon l’encaustique, je me suis arrêté devant la porte close, j’ai frappé, légèrement d’abord, puis un peu plus fort. Je ne suis pas certain d’avoir obtenu une réponse, en tout cas je suis entré.

La première chose qui a touché mon regard, sur le mur face à la porte, c’est une grande photo dans un cadre vieillot. Sa photo. Elle me regardait bien en face, radieuse, plus belle que dans les plus fous de mes rêves, avec cette grâce inachevée des filles qui ne sont pas encore femmes mais dont tout appelle la tendresse et l’amour. Je me suis arrêté, figé. C’est comme si je la reconnaissais, comme si je l’avais toujours connue. C’était elle, c’était bien elle. Le photographe avait su saisir le grain soyeux de sa peau, l’expression d’attente et de crainte de son regard enfantin. Elle avait le visage légèrement levé, comme une petite fille qui regarde son père, et ses lèvres esquissaient un demi-sourire qui pouvait être la moue d’avant les larmes. Ceci justifie tout, me suis-je dit. Jamais je n’avais rien vu de si parfait ni de si bouleversant. Je me suis mis à trembler comme en ce jour d’été où j’avais découvert la piazza lumineuse et verte. Lolita, ai-je murmuré. Lolita, je te retrouve, et c’était la voix de Humbert qui sortait de mes lèvres, et son sang qui battait dans mon ventre.

C’est alors que j’ai entendu cette voix terrible, éraillée, essoufflée, une voix lourde et vieille et vulgaire.

– Qui est là ? Entrez, nom de Dieu !

J’ai fait un pas dans la chambre, et je l’ai vue. Elle. L’autre. C’était pire que tout ce que j’aurais pu imaginer. Dans le fauteuil, à côté du lit défait et devant la télé muette, elle était là, masse opaque de chair épaisse et bouffie. Un corps et un visage sans formes avachis, écroulés, tout en plis et rides et bajoues. Le cheveux rare et sale, les yeux quasiment cachés par le poids des paupières, la bouche entrouverte sur une grimace édentée.

– Qu’est-ce que vous voulez ? a proféré la chose.

Machinalement, j’ai fait encore un pas. L’odeur alors m’a sauté au visage, une odeur âcre et rance de vieille peau mal soignée, d’urine, de tabac froid… J’ai eu un haut-le-cœur. Je voulais fuir, m’en aller, disparaître. Ne jamais l’avoir vue. Me souvenir seulement de la grâce du modèle qui, sur la photo, me souriait pour l’éternité. Mais elle me regardait de ses petits yeux de truie et tendait les mains vers moi, vers mes chocolats et mes fleurs.

– C’est pour moi ?

Lolita, ai-je encore dit. Lolita… qu’est-ce qu’ils ont fait de toi ?

Je me suis penché vers elle, je me suis penché vers le lit. J’ai empoigné l’oreiller défraîchi et je le lui ai plaqué contre le groin, et j’ai appuyé, j’ai appuyé, jusqu’à ne plus percevoir aucune résistance sous l’épaisseur de mousse et de coton. Cela a été facile et rapide. Sans doute n’avait-elle plus assez de force pour lutter ou se débattre.

Les larmes d’Humbert coulaient sur mon visage cependant que je continuais de murmurer le nom de l’enfant à jamais perdue, Lolita, ma Lolita…

[1] Titre provisoire : Essai de psychopathologie post-traumatique. Quelles séquelles affectives, sexuelles, sociales et familiales les fillettes abusées sexuellement avant la puberté gardent-elles de ce traumatisme ? Classification et propositions de traitement.

Partager