Avec un grognement de satisfaction, Frederick Craig descendit de son Chevy deux-tonnes. Un modèle cabine avancée, un des premiers du genre, flambant neuf, d’un rouge luisant, avec des chromes impeccables et même des enjoliveurs sur les roues, comme sur les voitures. Il s’en était foutu pour cinq ans de remboursements et, depuis quatre mois tout juste qu’il était au volant d’une telle merveille, balançait régulièrement entre l’angoisse de ne pas arriver à payer les traites et la joie enfantine d’être le propriétaire d’une si extraordinaire machine.

Ce client-là valait le déplacement : huit cents milles plein Nord, c’était presque à la frontière avec le Canada. Il serait à Montpelier demain dans la matinée, un peu en avance, si tout continuait à bien se passer. Il s’en allait livrer un piano, toute une bibliothèque et une collection d’armes à feu à un vieil excentrique, et on s’était adressé à lui parce qu’il était le seul dans tout Durham, NC, à posséder un camion capable de véhiculer un tel chargement en un seul trajet. Le bonhomme qu’il avait eu au téléphone avait hérité toutes ces vieilleries d’une parente européenne morte à Durham sans jamais avoir revu son Angleterre d’origine. Bon dieu, que faisait une vieille dame avec toutes ces pétoires – du reste fort bien entretenues? Il avait aidé à l’empaquetage dans la maison déserte et avait apprécié, pas vraiment en connaisseur car il n’avait lui-même que deux fusils de chasse qui lui venaient de son père, mais enfin il avait caressé quelques pièces avec un claquement de langue, la beauté, le prix, la puissance meurtrière, il ne savait pas ce qui l’impressionnait le plus. La vieille avait dû elle-même les hériter de quelqu’un, son mari sans doute, toujours est-il qu’il avait chargé tout ça dans son Chevy. Le piano d’abord, et ça n’avait pas été une petite affaire, puis la bibliothèque en acajou démontée – il avait cassé quelques chevilles, même en faisant attention –, puis les caisses de livres, innombrables, puis, soigneusement démontées et emballées séparément, et planquées derrière la grande banquette – on ne sait jamais –, les armes. Fred avait pris la route avec plaisir pour quelques jours de voyage, aller et retour. Il échappait – avec une allégresse qu’une petite pointe de culpabilité ne faisait que pimenter, un peu comme la touche de tabasco dans une vodka-tomate – à sa femme un peu éteinte et à leur maison presque plus petite que son nouveau véhicule. Elle était bien assez grande, puisqu’il ne leur était jamais venu d’enfant depuis onze ans qu’ils étaient mariés.

Il était dix-sept heures, et Fred avait sa journée dans les pattes. C’était le moment où il commençait à aspirer à une bonne douche et à un repas d’honnête homme. Il aimait rouler dès l’aube, à la fraîche, savourer le confort de sa cabine et le ruban gris de la route à peu près vierge, s’installer dans l’hypnose vigilante de la conduite, écouter voluptueusement le ronflement du géant de tôle qu’il maîtrisait des pieds et des mains (parole, il lui arrivait aussi de lui murmurer des encouragements, quand le moteur récriminait dans les longues côtes, chantant de plus en plus haut, de reprise en reprise, avant de se laisser aller à ronronner dans les descentes). Il n’y avait qu’une chose qui pouvait valoir ça, imaginait-il, c’était de monter sur un éléphant comme ce gamin indien qu’il avait vu au cinéma dans Elephant Boy – quand ? C’était avant la guerre, ça c’était sûr, il venait de se marier et la vie n’était pas facile. Il n’était pas parti se battre en Europe, très peu pour lui, il travaillait comme mécanicien chez un patron qui avait fini par faire faillite un peu avant la fin de la guerre. Deux mois de salaire récupérés et ses maigres économies, mises ensemble avec la vente de sa voiture, lui avaient permis d’acheter le camion du patron pour une bouchée de pain. C’était à prendre ou à laisser, et Fred avait pris, et il avait travaillé très dur mais il ne regrettait rien, ou plutôt il ne regrettait qu’une seule chose, c’est qu’à l’heure qu’il était il aurait dû pouvoir mettre son gamin au volant du Chevy, l’éclatant successeur de ce premier vieux camion – oui, et s’amuser de son air dépité parce qu’il ne pourrait même pas toucher les pédales des pieds, avant de le chasser d’une tape parce qu’il abuserait du klaxon – oh ! même le bruit de ce klaxon était un régal. Il s’imagina sur un éléphant, dans ce pays dont il ne savait pas grand-chose à part quelques réminiscences de romans de Kipling, et aussi que, tôt dans cette année, le leader indien de l’opposition pacifique à l’occupation anglaise – il se méfiait des opposants « pacifiques », ça n’était pas clair –, un certain Ghandi, avait été assassiné.

Concord était un grand carrefour abondamment pourvu de tout ce qu’il souhaitait pour le moment. Il s’était arrêté un peu au hasard et aussi à cause d’une gigantesque enseigne en forme de côte à l’os dont le pylone de bois portait une fourchette en trompe-l’œil, et qui promettait de servir à toute heure ce genre d’orgie carnée. Il entra dans le motel, qui était pourvu d’un court de tennis : c’était bien tout ce qu’il avait de luxueux. Pour le reste, le bâtiment qui abritait la réception et le restaurant semblait un peu à l’abandon comme toute exploitation qui n’est pas tenue en main par les propriétaires eux-mêmes. Le regard terne de l’employé ne laissait aucun doute sur sa motivation. Il grogna légèrement au moment de lui tendre la clef de sa chambre, et ce fut là toute leur conversation, car il avait à peine répondu à la salutation joviale de Fred, qui entendait encore résonner dans sa tête son bonjour ridiculement tonitruant.

Le routier se dirigea vers une longue rangée de chambres disposées en épi, qui faisait face à une autre. Une allée de gravier en pente légère, avec des rampes et entrecoupée de marches en planches non équarries, s’enfonçait entre les deux rangées de logements et montait vers un bois de majestueux sapins noirs. Il y avait des vieux pneus et une portière rouillée avec d’autres débris automobiles, dans une petite parcelle d’herbe haute, au fond, juste avant le bois. Deux écureuils détalèrent à son approche. Si l’on en jugeait par le peu de véhicules stationnés devant les portes, le motel était à peu près désert. Malgré la chaleur, l’air sentait la fin de l’été, les nuits devenaient fraîches ; l’humidité s’accumulait dans l’air ; demain il y aurait un brouillard à tout casser. Il hésita, sûr que s’il prenait la rangée de gauche, sa chambre serait dans celle de droite, et s’avisa rétrospectivement, un peu

tard, que le grognement de l’employé, qu’il n’avait de toute façon pas compris, avait dû désigner la rangée en question. Il marcha vers celle de droite et trouva sa chambre, dont la porte s’ouvrit avec un grincement. Tout était en bois et sentait un peu le renfermé et la mort-aux-rats. Fred espéra que la douche serait généreuse et l’eau assez chaude.

Il se rasa – il se rasait toujours avant de se doucher – et s’accorda une des deux bières fraîches qu’il avait été chercher à la boutique de la station d’essence, en face du motel. Il dévissa la capsule et savoura l’amertume agréable de la bière, roula la bouteille contre sa joue en soupirant de bien-être, écouta le bruissement de la mousse qui se réduisait bulle après bulle, faiblement amplifié par la bouteille. C’était comme s’il avait mis un coquillage contre son oreille pour écouter la mer. Si on avait ouvert le cœur de Fred, à ce moment-là, on aurait trouvé un petit garçon avec une boîte pleine de jeux dont un camion, un éléphant et un coquillage.

Il s’adossa paresseusement à la paroi de plâtre située derrière le lit, ferma les yeux, s’étira et, pour ajouter à sa détente, chassa ses bottines de ses pieds en les écoutant tomber l’une après l’autre sur le sol. Un faible bruit de voiture l’occupa un instant, puis le vrombissement d’un insecte. Il faisait chaud dans la chambre. Fred vida sa bière, fit un long renvoi discret, puis un autre plus bref et sonore, poussa la porte de la salle de bains, se glissa sous la douche après avoir laborieusement amené l’eau à une température tout juste correcte. Il se massa la nuque, pissa dans le tub avec une satisfaction renouvelée, huma sans déplaisir la fade odeur d’urine qui montait dans la vapeur de l’eau. Il eut la tentation de se branler un bon coup mais, tout compte fait, y renonça et finit de se laver.

Il se rejeta sur le lit, à peu près convenablement séché, et décapsula la deuxième bouteille de bière. Distraitement, il ouvrit le tiroir de la table de chevet et y constata la présence d’une bible flambant neuve et de quelques cartons publicitaires dont un de la section locale des alcooliques anonymes. Une revue légère traînait par terre, et il se pencha pour la ramasser, y cherchant mollement des photos de femmes nues.

C’est alors qu’il remarqua que, de l’autre côté de la cloison, la chambre voisine était occupée. Et les locataires avaient l’air de sacrément s’amuser. Il prêta l’oreille, vaguement excité. Il entendait assez distinctement une voix masculine et une autre féminine. La voix de l’homme était étouffée, avec quelque chose qu’il ne parvenait pas à identifier, et qui le mettait un peu mal à l’aise. La voix de la femme était fluette et aiguë, et quelque chose aussi dans cette voix l’indisposait mais il n’aurait pu dire quoi. Par jeu et sans méchanceté, il colla l’oreille à la cloison. Il y avait des bruits de sommier mais pas vraiment cadencés comme il aurait pu s’y attendre. Des moments de silence alternaient avec la voix calme et sourde de l’homme, mais Fred n’arrivait pas à comprendre ce qu’il disait. Une fois seulement, il crut entendre la femme gémir « oh non » et il sourit sans savoir au juste pourquoi. Finalement, ils n’avaient pas l’air de s’amuser tant que ça, se dit Fred. Mais les bruits reprirent et, cette fois, le sommier se mit à grincer d’une façon familière, et il entendit des « han » sourds qui ne pouvaient venir que de l’homme, coupés d’espèces de hoquets qui ressemblaient presque à des sanglots. Quant à la femme, elle aurait aussi bien pu ne plus être là. Un rapprochement involontaire se fit dans l’esprit de Fred avec sa propre situation et, la seconde d’après, il empoignait son sexe frénétiquement. Un instant saccadé passa, d’une durée inévaluable, puis, de l’autre côté, il y eut un cri de délivrance, à la fois rauque et plaintif, exultant et contrarié, tandis que Fred, qui était du genre rapide, soupirait plus silencieusement en éjaculant dans ses mains.

En sueur, légèrement haletant, il se coucha sur le drap moite. Il y eut un très long silence de part et d’autre de la paroi, puis il entendit des pas et une porte qui se fermait, sans doute celle de la salle de bains. Il se leva, se lava les mains, s’aspergea le visage, s’habilla, chaussa ses bottines. Malgré lui, il faisait aussi doucement que possible, ramassant précautionneusement la monnaie qu’il avait jetée sur la table tout à l’heure et son trousseau de clefs. Il examina stupidement son portefeuille, qui ne contenait pas grand- chose d’autre que sa licence, la photographie de sa femme au cours d’un pique-nique sur le lac avec des amis, une quinzaine de dollars et les papiers qui accompagnaient son chargement. Il écoutait avidement. Plus aucun bruit ne lui parvenait d’à côté.

De guerre lasse, il sortit de son logement et jeta un regard furtif à sa gauche en passant devant le logement voisin, mais il ne vit rien. Devant la porte était garée une vieille voiture bleuasse. Il rejoignit l’allée de gravier et marcha vers le restaurant, sentant avec plaisir son estomac se tordre de faim et soudain content à nouveau comme un gosse, à la pensée du repas qui l’attendait. Il entra dans la salle. Avec surprise, il remarqua que l’ambiance y était toute différente de celle de la réception. Une grosse dame plutôt joviale l’accueillit et lui tendit le menu, un carton assez épais découpé dans la même forme de côte à l’os que l’enseigne au-dehors. La salle était claire, propre, un grand comptoir en métal était encadré d’étagères à miroirs. Sur le comptoir trônait un chauffe-plat portant deux grands pots de café en verre épais, surmontés d’un couvercle noir, et une série de petits bidons de ketchup et de moutarde qui voisinaient avec des distributeurs de serviettes en papier. Fred, confortablement attablé, choisit sans se presser son format – un t-bone d’une livre et demie –, commanda en plus des pommes de terre soufflées, du coca-cola et, en guise de dessert, une part de tarte aux pommes à la crème aigre. Son plateau arriva, portant une respectable pièce de viande sous laquelle était glissée la lame d’un couteau dentelé dont le manche de bakélite noire dépassait de l’assiette.

Il attaqua sa platée à belles dents. Instinctivement, il s’était installé sur la banquette du fond, prenant la salle en enfilade, de manière à identifier ses voisins s’ils entraient à leur tour pour le repas du soir. Il s’amusait à l’idée de les avoir à présent pour voisins de table, trouvant assez drôle que leurs transports eussent d’une certaine façon provoqué les siens. Un air à la mode flottait à la radio. Le repas était excellent, et la musique, agréable. Un type venait d’inventer une nouvelle sorte de disque qui durait au moins vingt minutes et qu’on appelait long playing. Fred, qui adorait le jazz, se demandait s’il se paierait un tourne-disque de ce genre pour Noël. À crédit, c’était peut-être jouable. Plusieurs clients entrèrent en même temps dans le restaurant, et il repéra immédiatement un couple qui pouvait correspondre à ses amants de tout à l’heure. Mais le groupe se sépara, et ceux qu’il avait imaginés être ensemble ne l’étaient pas. Au lieu de cela, il vit deux femmes et un vieil homme s’asseoir d’un côté de la salle et, de l’autre côté, non sans avoir d’abord jeté un regard dans sa direction comme s’ils eussent préféré la place de Fred, un homme d’une bonne quaran- taine d’années et une jolie gamine aux cheveux bruns, qui devait avoir douze ou treize ans tout au plus.

Fred se disait qu’il en était pour ses frais et commençait à mordre dans sa part de tarte chaude quand il entendit le père et la fille – ils ne pouvaient être que père et fille – commencer à se disputer à propos du menu. Le père refusait apparemment quelque chose à la gamine, qui s’en- têtait prudemment. Fred écoutait distraitement, avec un sentiment croissant de malaise, quand il se rendit compte que les voix étaient celles de tout à l’heure. Il se pencha instinctivement en avant, écouta plus attentivement. Cette voix feutrée de l’homme, cet accent étranger, européen sans doute. La voix haut perchée de la petite. À présent, l’homme mêlait des bouts de phrase en français – oui, sans doute en français – à sa conversation. Fred n’arrivait pas à comprendre, à concevoir que ces deux personnes étaient les mêmes que celles qu’il avaient entendues faire l’amour de l’autre côté du mur une heure auparavant.

Il y a des lois dans ce pays, gronda-t-il soudain furieu- sement en lui-même, repoussant son quartier de pâtisserie avec écœurement. Il était bouleversé. Est-ce qu’il l’avait violée? Mais il n’avait pas entendu de cris et, d’ailleurs, à présent ils étaient là tous les deux, menant une conver- sation chahuteuse de père et de fille en apparence tout à fait normale, à part cet accent et ces mots étrangers. Se pouvait-il, bon dieu, se pouvait-il qu’ils fussent réellement père et fille? L’homme lui tournait le dos, à quelque distance de lui, mais il voyait son visage de côté, dans le grand miroir derrière le comptoir. La gamine, elle, lui faisait face. Elle avait commencé à le regarder, lui Fred, d’abord avec un air assez gentil et même triste qui lui soulevait le cœur, puis elle prit un petit sourire aguichant. Il la contemplait, interdit et probablement assez ridicule, quand l’homme alerté par le regard de sa petite compagne regarda lui-même dans le miroir avec une discrète précision d’espion et, perdant tout à coup sa réserve, se retourna sur sa chaise, cherchant des yeux puis fixant Fred qui, pris de court, battit en retraite et baissa les yeux vers sa tarte aux pommes. Il entendit la conversation tourner à l’altercation étouffée. Incapable d’en supporter davantage – et de finir son dessert –, il se leva, laissa des dollars à côté de l’addition, passa lourdement devant leur table, sentant leur regard à tous deux le balayer au passage, et il sortit du restaurant.

Il ne tenait pas à rentrer immédiatement dans sa chambre et se souvint que, parmi les publicités dans le tiroir, figurait celle d’un luna-park et d’un cinéma à deux rues de là. Il ferait bien de laisser le bahut sur place ; et puis, prendre l’air lui ferait du bien. Il y avait en effet un cinéma qui projetait un tout nouveau film, Le trésor de la Sierra Madre. Il regarda les actualités, puis le film, puis resta jusqu’au début de la séance suivante, visionna à nouveau les actualités, puis, tout compte fait, une nouvelle fois le film. Il faisait nuit quand il rejoignit le motel avec deux nouvelles bières. Il savait que ce n’était pas très sérieux de se coucher si tard et de boire encore, mais une vague appréhension le tenait à distance de sa chambre. En passant, il jeta un regard de vérification au Chevy, qui était garé bien soigneusement près du bâtiment de réception. Il se disait qu’il était en avance, après tout, et ferait la sieste sur la route s’il se sentait fatigué. Malgré lui pourtant, il marchait plus vite à mesure qu’il s’engageait dans l’allée vers les hauts sapins noirs.

La bizarre voiture bleue était là, elle n’avait pas bougé. Fred se glissa dans sa chambre le plus silencieusement qu’il put, pestant au moment même où d’une part il fit grincer la porte et d’autre part se souvint qu’elle grinçait. Il enleva ses bottines et ses vêtements avec infiniment plus de précautions que tout à l’heure. Il se rendait compte avec un dégoût trouble qu’il voulait entendre, qu’il voulait vérifier, en avoir le cœur net. Il se coucha sans un bruit, prêtant l’oreille. Au bout d’un long moment, comme si son oreille avait dû s’habituer au silence – les yeux doivent bien s’habituer à l’obscurité –, il entendit, hachés, réprimés, misérables, des sanglots qui s’élevaient dans la nuit. Cela dura et dura encore. Fred engloutit ses deux bières et s’endormit soudain comme une masse.

Six heures. Frederick Craig se lève, enfile ses vêtements, fait son sac en quelques minutes. Il a déjà payé, il prendra un café sur la route, il veut quitter cet endroit le plus rapi- dement possible, filer surtout avant qu’ils se lèvent. Il laisse la clef sur la table, ouvre la porte de sa chambre, reçoit l’air froid du matin qui sent bon le sapin comme un antidote à l’air tiède et nauséabond de la piaule, et tombe nez à nez avec le père qui charge la voiture. Alors lui aussi s’en va. Ils se regardent. Ils ont l’air de deux fugitifs qui ne s’atten- daient pas à s’évader au même moment. L’autre se dresse devant Fred avec un mélange d’inquiétude et d’arrogance.

Il lui glisse un regard dégagé qui se cache derrière un autre, anxieux. Fred comprend tout cela en un clin d’œil, toutes ces choses passent dans sa tête sans même se formuler. Comme un rayon de soleil, elle apparaît dans l’encadre- ment de la porte, fraîche et acide dans sa robe courte et ses socquettes blanches, sournoise et soumise, avec ses mouvements brusques de gamine et aussi quelque chose de plus ondulant qui évoque une femme. Son compagnon a vers elle un mouvement d’appropriation et aussi, plus bas, plus loin, une dévotion d’esclave. Fred se détourne après un bonjour étranglé auquel les deux autres ne répondent pas. Il s’en va d’un pas aussi ferme et naturel que possible, et pourtant il a envie de courir. Il fait gris. L’air est gris, l’eau est de plus en plus lourde dans l’air. Une si jolie môme. Il a brusquement envie de retourner sur ses pas, tant qu’il en est encore temps, de l’arracher à cet horrible type, de l’emmener, de l’adopter, de lui apprendre un jour à conduire le Chevy rouge, de partir, plus tard, à la pêche avec son fiancé pendant qu’elle et sa mère feront un gâteau au chocolat à la maison, plus tard encore, grand-père lui-même gâteau, de jouer avec ses enfants à elle, de faire toutes ces choses que font les gens normaux avec d’autres gens normaux dans un bon dieu de pays normal. À cette vie qu’on lui a volée parce qu’il n’a pas de gosses répond soudain confusément, dans son cerveau qui s’embrouille, cette vie qu’on lui a volée à elle parce qu’elle n’est qu’une gosse. Fred le Héros l’envoie d’un coup de pied au cul délivrer la petite princesse. Au lieu de cela, Fred le Brave Type vérifie les attaches du chargement, glisse un regard derrière la banquette où sont les fusils et les pistolets de luxe, monte à bord et se laisse lourdement tomber sur son siège. Il laisse avec ce salaud une partie de lui-même, mais Frederick Craig ne s’en doute même pas. Il y avait quelque chose dans cette fille, se dit-il au moment de mettre le moteur en marche, une brume de souffrance dans son regard malgré son mépris provocant. Il tourne en pensée autour de ces mots, alors que le bahut hoquette et ronfle et chuinte doucement au moment de quitter le parking, et s’engage vers la grand-route dans la grisaille. Et Fred enclenche les vitesses sans y songer, déjà bercé par les cahots des reprises, avec la route, grise, elle aussi, en ligne de mire. Une brume de souffrance. Oui, ce sera un matin de douleur et de brouillard.

Partager