L’épissoir

Richard Miller,

Sans grand risque de me tromper, je crois qu’il est permis d’affirmer que ma conduite, durant près de trente-neuf ans, fut, si pas irréprochable, du moins largement acceptable. Enfant craintif, je fus un fils aimant, un élève consciencieux, un étudiant doué, un fiancé risible, un mari attentionné et un père exigeant mais juste. Cela est vérifiable pour une part aux archives de l’État, pour une autre part parmi les souvenirs de la famille Fernémont, si tant est que ces souvenirs soient un jour réunis et accessibles au public.

Excepté une déplorable tendance à la colère, mon entourage n’a guère eu à se plaindre de moi. J’ai le sentiment de m’être la plupart du temps effacé devant les autres, de m’être plié à leurs exigences de vie, d’avoir beaucoup travaillé pour favoriser leur existence. Non vraiment, je ne vois que ces colères périodiques, injustifiées, soudaines, puissantes, difficiles à endiguer qui aient pu annoncer comment, en quelques semaines, je suis devenu tel que vous faites aujourd’hui ma connaissance.

Cela étant, vous devez accepter le principe que si j’étais demeuré fidèle à moi-même, vous ne marqueriez aucun intérêt pour ma personne. Dès lors faut-il peut-être louer ce soir de décembre où, revenant en voiture par les rues d’Anderlecht, je dus freiner brusquement. Une vieille dame s’était engagée sur le passage clouté. Arrivée à ma hauteur, elle tourna subitement la tête vers moi. Elle portait des lunettes noires. Je ne compris pas immédiatement qu’elle riait, mais c’était bien ce qu’elle faisait dans ce quartier désert, par cette froide soirée de décembre, alors que je transportais sur le siège arrière de la voiture les cadeaux de Noël. Cette vieille femme riait aux éclats tout en me fixant de derrière ces lunettes de soleil grotesques.

Peut-être cette rencontre déplaisante était-elle indépendante des événements qui suivirent. Jamais je n’en aurai la certitude. En tout cas, figé derrière le volant, je me mis tout d’une fois à suer et je sentis les vêtements me coller à la peau. Cela dura suffisamment longtemps pour que quelqu’un, dans une voiture, s’énerve et appuie à plusieurs reprises sur le klaxon. La vieille acheva de traverser la rue.

Je vous disais donc que cette vieille folle n’avait probablement aucun rapport avec ce qui s’ensuivit. Déjà, ce verbe « s’ensuivre » est inapproprié car il sous-entend qu’il y a un lien de cause à effet. Or, cela n’est pas et ne sera probablement jamais démontré. Pourquoi dès lors rappeler cet incident. Premièrement parce qu’un lien existe peut-être vraiment. Ensuite parce que c’est le lendemain matin, au petit-déjeuner, que je me suis coupé un morceau de doigt.

Séverine – c’est le prénom de mon épouse – refusait d’acheter du pain coupé en tranches. À chaque repas il fallait couper soi-même le nombre souhaité de tranches de pain. Ce matin-là, je pris la planche et le couteau réservé à cet effet. J’avais mal dormi ; probablement à cause de la vieille folle, mais je ne me souviens pas d’en avoir rêvé. La fatigue aidant, je coupai en même temps que le pain une tranche de doigt. L’abondance de sang me surprit.

Cela peut sembler bénin, mais il faut savoir que je suis incapable de supporter la vue du sang, de même que l’odeur particulière des hôpitaux me fait défaillir. C’est donc dans un état de malaise profond que, pour me rendre au bureau, je pris le métro avec une demi-heure de retard. Je fus surpris, c’était la pleine heure de pointe et ce décalage d’une demi-heure par rapport à mes habitudes était suffisant pour multiplier par deux ou trois le nombre des usagers. Les corps serrés les uns contre les autres ne faisaient qu’accroître mon malaise. Je sentais mon sang battre sous le pansement et, sans oser regarder celui-ci, je le devinais de plus en plus rouge. Le besoin de vomir ne me lâchait pas et je déglutissais sans cesse la bile remontée dans la gorge.

Soudain je le vis. C’était un parapluie superbe. Il était replié, refermé sur lui-même, engoncé dans les plis de sa toile imperméable. Il dépassait du sac d’une dame dont le visage maquillé ressemblait à une statuette en biscuit. Penser qu’elle le ferait se tendre et se déployer entre ses mains me fut insupportable. Laisser le parapluie en sa possession était impossible. Ce fut comme un ordre divin, une injonction à la fois physique et morale. Une voix me soufflait dans l’oreille : « Tu as été choisi pour sauver cet appendice du monde. Dieu seul sait ce que cette femme en fera ! ». J’avançai la main, saisis le parapluie et ressentis alors la douleur d’une érection forte et puissante.

Comme vous, j’ignore combien de temps il me reste à vivre. Mais jusqu’à l’ultime portion de conscience qui me sera donnée, la même question emplira ce que, au moment précis de mourir, j’appellerai peut-être mon âme. Ces événements étaient-ils liés ? De la vieille folle à la tranche de pain et du doigt coupé au vol du parapluie, existe-t-il un ou des fils ? Qui, en ce cas, les aurait entrelacés ?

Enfant, j’avais un couteau scout dont j’étais très fier et qui ne me quittait jamais. La pointe en acier que l’on appelle épissoir me fascinait. Je l’utilisais à mille fins diverses sauf à épisser. Je sais que le mot résonne bizarrement. Ce n’est pas moi qui l’ai voulu ainsi. S’il évoque immanquablement l’acte de pisser, il fait également penser à l’action de répandre des épices. Ne craignez pas que je m’éloigne de mon sujet. Je sais où je vais. J’ai eu le temps d’y réfléchir longuement. Si à partir de l’élément d’un couteau scout nommé épissoir et dont la fonction, vérifiée au dictionnaire, est d’écarter les torons d’un cordage à épisser, on est immédiatement conduit à évoquer le fait d’uriner ou d’épicer, il doit exister un lien, une connexion peut-être essentielle. Vous aurez compris également que le souvenir de l’épissoir m’est venu à l’esprit parce qu’il était question de fils qui entremêlent et nouent les choses entre elles.

Vous voyez bien que je sais où je vais.

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