L’équipée des bateaux-mouches

Jean-Pierre Orban,

« Wesh ! » a dit le petit en entrant le premier dans le bateau-mouches. Mouches au pluriel, siouplaît, avec plein de s qui tournoient autour. Des s bourdonnant comme les insectes qui volent au-dessus de mon visage et s’accrochent à ma barbe comme au paquet de merde que je suis. Mouche au singulier, mon cul oui ! Je les entends les guides qui racontent ces sornettes aux passagers. Comme quoi ce serait un certain Jean-Baptiste Mouche, bras droit d’Haussmann, qui aurait donné son nom à ces rafiots ras-la-Seine qui baladent les Chinetoques et autres Japs de l’île de la Cité à la fausse statue de la Liberté et retour. Mes burnes, oui. Les mouches, j’vous dis ! Car pour être de la merde, j’suis pas le seul sur la Seine ! La coque est rouillée, les moules s’accrochent dans les fêlures et les rats courent dans la soute une fois que les touristes ont quitté le navire. Comme quoi, n’est pas rat qui croit ! Moi, le soir venu, les lumières du pont Alexandre III allumées et la tour Eiffel scintillante, je laisse mon débarras (« Bon débarras ! » me souhaite chaque matin, comme on dit bonjour, le cap’taine, mon hôte, quand je descends dans mon placard pour roupiller et attendre que la journée de taf se termine), monte sur le pont et prends possession de la ville. Et pourquoi pas, me dis-je chaque nuit, du monde ? Faut pas se mettre des barrières ! Après tout, le ciel, le fleuve et les océans au bout sont à moi ! À moi. Bibi.

Sauf que ce soir-là, quand j’ai entendu, de sa voix que j’ai reconnue tout de suite, le petit dire « Wesh ! », j’ai compris que le ciel, le fleuve et possiblement les océans au bout ne seraient pas à moi la nuit qui s’annonçait.

« Wesh !, a redit Cosi (qui insiste, je le sais maintenant, pour qu’on lui donne du sire).

— Oui », a répété Guano, son ombre bien-causante, qui parvient pas toujours à traduire correctement le langage de son boss. Lyrique, le Guano quand c’est lui qui écrit. Euphémique quand c’est les autres qui parlent.

« C’est pas le France, mais on f’ra avec ! Ça gère tout de même, non, Fion ?

— Parfaitement, sire, a répondu le grand ténébreux aux sourcils aussi drus que ma barbe de cloche (et les mouches lui ont aussitôt fait honneur).

— De toute façon, il n’y a plus de France, a dit le jeune Che.

— Parle pas de malheur ! a vitupéré le vieux Che. Rien qu’à le dire, nous risquons de sombrer !

Tchip ! La ferme ! a dit sire Cosi. Pas ici, justement et c’est pourquoi je vous ai convoqués. En assemblée plénière…

— Plénière, sire.

— Plénière ! Et en une sorte d’union nationale contre la crise. »

Et ils ont tous levé le menton et crié unanimement :

« Contre la crise !

Sec fluctuat nec mergitur ! a poursuivi Cosi.

Sed fluctuat… a corrigé Guano.

Sed, soit, même si, hein, sec, c’est tout de même plus logique… Sed fluctuat… Telle est la devise de ce rafiot et j’entends bien (il a frappé du poing le bastingage et le bateau a tangué) le prouver. Vas-y, François Ier bis, traduis, toi l’agrégé, pour ceux qui auraient zappé les cours de tinla, j’veux dire de latin, ah ah ! Je t’écoute…

— Il tangue mais ne sombre pas… Même si les latinistes ne s’accordent pas sur…

— Voilà, il, et je dirais même Elle, la France, tangue mais ne sombre pas. Et c’est bien ce que nous allons montrer illico au monde et aux agences de notation. Ces hyènes ! »

Et il a tapé une deuxième fois le bastingage et une deuxième fois, le navire a tangué. Sans sombrer.

« Larguons les amarres ! Et vogue la galère !

La nave va ! », a fait écho la voix voilée de Chiara, la femme de Cosi, qui avait des yeux de Madonne pour l’enfant qu’elle tenait enveloppé d’un châle azur contre sa poitrine.

On aurait dit une arche.

On aurait d’autant plus dit une arche qu’ils étaient tous là. Grollande-sans-ses-bajoues, méfiant comme un Sioux, jetant des regards à sa droite, à sa gauche, sous ses pieds, au plafond et derrière lui. Son ex, Sœur Anne qui, pour le coup, n’a pas besoin de regarder pour voir venir. Bécassine, la cousine bretonne, ses tresses gauloises et sa voix de tribune, oui de tribune fêlée. François Ier bis, je l’ai déjà cité, et ses dicos de latin et de grec : « Bien utiles, en ces temps ! », a-t-il commenté. Le Vieux Che, le Jeune Che. Martine-à-Paris. José-Maria de Caracas et sa toison de poète. Malembouché et ses lèvres qui crachent le feu. Ève, la petite juge convertie en pythie verte. Et même, j’étais content de le voir car il me ressemblait de plus en plus avec sa barbe de trois jours, un paria désormais, tombé comme moi des cimes au sous-sol : lui de Washington à la place des Vosges, moi d’un penthouse du 16e aux berges de la Seine : c’est moins loin mais tout aussi douloureux, je veux parler de celui que tous les autres, anciens copains et nouveaux délateurs, n’appelaient plus que « TheSexCrasse ». Il avait pas été invité, mais avait pressé son embonpoint derrière celui des autres, juste avant que Fion ne ferme la grille du pont. J’étais là, un coup de main, je l’ai tiré à moi et il est passé. Que voulez-vous ? Icare en enfer, ça me trouble les tripes. Les mouches à lui aussi tournent autour.

Le ciel, ce ciel de Paris traversé par les lumières de la ville, était plus sombre que d’habitude. Cela faisait des jours que chaque jour, le jour raccourcissait. Des nuits que les nuits devenaient de plus en plus noires. Les chiens erraient dans la capitale et si ce n’étaient les Chinois qui tenaient désormais le haut du pavé, on les aurait crus, les chiens, les maîtres de la rue. Où étaient leurs maîtres ? On ramassait plus leurs crottes. Les immondices s’amoncelaient devant les immeubles comme les fûts de pétrole et les chaises de bureau devant un lycée un jour de blocus. Les RER restaient en rade en banlieue et seule la ligne 14 fonctionnait. Tout un symbole : le seul métro sans conducteur. Mais bondée comme elle était, elle chauffait comme une machine infernale. « La 14 en roue folle », avait titré le Parigot, le seul journal encore imprimé.

« Faut faire quéqu’chos’ », avait proclamé Cosi et Fion avait opiné des sourcils.

C’est alors que Guano, qui a de l’imagination à revendre et croit à chaque ligne des discours de Cosi réécrire la Légende des siècles, a songé aux bateaux-mouches et à leur devise Sed fluctuat nec mergitur. Avec les conseillers en com et Kamel Ouali à la mise en scène, ils ont organisé tout ça. La plus vaste opération de relations publiques depuis Christophe Colomb, a dit Séguéla appelé à la rescousse. Le plus grand barnum depuis les Dix Commandements et le passage de la mer Rouge. Le tour du monde des océans avec les seuls navires exclusivement français !

Des affiches ont été placardées dans toute la ville. De la place d’Italie à la place Clichy, de la Goutte d’Or à la Cité internationale. Le peuple de Paris, représentant de la France immortelle, était appelé au sursaut. À l’abordage du monde. Ce qui se traduisait par une Marseillaise réécrite dont le premier vers s’affichait en lettres rouges en haut des placards :

Aux bateaux-mouches, citoyens !

À l’arrière de notre bateau-mouches amiral, penché sur la rambarde, je l’ai vue la flottille. Tous n’avaient pu monter. Seuls ceux qui s’étaient levés tôt étaient à bord. Les élus de la République. Sur chaque barge, une masse compacte d’hommes, de femmes et d’enfants qui regardaient avec ardeur et angoisse la ligne de front, l’horizon qui attendait de s’ouvrir. Et sur les rives, la foule qui n’avait pu prendre place. Silencieuse. Recueillie.

« C’est émouvant », a susurré Malembouché en se penchant à côté de moi, ce peuple en mouvement !

Et puis, a-t-il ajouté, vous avoir, vous, avec nous sur le navire amiral, c’est tout un symbole : un SDF avec les puissants. Vous êtes la perle de notre huître ! »

Je lui ai tout de même répondu :

« C’est pas pour dire, Malembouché, mais le SDF, c’est pas moi. Ici, c’est mon domicile. J’y crèche toutes les nuits depuis dix ans. Tandis que vous, sur ce rafiot qui branle, pas fixe pour un euro, vous êtes plutôt mal embarqué ! »

Il s’est renfrogné comme un boxer à la gueule fripée et est allé discuter avec le Vieux et le Jeune Che.

Tout s’est bien passé jusqu’après Vernon. L’équipée avait des allures de geste nationale. Sur les rives de la Seine, même des cités, les 3 000, les 6 000, les 10 000, sortaient les habitants, toutes couleurs confondues, et applaudissaient au passage de notre armada. Il y en avait même, parmi les Blacks et les Maghrébins, qui entonnaient la Marseillaise. « Allez ! les Céfrans ! », qu’ils beuglaient. Et on se levait tous, droits comme des i le 14 juillet.

« Salut à vous, les Rebeus et les Renois ! », leur criait, main levée, Cosi qui, y a pas longtemps encore, les menaçait de les passer tous au karcher.

Un parfum qui se serait appelé genre Harmonie de Dior flottait à bord comme autour de nous. Même Bécassine, réconfortée par la chaleur patriotique ambiante, se tenait à carreau et personne ne la repoussait à la trappe, dans ce cas la soute, comme ils avaient l’habitude de le faire. Martine-en-vadrouille bougonnait bien dans son coin de ne pas être aux commandes, mais dans le brouhaha général, personne ne faisait attention à ses bougonnements.

À Mantes-la-Jolie, les pompiers, avertis de notre passage par les radios, les télés et déjà les images sur Youtube, sirènes tournoyantes, ont fait briller au ciel des fusées bleu blanc rouge qui se sont reflétées dans l’eau du fleuve : dans un silence religieux, nous avons vogué dans des eaux nationales qui, mieux que la soie d’un étendard, nous ont enveloppés d’une longue caresse.

À Bonnières-sur-Seine, un bled dont je n’avais jamais entendu parler, même durant mes années de collège à Passy, la fanfare municipale et les chœurs de l’église ont entonné de concert Douce France de Trenet.

Oui, c’est passé Vernon que cela a commencé à s’épaissir. L’ambiance. Et le brouillard. Une purée de pois qui est tombée lentement. Insidieusement d’abord. De fins filets de brouillard qui glissaient tels des serpents des prairies au fleuve et du fleuve aux bateaux-mouches. Se faufilaient sur le pont entre les passagers. Montaient et descendaient sur le pont comme des djinns malfaisants sortis de lanternes invisibles. « Les voilà ! a ricané Becassine, les maléfices barbares ! » et elle voulait dire arabes.

« C’est quoi, ct’embrouille ? », a crié Cosi.

Et à Sœur Anne, postée depuis le début à l’avant, écharpe au vent, telle une figure de proue ouvrant le passage, il a ajouté :

« Alors, vois-tu seulement quelque chose venir ?

— Rien, a répondu Anne. Rien de chez rien.

— Si vous voulez mon avis…, a proposé TSC de sa banquette qui, à mesure que le temps passait, avait de plus en plus des allures de triclinium à Pompéi avant l’éruption du Vésuve. Mais personne n’a voulu l’écouter.

— … on est dans la mouise ! Et le mot, pour crise / est cette fois bien de mise », a terminé José-Maria.

Le navire errait de droite à gauche à la recherche d’une route à suivre. Les rives s’étaient effacées et plus aucune lumière ne brillait dans la nuit. On n’entendait plus que le souffle d’un vent sinistre comme une longue plainte venue de la terre.

Anne a murmuré une prière. François Ier bis aussi, mais plus fort, peut-être pour que Dieu l’entende.

Grollande est monté sur la plate-forme supérieure et, dans des bancs de brume qui se déchiraient sur sa silhouette de plus en plus émaciée, a prononcé un discours à la Nation. Mais de celle-ci, on ne percevait plus les contours et de ses mots que des borborygmes informes ponctués par des « N’importe nawak ! » de Cosi. Tout au plus nous est parvenue la fin entonnée avec une force censée effacer les hésitations qui l’avaient précédée : « Vive la République ! Vive la F… »

À ce moment précis, sur ce mot qui nous avait fédérés des siècles durant et nous réunissait à nouveau ce soir-là, un cri a jailli à la poupe du navire, de la bouche de Malembouché :

« On a perdu le peuple !

— Comment ça, on a perdu le peuple ? a répliqué Fion, toujours très pragmatique.

— Plus de bateaux derrière nous. Plus un drapeau. Plus un fanion. Pas le moindre scintillement ni son. Ils ont décroché, peut-être sombré. Nous sommes seuls !

— Mais vas-y ! », a grimacé Cosi. Et il a craché par terre.

Martine-en-déroute a pris sa tête dans les mains et Grollande a emprunté une pose présidentielle avant de s’écrier :

« Il faut le retrouver !

— Arrière toute ! a vibré le Vieux Che.

— Cela fait trop longtemps qu’on fuit en avant, a commenté le Jeune Che.

— Jamais !, a hurlé Cosi. Tant que je suis aux commandes et Fion à la barre, jamais ! Nous poursuivrons notre ch’min droit devant et montrerons au monde…

— Et le peuple, qu’est-ce que vous en faites ? », a interrompu Bécassine.

C’est alors qu’ils m’ont tous regardé.

Je me suis retrouvé dans le canot de sauvetage. Ficelé assis à la banquette de bois, une couverture sur l’épaule. « Pardon ! », m’a glissé le jeune Che quand il a serré les liens sur le pont avant que Guano et François Ier bis ne me jettent dans le canot, que Malembouché descende celui-ci dans l’eau et que Bollande ne l’arrime à l’arrière du bateau. « Merci d’avance, la France reconnaissante ! », a lancé José-Maria. Ève m’a lancé une fleur en papier de son chapeau.

On a voyagé ainsi des jours et des nuits, eux dans le bateau-mouches de plus en plus fantôme et moi, représentant, transi, le peuple dans ma barque dont je ne parvenais même pas à écoper l’eau. Et quand je dis des jours et des nuits, c’est purement rhétorique car les jours et les nuits ne se distinguaient plus les uns des autres. Un seul temps continu dans un espace bouché et sombre, voilà ce qu’était notre environnement.

Les vivres ont manqué et Anne qui, jusqu’alors, me jetait des sacs de victuailles du pont a cessé de venir. Puis le réservoir de carburant s’est tari. En tout cas, le pot d’échappement qui me crachait le mazout à la gueule s’est tu.

Le bateau a dérivé, avançant de guingois, tournant sur lui-même, chaloupant à me faire gerber.

J’ai cru voir le pont de Tancarville au-dessus de moi et deviner ensuite le port du Havre, mais ce n’était peut-être que la dernière trace de rationalisme qui me restait.

Après, je ne me souviens plus très bien.

Les flots ont grossi. Des vagues qui ont vite grimpé comme des murs. Des rugissements venus des tréfonds de la mer. L’arche de Noé à l’envers : toutes les espèces animales englouties dans l’eau et prêtes à ne faire qu’une bouchée de nos esquifs. Le mien n’était plus qu’un bateau en papier plié par un enfant de cinq ans. Je volais plus que je ne flottais, emporté par les rouleaux, accroché à ma banquette par mes mains toujours ligotées.

Mes liens ont rompu en même temps que la corde qui me rattachait au bateau-mouches amiral.

« Putain ! ai-je encore eu le temps d’entendre, hurlé par Cosi en posture d’empereur contemplant un Waterloo maritime.

— Mon Dieu ! », a corrigé Guano, son ombre-bien-causante.

Et comme pour se mettre au diapason de ce qui apparaissait comme un appel au secours, ils se sont tous collés les uns aux autres sur le pont. De loin, j’ai vu une grappe humaine. Un chœur d’esclaves à la Verdi qui hululait une lugubre complainte.

Puis plus rien.

Le calme plat après la tempête.

Le néant aussi. Tout autour. Pas même un vautour. Si tant est qu’il y en ait jamais eu sur l’océan.

Seul. Je suis seul.

Mes bras sont libres. Mes jambes intactes. Et je n’ai pas perdu ma voix.

Je crie. Cela fait du bien. Même si personne ne me répond.

« La France reconnaissante ! », avait dit José-Maria.

« Vous serez notre peuple ! », avaient discouru les autres, les yeux humides.

Peut-on être le peuple à soi tout seul ?

Si je pouvais me trouver une petite âme sœur, ce serait pas mal.

En attendant, je chante la Mer.

De la France, il me reste au moins cela.

La mer

Qu’on voit danser le long des golfes clairs

A des reflets d’argent…

Partager