La politique vue de l’espace

María Dulce Kugler,

1

Crachée par l’immense gueule plantureuse, centrale, qui tremble comme un vagin lors d’un orgasme, moi, infime particule, je suis expulsée vers l’exosphère. La grande gueule couleur de boue en feu se contracte et se dilate, rétrécit à nouveau et se propage en ondes concentriques lentement apaisées, puis reste suspendue d’une grimace geignarde et cruelle à la fois, hargneuse et à l’affût, et pourtant, muette. De loin, j’observe la seconde précise où la paralysie la touche et l’instant suivant où elle reprend, comme si de rien n’était, le mouvement cardiaque qui la soutient, hors d’haleine. Et tu croyais à la justice ? Ha ha ha ! Naïve ! La justice est ce rythme, ce muscle qui se contracte et qui se dilate, en mâchant — mâchonnant —, triturant chaque être jusqu’à ce qu’il devienne poussière, molécule du grand plan infini.

Regarde ce que moi, grande gueule toute-puissante, je fais avec toi : je te saisis entre mes mâchoires de boue une seconde seulement — assez pour t’écraser — et je te crache, je t’expulse pour toujours de moi, loin, très loin… Peu m’importe qui tu es. Ce qu’on dit de la parfaite individualité de chaque être humain et de l’apport unique de chacun à la construction de l’univers est un mensonge. N’imagine surtout pas que tu seras jugée à la fin des temps. Tu n’es que poussière, matière pulvérisée par ma cruauté de tyran, ni meilleure ni pire que les saints, les assassins ou les dictateurs. Moi, la grande gueule génératrice, la mâcheuse universelle des êtres vivants, c’est moi qui te le dis. Tu es poussière.

Et je redeviens poussière.

2

Toute ressemblance avec la réalité est une simple coïncidence.

Particule microscopique jetée à l’exosphère par la gueule qui engloutit, mâche et crache tout ce qu’elle ne peut pas pulvériser, j’observe de loin avec fausse indifférence ou peut-être s’agit-il d’un dédain malveillant — que sais-je — les asticots brunâtres qui s’agitent au-dessous de moi au milieu de la pourriture, des gros asticots gonflés à en éclater, s’arrachant les queues les uns aux autres afin de se goinfrer davantage de la matière visqueuse et luisante dans laquelle ils nagent. Certains sont si énormes, si repus de nourriture, qu’ils vomissent une substance sirupeuse et blanchâtre où d’autres, un brin plus maigres mais aussi voraces, s’y collent, de telle sorte qu’ils constituent une masse informe, d’une indéfinie couleur marécageuse, de laquelle dépassent, comme des polypes, des têtes ondulantes qui essaient d’avancer. Leur effort est vain. Chaque hydre ainsi constituée se complaît dans ses propres selles et, du fait de son propre poids, et de son incapacité à se mouvoir autrement que par des infimes mouvements ondulatoires, est contrainte à tourner en rond sur place.

Tels que nous les voyons, tels que je les observe et vous les montre, personne ne dirait qu’ils sont capables, ne disons pas d’émettre des avis, mais au moins de parler. Et cependant, telles que vous le voyez, pauvres bêtes enflées, elles ont leur mot à dire sur tout, elles vivent raccrochées au réseau, elles publient des journaux et elles apparaissent même à la télé pour se féliciter les unes aux autres de leur intelligence, de l’excellent état des choses, du plaisir que leur procure le fait de patauger dans la boue, et tout cela grâce à l’asticot roi, celui-là sur la droite qui est tellement éblouissant et rose. Ne trouvez-vous pas touchant de les voir s’acharner avec autant d’effort à l’écrasement des congénères qui font partie d’autres hydres et de les engloutir et de couiner avec plus de force afin d’attirer le plus de faveurs du grand obèse ? Ne les trouvez-vous pas ternes quand ils se tranquillisent afin d’écouter les paroles du grand rosé ?

La solitude est chose triste. Parfois je me dis que ce serait bien si moi aussi je me faisais mâcher pendant un bout de temps…

Traduction : Jonathan Eden-Drummond et l’auteur.

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