Planter là devant soi les amazones, c’est entreprendre une fois encore le grand voyage, celui des constructions et des perceptions. Soit trois types d’amazones : les originelles, celles de la Grèce antique — Penthésilée et Hippolyte —, celles du xviiie siècle et même du romantisme, façon Lady Montagu et Esther Stanhope (mais on peut aller jusqu’à Mata-Hari) et puis les Modernes, avec Xena la Guerrière et aujourd’hui toutes les bandes de filles déterminées à s’affranchir du mâle, poussées dans le dos par la « on-culture » des magazines féminins qui est conscience de classe, moulage de fesse et sent la fosse.
Quelle que soit l’époque, les mâles en question les ont façonnées selon leur désir, y ont vu une projection privilégiée de leurs fantasmes intemporels. On déprime vite sur internet devant la répétition infinie de ces archères à deux sous, à la moue mauvaise, au galbe parfait, au cuir moulant, aux bras d’airain et aux seins — mon Dieu ! on ne voit qu’eux (et c’est bien d’elle chez les hommes qu’il s’agit). Car là est la grande affaire : l’exposition du nichon, la version païenne et féminine de l’iconographie de saint Sébastien, le prétexte à peindre la chair qui plus qu’ailleurs palpite. La mâlitude qui commande et ordonne s’est assise sur l’étymologie du mot puisque, selon une version d’ailleurs trop belle pour être assurée, l’amazone est littéralement celle qui est privée (alpha privatif) d’un sein (mazos). Les amazones se le couperaient elles-mêmes pour mieux décocher leurs flèches. Pas la flèche du Parthe mais celle du Scythe qui se tire droit devant, en éperonnant la monture. Les seules à s’en tenir à l’origine du mot sont de nos jours ces femmes que le crabe a pincées et qui, toute mastectomie accomplie, se regroupent en associations d’amazones dans un élan poétique qui tranche agréablement avec la pauvreté du circumvenant.
Car, pour le reste, l’imaginaire masculin étale son obsession sans fantaisie, particulièrement formatée dans un de ses genres préférés, la mal nommée heroic fantasy. Elles montent, elles tirent, elles tranchent mais toujours avec la poitrine au premier plan, bombant les nibards presque aussi fort que la toute jeune Sofia Loren dans Due notti con Cleopatra (1953). Madonna ! Que lui a-t-on fait faire ? Elle avait vingt ans. Des amazones de fêtes foraines pour bouter le feu aux injonctions du cortex de têtes peu aérées que tyrannisent des pulsions pédalant sans relâche dans un humus que d’autres qualifient de fange.
D’autant qu’en plus de combler l’attrait génital pour les obus, le genre offre des échappées auxquelles il est difficile de résister : la domination physique par les femmes ou alternativement un monde de femmes ayant réussi à faire l’impasse sur les hommes, avec — même pas en bout de piste — le sadomasochisme et le lesbianisme qui déboulent en trombe avant même d’avoir songé à fermer la porte. Et que faire quand les deux cohabitent aussi subtilement que dans Xena, the Warrior Princess, ses cuirs et sa toute spartiate amitié pour la blonde Gabrielle ? Six saisons au sommet du box-office (1995-2001). La gloire pour Lucy Lawless, cette incarnation néo-zélandaise d’une figure dont la biographie n’indique pas qu’elle lui fut empathique, elle qui, née Lucille Frances Ryan, enceinte à dix-neuf ans et mariée à vingt, avait docilement repris le nom d’un épisodique mari avant même que le tournage ne débute. Le cinéma aura d’une façon générale permis à l’imaginaire collectif des mâles de se vautrer. Parmi la nuée de titres qui fait voyager les amazones de la Rome antique jusqu’en Chine, les fait rencontrer Hercule, Colosse ou Tarzan et varier les noms de leurs reines (Kilma, Lana ou Zita), je relève presque au hasard : Love Slaves of the Amazons (1957), Le Guerriere dal seno desnudo (1973), Lustful Amazons (1973 — que l’on traduira par « Libidineuses Amazones »), Amazon Women on the Moon (1987), Wrestling Amazons (1992), Amazing Amazons (2005), pour terminer par le cultissime : Amazons and Lingerie (2008). Il y eut même une pitrerie démarquée de Kubrick intitulée les Amazones de Vénus ou 2069 : A Sex Odyssey avec l’Allemande Nina Frederik dans le rôle de Kommandantin 666, où, sur fond du chiffre de la Bête, on flirte avec Ilsa la Louve, autre archétype de sexualité frissonnante.
Cet imaginaire n’est pas nouveau. Jacques Callot gravait déjà au xviie siècle une eau-forte intitulée Cupidon et sa garde d’amazones. Mais le sommet du kitsch — que dis-je ? le sommet de la montagne du kitsch — vient d’être atteint par les très célèbres Desperate housewives qui posent pour leur dernière saison sur une affiche proclamant « Never underestimate a housewife » dans des vêtements de fantaisie à la grecque au-dessus d’un haut monticule de pommes rouges qui sont forcément des pommes d’amour. Lynette Scavo (alias Felicity Huffman) brandit un arc tandis que les autres tiennent des armes au petit bonheur (une épée, un poignard, un bouclier et même un goedendag). La réserve de pommes est impressionnante et si chacune d’elle correspond à une blessure d’amour, nous sommes perdus. L’homme soumis aux flèches de la femme en tutu telle qu’il voudrait se la mettre au lit. Taratata.
Desperate housewives : la transition est bonne pour enfin changer de monde et passer du côté de la femme, en revenir à cette « on-culture » assez débilitante (on peut se soigner en lisant Causette. Le magazine plus féminin du cerveau que du capiton et sa rubrique « On nous prend pour des quiches »). Alors, en forme, les amazones contemporaines ? Micro-trottoir égale désespoir. Les temps sont durs. Elles ont acquis leur indépendance financière, ont dans la foulée divorcé de leurs julots (passe-moi le pot). Se sont senties bien, mais là sont plus mal. Les gosses qui dérivent, l’argent qu’il faut tirer, les ersatz sexuels et le corps qui lâche. Un goût d’arrière-saison, presque un repentir de cigale. Vie rugueuse, marges effondrées, insouciance en berne : lot commun mais qui touche plus fort encore les amazones sur le retour. On rejoint la relative surprise engendrée aux États-Unis par les livraisons, année après année, du General Social Survey : à l’inverse de la communauté noire qui se déclare plus heureuse que dans les années 1970, les femmes blanches ont vu l’idée qu’elles se font de leur propre bonheur se dégrader, alors même qu’elles communiaient aux avancées de leur indépendance. Les pièges de la liberté sans doute quand elle n’est pas choix et renoncement mais accumulation.
On passera rapidement par-dessus les Black Panthères, les White Tigresses et toutes celles qui cherchent en bande à s’affranchir de leurs grands frères. Celles-là ne combattent pas l’homme ; elles veulent juste se donner de l’air pour dénicher le bel oiseau qu’elles pensent et désirent pouvoir plumer. Les cougars dans leurs arbres procèdent différemment : elles s’attaquent seules à de jeunes spécimens qu’on dirait sans défense. Authentique produit dérivé de la « on-culture » féminine ou projection masculine qu’affole la perspective œdipienne de se faire recouvrir par un succube sachant y faire ? On hésite mais, à lire les listes de cougars avérées aimablement concoctées par différents médias, on se dit que ces femmes-là ne sont pas d’authentiques chasseresses passant avec le vent de duvet blond en duvet noir, juste des favorisées disposant d’un capital suffisamment fort pour pouvoir retourner la combien banale situation du plus vieux se refaisant auprès d’une plus jeune.
Qu’on se le dise : il a toujours mieux valu posséder son cheval pour les wannabe amazones. Les grandes aventurières l’avaient bien compris qui montaient au besoin à dos de chameau, comme Alexine Tinné remontant le Nil ou Esther Stanhope établie à Palmyre là même où régna la grande Zénobie. Je suis ainsi instruit d’un cercle informel de douze châtelaines, belges et pas forcément célibataires qui, sous le nom suggestif de Les Mignonnes, s’invitent entre elles à dîner tous les mois au coin des âtres qu’elles possèdent larges et accueillants. Elles perpétuent une longue tradition, celle qui faisait par exemple jouer à Paris en 1825 le vaudeville : les Châtelaines ou les Nouvelles Amazones.
Entre les deux, il faut placer les fers de lance du féminisme naissant, saphique et militant. Celles qui, comme Rosa Bonheur, durent renouveler tous les six mois auprès de la préfecture locale leur autorisation à porter des culottes. Les Renée Vivien, les Natalie Barney, anglaises souvent, donc excentriques, qui vécurent debout et s’accouplèrent selon leurs changeantes quoique simultanées manières. Natalie Barney, la plus fameuse, rangeait ses amantes en trois catégories : les liaisons (comme Dolly Wilde, la digne nièce d’Oscar), les demi-liaisons (comme Colette), et les aventures. De Renée Vivien, née Pauline Mary Tarn, qui fut sa grande liaison de jeunesse, il nous reste un poème éponyme et bien senti sur les amazones, une rare évocation littéraire d’un thème inexploité par les arts plastiques, celui de l’accouplement avec des sous-hommes qui ne reverront jamais le soleil (car il y a un terme au don) :
Les amazones
On voit errer au loin les yeux d’or des lionnes…
L’Artémis, à qui plaît l’orgueil des célibats,
Qui sourit aux fronts purs sous les pures couronnes,
Contemple cependant sans colère, là-bas,
S’accomplir dans la nuit l’hymen des Amazones,
Fier, et semblable au choc souverain des combats.
Leur regard de dégoût enveloppe les mâles
Engloutis sous les flots nocturnes du sommeil.
L’ombre est lourde d’échos, de tiédeurs et de râles…
Elles semblent attendre un frisson de réveil.
La clarté se rapproche, et leurs prunelles pâles
Victorieusement reflètent le soleil.
Elles gardent une âme éclatante et sonore
Où le rêve s’émousse, où l’amour s’abolit,
Et ressentent, dans l’air affranchi de l’aurore,
Le mépris du baiser et le dédain du lit.
Leur chasteté tragique et sans faiblesse abhorre
Les époux de hasard que le rut avilit.
« Nous ne souffrirons pas que nos baisers sublimes
Et l’éblouissement de nos bras glorieux
Soient oubliés demain dans les lâches abîmes
Où tombent les vaincus et les luxurieux.
Nous vous immolerons ainsi que des victimes
Des autels d’Artémis au geste impérieux.
Parmi les rayons morts et les cendres éteintes,
Vos lèvres et vos yeux ne profaneront pas
L’immortel souvenir d’héroïques étreintes.
Loin de la couche obscène et de l’impur repas,
Vous garderez au cœur nos tenaces empreintes
Et nos soupirs mêlés aux soupirs du trépas ! »
Renée Vivien
Plus haut, beaucoup plus haut, passé Rubens et son combat, passé ces siècles où le thème offrait une petite mais exploitée fenêtre de tir à la représentation du nichon, on remonte aux origines, à cette Grèce miraculeuse autant que phallocratique qui fait enrager nos gender studies. Car revoici le mâle dominateur. On a joliment dit des amazones grecques qu’elles font la guerre mais pas l’amour. Il faut ajouter qu’elles la perdent. Dietrich von Bothmer recensait déjà il y a un demi-siècle plus de mille vases et une centaine de sculptures mettant en scène des amazones pour les époques archaïque et classique. Ce sont avant tout des scènes de soumission par lesquelles le héros civilisateur — par exemple Thésée s’emparant d’Antiope — impose sa loi sexuelle et culturelle (dans un geste, l’imposition des mains sur les poignets, qui signifie aussi le mariage). C’est l’éternelle victoire, dit-on, de la civilisation sur la barbarie ; une variation du combat contre les Lapithes ou les centaures qui peuplent les métopes des temples archaïques. Les reines sont tuées, Penthésilée se suicide. L’ordre mâle — s’est-il réellement fait peur ? — réaffirme ses prérogatives. Une guerre des sexes assez brutale qui ne laisse presque aucune place à l’étreinte amoureuse. Pas une seule représentation ne nous est parvenue du moment où Héraclès dénoue la ceinture d’Hippolyte, la reine des amazones (dénouer la ceinture étant en Grèce une métaphore de l’acte sexuel). Vaincues, les amazones s’éclipsent à l’époque hellénistique pour disparaître à l’époque romaine. Elles ne réapparaîtront que bien plus tard mais plus jamais comme menaçant la civilisation du mâle.