Un peu par routine et surtout par aveuglement, incapable qu’il était de réaliser l’ampleur de la déglingue dans laquelle se trouvait le pays, Raymond Van den Branden avait cru bon de prendre l’E40 pour relier Liège – sa base logistique du moment – à Bruxelles où l’attendait une réunion de travail déterminante, selon toute vraisemblance.

Et sous le soleil étonnamment vif de ce mois de janvier 2011, qui allumait de miroitements le pare-brise et le capot de l’Audi A8, il se voyait à présent contraint de prendre son mal en patience. Tout en constatant que l’autoroute avait été dédoublée : les trois bandes originellement réservées à la circulation vers Bruxelles avaient été converties en voie à double sens pour les véhicules privés et commerciaux, tandis que de l’autre coté de la berme centrale, c’étaient les véhicules militaires et ceux de la Police encore nationale qui se croisaient sans discontinuer, dans un grondement qu’entrecoupait parfois l’irruption, toutes sirènes hurlantes, de berlines officielles fortement escortées.

Ainsi, tandis qu’il progressait au ralenti, Raymond soupçonnait que s’orchestrait sur sa gauche le mystérieux ballet des négociateurs en charge de la partition de l’Etat belge. Parmi lesquels différents émissaires des gouvernements – les trois régionaux, et le confédéral. Ou des instances européennes, bien que la décision de leur transfert intégral à Strasbourg était désormais chose acquise. Sans oublier le jeu subtil et souterrain des diplomates étrangers, puisque diverses formules de rattachement étaient aussi à l’ordre du jour. Ne disait-on pas qu’un plénipotentiaire français avait installé ses quartiers Place Saint-Lambert, au cœur de la Nouvelle Principauté liégeoise… Et que le chargé de mission batave occupait depuis peu, à Antwerpen, un vaste immeuble à façade rococo, parmi les plus opulents de la célèbre Cogels Osylei ?

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Dans cette file qui progressait avec une lenteur crispante, Raymond Van den Branden suivait de près les à-coups d’une camionnette au logo de DHL. Un comble quand lui-même présidait aux destinées opérationnelles du consortium Public Post, pour ce qui concernait les provinces wallonnes. Une entreprise d’intérêt partiellement général, comme il se plaisait à dire, et qui pour l’heure, mondialisation oblige, se retrouvait en pleine capilotade… Pas de quoi pavoiser, tandis que la concurrence tenait curieusement bon, envers et contre tout, alors même que la majorité des communications relevait pourtant de l’ordre du volatil…

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Au comble de l’exaspération, Raymond s’était décidé à quitter la défunte E-40. Une décision d’autant plus compréhensible que prendre la tangente s’accordait parfaitement à ses moeurs de manager moderne, rompu aux stratégies biaises. Passé celle d’Hélécine, il avait donc pris la sortie de Tienen, puis le ring en direction de Leuven. De la sorte, il évitait la Tiensesteenweg et son aéroport civil où les événements de la fin novembre étaient à l’origine d’un forme de pèlerinage entêté et morbide.

Ainsi Raymond rejoignait-il la capitale par le chemin des écoliers, en touriste pour ainsi dire : puisqu’il avait encore tant à apprendre sur la géographie, comme sur les êtres et sur les choses du Brabant flamand.

Bien sûr, il lui faudrait faire un long détour afin de contourner Leuven qui se remettait à peine des incendies criminels boutés deux nuits auparavant à différents amphithéâtres de son Université, et revendiqués ce matin par un nébuleux Comité d’action linguistique. Puisque, à l’occasion du malaise général, refaisaient jour les nostalgies d’énergumènes en retard de plusieurs guerres…

Il n’en était pas moins exact qu’en dehors des agglomérations, sa route improvisée lui valut de traverser une enfilade de bourgades cossues et de campagnes verdoyantes, sur lesquelles le marasme officiel semblait n’avoir pas de prise. Du côté de Kumtich, de Boosbeek et de Boutersem, et jusqu’à Moorsel en passant par Bertem et puis par Everberg, il était clair que subsistaient, et pas qu’un peu, des infinis de betteraves et de patates, et de ces vaches dodues, aux beaux yeux embués… Et de ces parcs, et de ces villas ! Autant d’îlots de quiétude, d’oasis de prospérité prouvant que vraiment, quoi qu’on pût en dire et écrire, la Belgique avait de bien beaux restes…

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Aborder la capitale par la Chaussée de Louvain et sa Place Meiser aux immeubles laissés en l’état à l’issue des multiples attentats, émeutes et contre-émeutes des dernières années, c’était comme traverser une mortuaire à ciel ouvert, par le milieu de laquelle détonait le jaune canari des tramways. Murs calcinés, fenêtres  crevées, il en allait ainsi pour la plupart des bâtiments, jusque sur les avenues Rogier et Plasky. Des décors implosés, brinquebalants façon carton-pâte sous une voûte céleste où de sombres nuages occultaient à présent le soleil d’hiver. Des ruines qui rappelèrent inévitablement à Raymond la description que, dans sa trilogie allemande, Louis-Ferdinand Céline fait de Berlin, ville noire et sanglante éventrée par les bombes. De sorte que des fantômes d’enfants terrorisés et d’adultes pantelants prenaient forme, comme sortis de lui-même, pour traverser au ralenti, dans un silence de morgue, ce vaste jeu d’ombres.

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Laissant derrière l’amphithéâtre de façades sinistrées, Raymond Van den Branden avait gagné la place Dailly puis viré vers la droite pour une longue descente vers un labyrinthe de ruelles en friche sociale occupant l’espace entre la place Saint-Josse, inactuelle, et le parc Josaphat devenu plaque-tournante de trafics en tout genre. Un parcours d’amble, une fois de plus, à l’issue duquel il fit brièvement halte, moitié sur l’emplacement d’un arrêt de bus et deux roues sur le trottoir, à ruminer espoirs et regrets devant le Botanique aux verrières ouvrées : une de ces reliques nationales qui avaient le don de le fasciner.

Le Botanique, où jamais il n’avait pénétré, mais dont le nom suffisait à combler son goût de luxuriance urbaine : à faire de ce lieu surchauffé et de ses végétations internes, de ses arborescences capiteuses, une bulle de vie d’avant et d’ailleurs à la fois, tel un micro-climat niché au cœur de la tempête.

Après quoi, travail oblige, il ravala ses états d’âme et via la les Boulevard Pacheco et de Berlaimont, puis la rue d’Assaut et celle du Fossé-aux-Loups, il parcourut comme en aveugle le petit kilomètre qui le séparait encore de son quartier-général de la Place de Brouckère.

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Au niveau –5 du parking, notre homme avait eu la prudence, moyennant vingt euros, de confier l’Audi à la garde d’une bande d’enfants chinois, à moins qu’ils ne soient coréens, thaïlandais ou viets. C’était ainsi que les choses fonctionnaient, les clans de ces chers petits faisant la loi, de part et d’autre des Boulevard Anspach, Emile Jacqmain et Adolphe Max, sur un entrelacs de ruelles animées et bruyantes, où les enseignes et devantures des commerces asiatiques dessinaient des fulgurances de teintes crues sous le ciel gris de fer.

Or, la galerie commerçante du Centre Monnaie offrait un tout autre spectacle, néanmoins aussi haut en couleurs. Soit le rassemblement d’une nuée de grévistes aux drapeaux bleus, orange et rouges amplement déployés, qui bloquaient les accès au siège de Public Post en essaimant des tracts et hurlant des slogans ouvertement hostiles au plan de régionalisation prochaine de l’entreprise.

Une manifestation dont Raymond Van den Branden comprenait et aurait volontiers partagé les raisons, si sa fonction n’allait de pair avec les principes de continuité du service et de devoir de réserve.

Il se tenait d’ailleurs en retrait de la cohue lorsque tinta son G.S.M. :

– Tu es là, VDB, tu as pu arriver ?

Son Chef de Département, Odin Duchêne, s’étonnait presque qu’il soit parvenu si près du but.

– J’y suis, Odin, dans la galerie. Mais j’ai bien peur de ne pouvoir vous rejoindre aux étages!…

Odin, son dieu professionnel, dont l’amabilité et l’humour pince-sans-rire de flamand francophile n’étaient pas les moindres qualités. Odin, son stratège absolu, qui connaissait la musique :

– Pas question de chercher des histoires, ni pour entrer dans ce blockhaus, ni pour en sortir. Finalement, notre réunion se tiendra en off site. A partir de 16 heures, à la Danish Tavern de la rue des Fripiers. D’ici là, tout sera calmé. Et d’ici là, je te laisse t’organiser…

« Ce que tu fais très bien », avait conclu Odin sur un ton enjoué qui laissa Raymond décontenancé. Pris au dépourvu et en état de vacance. Livré à lui-même, comme à cette ville où il devrait bien se résoudre à pousser une pointe.

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Il préférait aller à pied, question de prendre le pouls d’un Bruxelles qui, bien qu’à l’abandon, persistait à entretenir un semblant de vie sociale. Et tout en marchant, Raymond s’essayait à une vague analyse de sa vie mentale, pragmatique autant que fantasmatique.

Ainsi, preuve de sa propension à entremêler vie réelle et vie rêvée, ou à tout le moins livresque, se prénommer Raymond n’était selon lui pas le fait du hasard. Lui dont l’enfance avait été peuplée par les fictions de Gustave Aimard et du Capitaine Mayne-Reid, leurs courses folles, leurs chasses à l’homme et leurs belles amitiés. En même temps que subsistait de son adolescence en Wallonie profonde, infinitésimal détail révélateur, le souvenir de caboulots de village où hoquetait l’accordéon d’Aimable !

C’était bien lui, ça, cette manie qu’il avait de passer louvoyer sans cesse entre les faits visibles et la lecture qu’il en faisait : tel un vrai passe-muraille, en somme. Révérence gardée à Marcel Aymé et en restant fidèle, jusqu’au bout des ongles, à sa véritable nature.

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Au bout du Boulevard du Midi, il coupa par la gauche, via le ghetto nord-africain dont les immeubles sociaux de la rue de la Querelle constituaient une des limites. Au passage, à la devanture d’un night shop, il enregistra machinalement la titraille de journaux  qui parlaient d’échauffourées à Brugge et à Gent, et dans de moindres bourgades, où des manifestants revendiquaient ouvertement d’accorder un statut officiel aux différents dialectes de la Flandre jargonnante.

C’est alors qu’il vit là-haut, par-dessus le désordre de toits des Marolles, se dessiner l’énorme coupole éventrée du Palais de Justice. Lui revint aussitôt à l’esprit l’image obsédante d’un avion de tourisme, d’un frêle appareil à hélice percutant de plein fouet la rotonde du célèbre bâtiment. Durant quelques instants, il se retrouva fin novembre, devant l’écran de son téléviseur où passait en boucle la séquence de l’impact. Des semaines après, il restait frappé de la différence d’échelle entre cet avion aux allures de jouet, qui avait décollé de l’aérodrome civil de Tienen – soit à la mystérieuse frontière entre les deux Brabant –, et ce monument antédiluvien qu’il avait mis à mal. Comme si plus rien ne correspondait à rien… Au fait, faudrait-il bientôt admettre que le Palais de Justice, à l’état de carcasse, se soit mué en une façon de monument au terroriste inconnu ? Un trait d’humour, une idée saugrenue qui lui traversait l’esprit en le laissant de glace.

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Coupant par la rue du Labrador, Raymond avait subitement débouché sur la Place du Jeu de Balle, où le vieux marché prenait fin dans un somptueux désordre. Frappé par la symétrie entre ces amoncellements d’objets disparates et les ruines éparses dans la ville, il restait ébloui et titubait un rien. Et il se fit que le soleil, profitant d’une brève désorganisation des nues, illumina la place de ses rayons froids. Si bien que Raymond, en ces traits lumineux, croyait voir les foudres dont quelque dieu capricieux frappait de loin une population qu’il avait prise en grippe et qu’il mettait à mal, à l’image des trésors et des rebuts déversés sur les pavés humides.

Sous le couvert divin, cette vision grandiose et médiocre à la fois le faisait-elle basculer dans un autre univers, où le temps et l’espace deviendraient relatifs ? « Me trouverais-je au purgatoire, entre délices et tourments ? Ou dans les limbes ? » Une petite voix serinait ça dans un coin de sa tête. Une voix familière, certainement née de lui, mais qui n’en paraissait pas moins commenter ses faits et gestes avec un certain recul. De sorte qu’il la considérait comme la voix off du film de sa vie…

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Avait-il fait tout le chemin à pied, ou bien, depuis le Midi, profité de l’heure creuse pour grimper dans un train, et via cette antique jonction ferroviaire, gagner la Gare du Nord ? Raymond n’en savait trop rien, plus rien du tout en fait.

N’empêche, il se trouvait bel et bien, corps et âme, dans la rue de Brabant garnie de bars sordides avec grasses entraîneuses auxquelles Raymond n’avait pas adressé un regard. Lui qui levait les yeux au ciel pour détailler l’ange qui lui faisait signe et le bénissait, peut-être, du haut de ce bâtiment borgne, converti en peep-show, où il avait replié ses ailes. Un ange de pierre que Raymond avait repéré depuis si longtemps, depuis le temps où il venait à Bruxelles en train. Un ange qu’il avait connu mal en point, à quelques années de là, rongé par les nuits de gel et par les pluies acides : une aile à demi brisée et le corps emmailloté de loques ainsi qu’un éclopé de la Grande Muette.

Au lieu de quoi – on ne savait quel miracle ou quelle soudaine sollicitude publique lui avait valu une restauration intégrale -, cette statue rayonnait à présent de toute sa grâce retrouvée, affichant une félicité que Raymond, vu le contexte, les circonstances, et ce qui l’attendait à quelques pas de là, trouva un rien obscène…

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Il avait donc abouti rue des Plantes, la bien nommée, où différentes essences capiteuses et captieuses de la gent féminine se trouvaient en faction : à n’attendre qui lui, s’il ne se s’abusait pas. Lui seul, puisque désormais, il se sentait seul maître à bord de cette ville en perdition. Maître des opérations et unique survivant, à ce que tout laissait croire dans cette rue crasseuse qu’il arpentait lentement, dévisageant chacune des femmes en vitrine comme avait dû le faire Simenon à Liège.

Jusqu’à s’arrêter devant une femme entre deux âges et dont le corps restait charmant, une blonde dont il eut la prescience qu’elle serait bien flamande. Ce que confirma un bref échange par la porte entrebâillée du boxon, à l’occasion duquel la dénommée Lili, pratiquant par ailleurs des prix qualifiables de sacrifiés – sur l’autel de l’amour ricana-t-il en aparté -, était originaire de Genk et vivait à Verviers, tout en se tapant la capitale pour assurer la matérielle.

Une beauté emblématique, à l’image du pays de naguère… Ce qui  acheva sans doute de décider Raymond à la rejoindre, mettant provisoirement un terme à ce documentaire-fiction dont le titre, morose et un rien nostalgique, pourrait bien être « Les beaux restes » : émission de fin de soirée dont le générique défile maintenant, à point nommé, sur l’image figée de ce salon de charme dont une main féminine vient de tirer les tentures.

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