Super Partes Kapitol I, II

Thilde Barboni,

— Nous allons atterrir -j’ai bien dit atterrir !- dans quelques instants…

Le kapitolien m’interroge du regard. J’aurais du réagir, manifester de la joie, de la surprise, une émotion quelconque mais je ferme les yeux. Je suis angoissée. L’effroi me colle au siège, m’empêche de savourer ces instants rares.

— Quelque chose ne va pas ? Vous devriez être émerveillée. Ce vol est d’une rare précision.

— Excusez-moi, je ne suis que l’assistante du conservateur du Musée de l’Holocauste institutionnel terrien, je ne suis pas une navigatrice. Ce voyage de Kapitol jusqu’ici m’a épuisée, physiquement et émotionnellement.

— Il n’empêche, retrouver le sens du mot atterrir, fouler pour la première fois le sol de cette planète, c’est quelque chose, me semble-t-il, surtout pour une métisse ! Votre mère est d’origine terrienne si je ne m’abuse ?

Le kapitolien sourit avec bienveillance.

Je lui rends son sourire. Dans un soucis de communication instantanée, Kapitol  a transmis mes données au conservateur de cette planète.

— Ma mère est, en effet, la descendante d’une lignée qui  a quitté la terre  avant que ce biotope soit inhabitable pour l’espèce humaine.

Inutile de préciser. Il sait déjà tout sur moi. Mais je suis une métisse, je ne peux m’empêcher de communiquer verbalement.

— Où sommes-nous ?

— Dans l’hémisphère nord.

— Au bord de l’océan ?

— À l’époque qui vous intéresse, le rivage était à une centaine de kilomètres terriens d’ici mais le réchauffement climatique a eu raison des terres en bord de mer.

Le kapitolien m’aide à sortir de l’engin. L’efficacité de ma nouvelle combinaison spatiale protectrice morpho-adaptée est remarquable. Des insectes mutants s’écrasent contre l’écran de protection thermique et tombent à mes pieds. Le système d’évacuation les réduit en cendres.

Il fait sombre. Une pâle lumière zébrée de bleu et de pourpre se reflète dans l’eau. Ca et là, des lambeaux de structures solides émergent des flots.

— On est à l’ouest du continent européen, pays : Belgique, rue : de la Loi. Là-bas il y avait un théâtre, un parc, et plus loin,  un palais.

— Où les avez-vous retrouvés ?

— Dans ces ruines, en face de ce qu’il reste du théâtre. Les archéologues ont ouvert une salle. Ils étaient là, face à face, presque intacts.

— Intacts ?

— J’ai immédiatement envoyé un rapport. Cela m’a semblé important.

— C’est une formidable aubaine pour l’exposition que je prépare. Vous savez, il y aura une salle réservée aux enfants.

— La fameuse salle BHV

— Oui, la salle  Bêtes histoires vraies . Les enfants vont adorer.

— Il va quand même falloir leur expliquer qui étaient ces négociateurs.

— Tout est prévu, le matériel didactique est déjà installé. Il ne manque plus qu’eux. J’ai hâte de les voir.

— Suivez-moi.

J’adore les kapitoliens pure race. Jamais un mot plus haut que l’autre, toujours souriants, serviables. L’empathie est chez eux une deuxième nature. Les métis comme moi, malgré une certaine adaptation de l’espèce, ne parviennent pas à dompter toutes les émotions parasites. Cela amuse les kapitoliens, navrés à la moindre manifestation de mauvaise humeur ou de colère de notre part.

— Vous êtes prête ?

Si je suis prête ? Evidemment ! Je vais enfin pouvoir contempler les légendaires négociateurs cybernétiques dont on m’a tant parlé. Je vais enfin pouvoir terminer l’installation de l’exposition que je prépare. Ces prototypes seront le clou de la salle BHV.

Le kapitolien ouvre la porte et introduit une flèche éclairante.

Ils sont là, face à face, assis de part et d’autre de ce qui devait être une structure d’appui. Un homme, une femme, deux androïdes parfaits. Pas trop beaux, pas trop laids comme le protocole l’indiquait. Ils se regardent droit dans les yeux. Ils ont chacun  la main qui soutient le menton. L’attitude est conviviale mais le regard est terrible.

— C’est incroyable !

Le kapitolien, placide, déploie son matériel.

— Je vous l’avais dit. Ils sont intacts. Un homme, une femme

— C’était pour respecter ce qu’ils appelaient la parité, c’est un concept qui va faire l’objet d’une explication. Vous avez inspecté les circuits intégrés ?

— Oui, bien qu’ils soient très archaïques, ils sont encore en ordre de fonctionnement.

— Vous voulez dire qu’ils…vivent encore ?

— Bien sûr.

— Pourquoi sont-ils aussi immobiles alors ?

— Ils sont bloqués.

— Bloqués ? Débloquez-les !

— On voit bien que vous travaillez dans les musées. Ce n’est pas si facile que cela. Toute transmission neuronale agressive devant immédiatement être inhibée, à la longue, leur programmation les a amenés à ce gel total de la négociation. Les programmateurs de l’époque ne disposaient pas encore de système d’évacuation d’urgence de stress

— On ne peut pas les transporter figés dans cette attitude.

— Si je les débloque, j’ignore ce qu’il va se passer. C’est pour cela que j’ai envoyé un rapport prioritaire.

Deux êtres cybernétiques parfaits programmés pour une négociation courtoise mais sans issue. Deux intelligences artificielles qui ont remplacé les leaders des partis, regroupés, après des années de négociations stériles, en deux blocs aux intérêts divergents. Les représentants de  ce bipolarisme, de cette curiosité institutionnelle sont là, devant mes yeux.

— Vous qui êtes historienne, expliquez-moi à quoi ils servaient exactement.

— C’est simple. En des temps très obscurs,  les terriens de ce pays ne sont pas parvenus à former un gouvernement, une alliance entre différents partis. Après quelques années, les négociateurs, épuisés, malades, certains étaient morts, ont demandé l’aide de scientifiques pour sortir de l’impasse. Des ingénieurs leur ont fabriqué ces deux êtres artificiels, programmés pour négocier à l’infini. Toute une série de savants se sont penchés sur la question. Les psychologues ont recréé une éducation visant à aboutir à ces négociateurs parfaits. Ils ont injecté des traumatismes à des stades de développement qui font qu’un enfant devient un manipulateur, qu’il prend plaisir à négocier. Une mère un peu tyrannique, par exemple, afin que l’enfant apprenne à manipuler ce qu’il considère comme un ennemi mais, pas trop,  sinon l’organisme aurait des tendances sadiques. Une autorité parentale écrasante qui provoque le mensonge et la dissimulation.  Quelques autres traumatismes qui font que l’on fonctionne en forclusion c’est à dire en secteurs bien distincts les uns des autres avec un de ces secteurs qui progressivement envahit tout. Dans ce cas-ci, la politique. Et surtout pas d’espace transitionnel trop important.

— L’espace transitionnel ?

— C’est l’espace mental qui était  le siège de l’imaginaire chez les terriens. Trop d’espace mental libéré pour l’invention et l’imagination, le symbolisme, ne permet pas de négocier à l’infini. Un espace transitionnel trop développé permet d’envisager avec souplesse des solutions valables, sans à priori, sans préjugés. Or, ces négociateurs ne devaient jamais trouver de solution.

— Les terriens seront toujours une énigmes pour moi.

— Il y a même eu de sérieuses polémiques pour savoir si on devait leur injecter des schémas de comportement sexuel.  Dans la mesure où on mettait face à face un homme et une femme, c’était une question très délicate. Les scientifiques y ont finalement renoncé car cela allait à l’encontre de tout leur système d’inhibition. Le plus drôle a été de trouver l’équilibre entre un juste narcissisme et la résistance aux médias.

— Les médias ?

— Oui, des professionnels du relais d’information.

— Mais il y a les machines pour cela !

— Pas à cette époque-là.

— Les pauvres !

— Après  les avoir mis en place dans cette salle, on a fini par les y oublier. L’honneur était sauf puisque la négociation était en cours, que personne ne cédait et que  personne ne pouvait donc s’estimer lésé ou humilié.

— Ce sont de belles machines.

— Grâce au fait  que ces machines prirent  le relais pour des négociations éternelles, les hommes politiques purent recommencer à traiter les problèmes pratiques du pays d’autant que Kapitol a envahi la terre.

— Envahi ?

— Envahi dans le sens de sauver.

— C’est bien ce que j’avais compris.

J’ai failli dire une bêtise, froisser le kapitolien mais je suis entraînée à corriger toute formulation maladroite, à éviter tout malentendu. Cela représente une énorme gain d’énergie. Le kapitolien hoche la tête.

— Kapitol n’a malheureusement pas pu sauver tous les terriens.

— Vous avez fait le maximum dans un contexte de catastrophes naturelles à répétition.

— Certes.

— C’est grâce à vos ingénieurs que les circuits intégrés Super Partes ont parfait l’ouvrage. Vous avez compris l’importance de ces êtres.

— Chez nous, toute la politique est régie par un ensemble de créatures cybernétiques parfaites qui n’ont pas besoin de négocier puisqu’elles sont programmées pour aboutir aux accords les plus profitables à la population. Je n’ai jamais compris pourquoi les terriens étaient si friands de discussions et de conflits.

— Une erreur de la nature sans doute.

— Sans doute.

— Écoutez, il faut les débloquer. On doit les transporter couchés, pas dans cette position impossible.

— J’ai étudié le problème avant votre arrivée. En fait, d’après ce que j’ai constaté, leur programmation les entraîne à ne pas monter leurs sentiments, à ne pas laisser deviner leurs pensées. Ils doivent se maîtriser en toutes circonstances.

— Évidemment.

— Les interconnections synaptiques sont envahies de synthé-hormones inhibitrices. Ils sont en surdose inhibitrice. Pour sortir de l’impasse il faut évacuer ces substances et introduire un nouveau sujet de discussion.

— Cela semble simple .

— Techniquement , oui. Mais il faut trouver une nouvelle piste de négociation pour relancer le système .

— De quoi parlaient-ils avant le blocage ?

— Je l’ignore. C’est à vous de me le dire, c’est vous l’historienne.

C’est impardonnable. J’ai complètement oublié de consulter les archives à ce propos.  Je connais leur fonction, leur date de mise en place, l’effet d’apaisement qu’ils ont eu sur la population mais je n’ai pas vérifié l’objet de leur négociation. Le kapitolien, ses instruments à la main, m’interroge tranquillement du regard.

— Puisqu’ils vont constituer le clou de la salle Bêtes histoires vraies, introduisez le sigle BHV, ça devrait les débloquer et ils me donneront peut-être des idée pour l’aménagement final de cette salle.

— BHV ?

— Oui, allez-y. On verra bien ce que cela donnera.

Le kapitolien se met tranquillement au travail. Je commence à savourer le plaisir de me trouver dans un endroit aussi insolite. Je pense déjà au succès de l’exposition. Tous ces régimes totalitaires, ces dictateurs, ces déviances institutionnelles, ces perversions politiques si exotiques sur Kapitol ne pourront qu’attirer les foules.

— Voilà, les synthé-hormones inhibitrices sont en voie d’évacuation et…BHV est introduit.

C’est leur regard qui a bougé en premier lieu. L’homme  fronce les sourcils, la femme  relève la tête. Les yeux des deux négociateurs  lancent des éclairs. Super Partes Kapitol I   se redresse et frappe brutalement ce qu’il reste de la structure solide du plat de la main. Le bois  vole en éclat. Super Partes Kapitol II se lève et, les traits déformé par un rictus, pousse son partenaire qui tombe à la renverse.

Et là, tout va très vite : les deux créatures bloquées depuis des années se  jettent l’une sur l’autre avec sauvagerie en éructant des mots incompréhensibles.

— Smeerlap !

— Crétin !

— Schieve lavabo !

— Total connard !

— Schild en vriend !

— Anticonstitutionnellement!

Le kapitolien, épouvanté,  tente de s’interposer entre eux. Ils le rejettent violemment à la périphérie des boulons, des circuits intégrés, des puces électroniques, des senseurs, des polymères électroactifs qui s’éparpillent autour d’eux.

Je ne sais quoi faire. Les deux machines prennent visiblement un plaisir fou à se détruire l’une l’autre dans une étreinte orgasmique. Elles se démolissent dans la jouissance.

J’ai devant les yeux la vision apocalyptique de la fureur terrienne à l’apogée de l’intolérance. Le kapitolien, devinant mes pensées active les capteurs visuels auxiliaires et enregistre toute la scène. Je le remercie d’un geste. Il faudra  absolument projeter cette vision saugrenue  dans la salle BHV, montrer aux kapitoliens comment la désinhibition de système régulateurs peut conduire à la catastrophe.

Les deux machines à moitié dépouillées, réduites à des structures de base qu’on pourrait comparer à des squelettes terriens, finissent par s’effondrer sur le sol dans un épouvantable bruit de ferraille et de matières organiques synthétiques.

Le kapitolien,  me tend l’enregistrement.

— C’est navrant. Quel spectacle incompréhensible. Je suis désolé pour votre exposition.

— Tout au contraire. On va transporter ce qu’il reste de ces machines, ce sera très instructif pour les enfants.

— Il va faire nuit. Il faut regagner le vaisseau. Vous ne devez pas rater la prochaine navette pour Kapitol.

— Dès mon retour, je consulterai les archives pour essayer de comprendre pourquoi ces trois lettres ont provoqué une telle réaction.

— Envoyez-moi vos conclusions, j’adore les curiosités scientifiques.

Je lui promets tout ce qu’il veut. Je n’ai qu’une envie, m’enfuir de cette salle, ne plus voir les restes martyrisés, rassemblés en un petit tas sur le sol, quitter ma combinaison morpho-adaptée. J’ai le cœur qui bat trop fort. Je transpire, j’ai du mal à respirer  normalement La part terrienne qui sommeille en moi me joue de mauvais tours, elle chatouille méchamment mes émotions.

Je prends la main du kapitolien pour m’aider à tenir debout. Il est surpris mais me soutient sans poser de question. Il croit probablement que mon organisme ne supporte pas la gravité terrienne.

En fait, comme un éclair destructeur, des protéines kapitoliennes engrangées lors de mes études se regroupent dans le lobe droit de mon cerveau, un souvenir se forme, un souvenir en forme de trois lettres : BHV. Je visualise  la signification qu’avait autrefois ce sigle dans cette partie reculée de l’univers.

Je comprends mon erreur. Je ne suis qu’une métisse, un être terriblement imparfait, j’oublie parfois des détails importants. Ces détails ont détruit des pièces de musée inestimables, des vestiges uniques.

Il me reste un espoir : que le conservateur du Musée de l’Holocauste institutionnel terrien ne me tienne pas trop rigueur de mon oubli. C’est un kapitolien très bon et très compréhensif. Il est toujours désolé pour moi lorsque ma part humaine me joue des tours.

Je ne dois pas trop m’inquiéter. Il comprendra très vite que la visualisation de la lutte de ces deux négociateurs va être un élément de compréhension essentiel du caractère irrationnel et autodestructeur des terriens, de leur bêtise aussi.

Le clou de la salle Bêtes histoires vraies

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