« Ce sera mieux hier » est le thème que Jacques De Decker propose avec la sagacité qu’on lui connaît. Il initie un exercice de réflexion stimulant. « Ce sera mieux hier », c’est-à-dire avant. Mais de quel « hier » et de quel avant s’agit-il ? Avant quoi ? Avant-garde artistique, survivance du siècle dernier, qui se regarde plus qu’elle n’avance ? Avant-scène du theatrum mundi mis en mots par Pedro Calderón de la Barca dans El gran teatro del mundo (pièce publiée en 1655) ? Quel passé évoque-t-on ? Celui du siècle des Lumières ? Celui du Printemps des peuples de 1848 ? Celui des Trente Glorieuses, période référentielle devenue prisme déformant ? Celui des grandes utopies égarées du XXe siècle, le communisme en premier lieu ? De quel aujourd’hui parle-t-on ? De notre présent qui n’est pas un cadeau ? Notre temps, dont « les sujets de préoccupation sont si nombreux et si pesants » comme l’écrit Jacques De Decker, est celui de l’inquiétude sourde, de l’angoisse intérieure, de la méfiance à l’égard de l’autre quel qu’il soit.
Le passé est, au sens propre, le temps situé dans une époque révolue, c’est-à-dire finie, disparue. Révolue ? En astrologie, « révolu » signifie, en parlant d’un astre : qui a parcouru un cycle, qui a accompli une révolution, c’est-à-dire un tour complet. Dans l’histoire de l’humanité, un cycle étant achevé, un autre lui succède, différent. « Le présent se défait au moment de naître et la première des syllabes qui le désignent s’efface et s’engloutit dans le révolu » écrit Alexandre Arnoux dans Visite à Mathusalem (1961). Si une époque est révolue, on ne peut, a priori, y revenir, sauf à forcer artificiellement le destin des hommes et des sociétés, sauf à vouloir modifier le cours de l’histoire en bravant l’impossibilité de la répétition. « Ce sera mieux hier » ? J’ajouterais, avec quelque ironie, que ce serait mieux avant-hier, parce qu’hier n’est sans doute pas assez éloigné d’aujourd’hui pour être idéalisé dans la spirale d’une vertigineuse nostalgie. C’est le principe même de la Renaissance italienne, époque majeure de l’histoire européenne pendant laquelle les penseurs humanistes et les artistes veulent retrouver la grandeur d’une Antiquité mythifiée, s’en inspirer pour l’égaler voire la dépasser, et par-là même inventent de nouvelles formes culturelles.
Je choisis de présenter ici, en contrepoint, le travail du photographe chinois Hai Bo (né en 1962 à Changchun). Cet artiste veut montrer, « de manière acharnée » dit-il, la fuite du temps. Utilisant d’anciens portraits photographiques, il retrouve d’abord les personnes qui y figurent puis les photographie dans la pose initiale, comme ces gardes rouges de l’Armée populaire de libération dans They N° 3, une œuvre de grand format (78 x 200 cm, 1998-2000, Courtyard Gallery). Le passé et le présent sont juxtaposés. À la place des morts et des disparus, il y a un vide, comme pour les enfants décédés en bas âge dans les portraits de famille peints du XVIIe siècle français. Hai Bo expose l’image du passé et celle du présent dans une sorte de diptyque questionnant subtilement l’histoire collective et les trajectoires individuelles. La juxtaposition physique des images et le dispositif d’intertemporalité qui les rassemble créent ce que j’appelle un entretemps. Dans les interstices de cet entretemps se glisse l’obsession de l’oubli qui est à la fois absence, mort et peur de la mort. Je pense à ce que Barthes démontrait dans La Chambre claire. Note sur la photographie (1979) : « La photographie est comme un théâtre primitif, comme un Tableau Vivant, la figuration de la face immobile et fardée sous laquelle nous voyons les morts ». À travers le portrait photographique apparaît le trouble « ça a été » qu’analyse Barthes. Le ressenti de l’avoir été détermine une sorte de réduction ontologique, une forme inversée et forcément macabre du Dasein heideggérien, de « l’être-au-monde » dans Sein und Zeit (Être et Temps, 1927). Il est une prise de conscience par la photographie de la condition humaine. Au « ça a été » ne succéderait aucun « ça sera ». L’illusion même d’un « ça serait » s’efface. Seule reste l’image.
Le « ça a été » peut être une chimère sanguinaire qui s’abreuve d’une mélancolie destructrice à dépasser. On la trouve dans « La glace sans tain » de Philippe Soupault et André Breton (Les Champs magnétiques, 1919) qui, bouleversés par les horreurs de la Première guerre mondiale, écrivent : « Notre bouche est plus sèche que les pages perdues ; nos yeux tournent sans but, sans espoir. Il n’y a plus que ces cafés où nous nous réunissons pour boire ces boissons fraîches, ces alcools délayés et les tables sont plus poisseuses que ces trottoirs où sont tombées nos ombres mortes de la veille ». La même souffrance est déjà présente à l’époque romantique, au siècle précédent, dans un autre contexte culturel et historique. Alfred de Musset décrit avec clairvoyance, dans son roman La Confession d’un enfant du siècle (1836), le « chaos » et le dilemme qui se présentent aux « enfants pleins de force et d’audace, fils de l’Empire et petits-fils de la Révolution » : « du passé, ils n’en voulaient plus, car la foi en rien ne se donne ; l’avenir, ils l’aimaient, mais quoi ? (…) Il leur restait donc le présent, l’esprit du siècle, ange du crépuscule, qui n’est ni la nuit ni le jour ; ils le trouvèrent assis sur un sac de chaux plein d’ossements, serré dans le manteau des égoïstes, et grelottant d’un froid terrible ». Pour Musset, si le présent est effrayant, il doit toutefois nécessairement être vécu.
Les mots sont de petites lumières qui servent à éclairer le sens de ce qui nous entoure dans l’obscurité. Je suggère de méditer ce qu’écrit Verlaine dans Sagesse, un recueil publié en 1880 qui initie un triptyque composé avec Amour (1888) et Bonheur (1891). Un vers retient mon attention : « Si ces hiers allaient manger nos beaux demains ? » (poème VII). Revenir aux « hiers », ce serait mettre en péril l’avenir et ses « beaux demains ». La beauté du futur annoncée par Verlaine est une ellipse. Il avance un postulat : les « demains » se doivent être plus dignes que les « hiers ». Faut-il seulement lire une forme d’aveu visionnaire dans ce qu’il écrit, celle d’un homme tourmenté par l’errance et la dérive ? Ou l’élan religieux plus ou moins sincère d’un homme revenu à la foi catholique en 1874, après une grave crise d’identité ? N’écrit-il d’ailleurs pas dans la préface de la première édition de Sagesse : « L’auteur de ce livre n’a pas toujours pensé comme aujourd’hui. Il a longtemps erré dans la corruption contemporaine, y prenant sa part de faute et d’ignorance. Des chagrins très mérités l’ont depuis averti, et Dieu lui a fait la grâce de comprendre l’avertissement » ? Le poète ajoute le possessif « nos » qui suggère la conception globale d’une communauté qui vibre aux cris de la faillite morale de son temps, à laquelle il n’échappe pas. Verlaine parle de lui mais aussi des hommes et du monde.
Je ne chercherai pas à psychanalyser Verlaine – d’autres l’ont fait avant moi avec plus ou moins de succès – en soulignant la dévoration du sujet confronté à sa sexualité trouble. Je ne voudrais pas commenter excessivement le vœu du poète de marcher sur le droit chemin après « les faux beaux jours », « la vieille folie » et ses « souvenirs » qui le hantent. Lire Verlaine permet simplement de confirmer une intuition : le présent, temps vivant entre le passé et le futur, doit être vécu tête haute. Le vivre dignement évite que « la vieille folie » du passé détruise l’espoir des « beaux demains ». Cette idée pourrait forger ma réponse à la question implicite posée par Jacques De Decker ; elle est, selon moi, philosophiquement la plus sage, historiquement la plus juste et poétiquement la plus belle. Ce sera mieux aujourd’hui, dirais-je. Ce ? La société, le vivre-ensemble, le monde qui sont les nôtres. Aucun optimisme béat ne guidera nos pas dans un présent « qui n’est ni la nuit ni le jour » comme l’écrit Musset. Connaître l’histoire est une exigence. Prendre de la distance par rapport au passé encourage toutefois l’impératif désir de construire ensemble un monde meilleur dès à présent.