Les chaises de Cluj

Paul Émond,

C’était le printemps. Cette année-là, nous nous étions retrouvés, Jacques et moi, dans la belle ville de Cluj, en Roumanie septentrionale, où la faculté des Lettres nous avait invités l’un et l’autre. Notre amie Rodica, qui y enseignait la littérature française, et Valentin, son mari, nous avaient conviés à dîner et nous passions chez eux une de ces belles soirées où le plaisir d’une conversation animée se mêle à celui d’un excellent repas. Vint le temps de regagner notre hôtel au centre de la ville. « Nous allons vous reconduire », ont déclaré nos hôtes. Jacques a tourné la tête dans ma direction, à l’évidence nous avions la même pensée.

– Nous rentrerons à pied, a-t-il dit, cela nous fera du bien de marcher un peu.

– Mais c’est loin ! s’est écriée Rodica.

Elle a insisté : « En voiture, il y en a pour quelques minutes à peine. » Nous avons maintenu notre décision.

– Mais vous allez vous perdre ! a-t-elle encore protesté.

– Tu plaisantes ? Nous avons parfaitement repéré la route, il n’y a rien de plus simple.

Quelques minutes plus tard, nous saluions Rodica et Valentin sur le seuil de leur jolie maison. Quand nous nous sommes engagés sur le trottoir, j’ai senti dans mon dos leur regard un peu inquiet.

Il faisait doux, le ciel était magnifiquement étoilé et, comme le quartier où habitaient nos amis abondait en jardins, l’air embaumait de mille et un parfums. Nous marchions d’un pas assuré, l’itinéraire à suivre était des plus simples, Rodica et Valentin avaient d’ailleurs tenu à nous le rappeler dans tous les détails, redoutant de voir ces deux écervelés s’égarer définitivement dans le labyrinthe des banlieues de Cluj. Il n’a pas fallu très longtemps pour qu’après quelques considérations sur les très agréables moments que nous venions de passer, notre dialogue de promeneurs tranquilles retrouve le vaste continent de la littérature et du théâtre, ce continent qu’il ne quittait jamais vraiment depuis que Jacques et moi, nous nous connaissions. Et, tout naturellement, puisque nous nous trouvions sur sa terre natale, nos propos ont très bientôt porté sur l’œuvre d’Ionesco, dont nous étions des admirateurs inconditionnels.

Notre promenade nocturne date d’il y a trop longtemps pour que j’aie encore en mémoire tous les détails de ce que nous nous sommes dit. Je me rappelle parfaitement, néanmoins, car il me frappa, le nom de « Tamerlan » auquel Jacques s’est référé pour désigner l’effet de terre brûlée provoqué par l’arrivée d’Ionesco et de Beckett dans le théâtre français de l’époque. D’un seul coup, les Sartre, Camus et autre Giraudoux prenaient un tel coup de vieux qu’il faudrait attendre plus d’une génération pour les sortir du purgatoire. N’étaient-ce pas les principes mêmes sur lesquels reposait leur théâtre thématique ou philosophique que ces iconoclastes dynamitaient ?

Tout en progressant toujours d’un pas régulier dans les rues endormies, nous avons évoqué plus concrètement plusieurs passages de la Cantatrice chauve. La pièce avait été le premier spectacle du Théâtre de l’Esprit Frappeur et Jacques y avait tenu le rôle de monsieur Martin, ce qu’il m’a raconté avec amusement. J’entends encore son rire, alors que nous commentions l’arrivée du capitaine des pompiers et que je citais la réplique de madame Smith pour laquelle j’ai toujours eu un attrait particulier : « Un pompier est aussi un confesseur. » Sans doute avons-nous parlé aussi de L’Impromptu de l’Alma et de la querelle d’Ionesco avec les brechtiens, querelle qui le fit considérer – ô comble ! – comme l’auteur « réactionnaire » par excellence (bêtise, bêtise, quand tu nous tiens…). Puis, il a certainement été question de Rhinocéros et du Roi se meurt, et de l’une ou l’autre mise en scène que nous avions vues de ces pièces admirables. Et certainement encore de L’Homme aux valises et de Voyage chez les morts, que nous rêvions, l’un comme l’autre, de voir un jour montées dans leur intégralité. Bref, nous avons si bien conversé que nous nous sommes soudain rendu compte que nous nous étions perdus. Comment, alors qu’il suffisait de suivre de grandes artères, étions-nous arrivés dans une rue étroite et tortueuse qui paraissait ne pas avoir de fin ? Nous ne l’avons jamais su.

Malgré l’heure bien tardive, un vieil homme prenait le frais, les bras appuyés sur la petite barrière qui séparait son jardin de la rue. Nous l’avons salué et je l’ai questionné d’un hésitant Centrul ? accompagné d’un mouvement de la main qui montrait la direction que nous suivions. Il nous a regardés en riant et s’est aussitôt adressé à nous dans un français qu’il maniait avec grande facilité. Il a demandé d’où nous venions et, quand il a su que les marcheurs égarés étaient belges, il s’est empressé de mentionner le nom de Magritte et de déclarer qu’il y avait entre sa peinture et la sienne de fortes ressemblances. Nous étions donc tombés sur un peintre ? Un cousin de Magritte, de surcroît ? Il a désigné une grande remise collée à sa maison. « C’est mon atelier. Venez, venez, je vais vous montrer. » Nous l’avons suivi avec curiosité. Qu’allions-nous découvrir en pleine nuit à l’autre bout de l’Europe ?

En pénétrant dans ce lieu, nous avons, Jacques et moi, poussé la même exclamation. Des chaises ! Nous nous trouvions au royaume des chaises ! Le lieu en était rempli. Bourré, plus exactement. Empilées par endroits, ailleurs bien alignées, ailleurs encore disposées n’importe comment. La seule place qui en était dépourvue était une petite estrade sur laquelle trônait un chevalet. Pots de peinture, pinceaux, grattoirs, brosses, térébenthine, toiles plus ou moins commencées ou abandonnées, enfin tout le bric-à-brac que l’on peut trouver dans un atelier, était déposé dans le plus grand désordre, non à même le sol ou sur des tables, mais sur toutes ces chaises d’aspect très disparate que le peintre avait dû récupérer un peu partout.

Et que dire des tableaux accrochés aux murs, quasiment les unes contre les autres, aussi bien en largeur que du sol au plafond, ou même encore simplement posées sur les chaises, elles aussi ? Des chaises, rien que des chaises, s’y trouvaient représentées, parfois une seule, parfois plusieurs, parfois en accumulation, et effectivement dans un style plus ou moins magrittien, puisque toutes ces toiles les montraient sans assise, flottant dans un espace indéterminé. Quelques effets proprement surréalistes s’y ajoutaient même çà et là, des racines qui prolongeaient les quatre pieds ou un dossier pareil à un gros œuf noir allongé.

L’incroyable amoncellement, tant dans la pièce que sur les tableaux, de ces objets construits pour soutenir ce qu’on appelle plaisamment le postérieur de nos anatomies, faisait évidemment penser aux Chaises, autre texte célèbre du grand écrivain dont Jacques et moi venions de parler abondamment. À croire que cette rencontre avait été provoquée par la conversation qui l’avait précédée. Que, depuis le ciel nocturne où il voyageait peut-être au-dessus de nous à la manière des immortels vénérés par les Chinois antiques, Ionesco nous avait écoutés et s’était empressé de nous adresser ce signe facétieux.

« Asseyez-vous où vous voulez », nous a dit le vieux peintre. Ce que nous avons fait, acceptant de nous retrouver les jambes coincées contre une autre chaise, tant les espaces restés libres étaient exigus. L’homme a disparu un bref instant et est revenu avec une grande bouteille sans étiquette et trois verres à alcool. « C’est de la țuica, je la fais avec les prunes de mon jardin. Bien sûr, on n’a pas le droit de posséder un alambic. Mais, chers amis belges, si on ne faisait que ce qui est permis, où irait-on ? » Il a rempli les verres à ras bord et d’autorité nous en a mis un dans la main. « Noroc ! À la vôtre ! À la Belgique ! À la Roumanie ! » Et nous avons trinqué.

J’ai bu quelques boissons particulièrement fortes dans ma vie déjà longue. Je garde, par exemple, un souvenir ému de l’alcool d’abricot, qui devait allègrement dépasser les 60°, que fabriquait en Slovaquie la grand-mère de la merveilleuse artiste dont je partage la vie. Mais cette țuica-là, à peine avalée, me semble avoir répandu en moi un feu plus intense encore, d’autant plus que j’avais imité le geste vif du peintre et ingurgité d’un seul coup la presque totalité du verre. Un regard en direction de Jacques m’a fait comprendre qu’il avait été aussi imprudent que moi. Ce qui a permis à notre hôte de remplir à nouveau les trois verres et de porter un toast à la mémoire de Magritte, ce qu’il était évidemment impossible de refuser. Comme j’ai eu presque aussitôt l’imprudence de révéler que le père de Jacques avait été un peintre des plus intéressants, nous n’avons pas échappé à un troisième toast. D’autres encore ont suivi, je ne sais plus à qui ils étaient portés mais je me souviens m’être soudain rendu compte que le niveau de la bouteille avait dangereusement baissé. Et le peintre, à chaque fois, s’empressait de remplir les verres.

Est-ce moi, ou est-ce plutôt Jacques qui lui a fait remarquer que c’était comme si nous nous trouvions dans le décor de la célèbre pièce ? Un grand sourire a envahi le visage ridé de Victor (nous avions appris que tel était son prénom ; il nous avait certainement dit aussi son nom de famille mais ni l’un ni l’autre, par la suite, n’a été capable de se le remémorer). « Ah ! Eugène ! Eugène ! », s’est-il écrié avec exaltation et il a tenu à porter un toast particulièrement solennel au grand dramaturge et à son œuvre.

– Vous l’avez donc connu personnellement ? a demandé Jacques.

– C’était un cousin de ma mère.

– Et… il a vu vos tableaux ?

– Il est venu une fois ici, pendant la guerre, juste avant son départ définitif pour la France. Vous voyez où il a trouvé l’idée de sa pièce !

– Mais vous étiez très jeune, vous ne peigniez sans doute pas encore !

Le peintre nous a fixés de ses yeux perçants.

« Mes chers amis, mon père peignait déjà des chaises. Moi, j’ai repris le flambeau. Regardez ce tableau-là. Et celui-là. Ce sont des œuvres de mon père. Je peins les mêmes chaises que lui. Quand Eugène est venu ici, il a vu les tableaux de mon père. »

Coup d’œil à Jacques. Même stupéfaction, même incrédibilité. Se pouvait-il que ce vieil homme ait passé sa vie à peindre des chaises exactement comme son père l’avait fait ? Cher Sigmund Freud, éclairez-nous ! Et Victor, bien sûr, de porter aussitôt un toast à la mémoire de ce père qui avait reçu en cet atelier le cousin de sa femme. « Mais votre père et Magritte… ? ai-je naïvement demandé. À l’époque Magritte n’était pas connu. Comment se fait-il que… ? » J’essayais encore, malgré les ondes de plus en plus ouateuses que la țuica diffusait dans mon cerveau, de mettre un semblant de logique dans ce qui nous était raconté.

« Oh, vous savez, les coïncidences artistiques… ». Victor a ri bruyamment. Manifestement, l’étonnement de ces deux Belges que le hasard avait poussés dans sa rue cette nuit-là l’amusait beaucoup.

Une douce torpeur m’avait gagné, j’avais tenté d’y résister mais bien vite elle a été la plus forte. Les chaises tout autour se sont mises à bouger, elles se rapprochaient, je tentais de me dégager. Leur masse m’en empêchait, elles se collaient contre moi et j’ai compris qu’il ne s’agissait pas des chaises de l’atelier mais de celles d’un tableau dans lequel je me trouvais moi aussi. Elles se pressaient toujours plus nombreuses et m’écrasaient littéralement. De l’autre côté du tableau, j’ai aperçu Jacques qui se débattait contre un amoncellement semblable. J’ai tenté de l’appeler mais aucun son ne franchissait la barrière de mes dents, ainsi qu’il est dit dans les épopées homériques. Finalement, au prix d’un effort désespéré et surhumain – et ce dernier mot dit bien ce qu’il veut dire –, contractant dans mes cordes vocales l’énergie de tout mon être, je suis parvenu à lancer un cri suraigu. C’est sans doute ce cri qui m’a réveillé, comme il a dû réveiller Jacques également, même s’il a prétendu ne pas s’être endormi, ou à tout le moins pas tout à fait, puisqu’il m’a déclaré presque aussitôt : « J’ai dormi éveillé », reprenant ainsi et probablement sans s’en rendre compte une réplique en forme d’oxymore qui figure dans une des premières pages de L’Homme aux valises.

 

De la lumière se glissait par les fenêtres de l’atelier, j’ai regardé ma montre, cinq heures et trois minutes.

– Où est le peintre ? ai-je demandé.

– Je crois qu’il est allé dormir.

– Ça va ?

– Ça va, a répondu Jacques d’un ton philosophe.

– On devrait essayer de retrouver notre hôtel.

– Allons-y.

Dehors, un peu de vent m’a effleuré le visage et cela m’a fait du bien. Mais la clarté laiteuse de l’aube semblait irréelle, comme si je n’étais pas sorti du tableau où le rêve m’avait emprisonné. Dans la maison de Victor, pas le moindre mouvement. Nous voyant endormis, il avait dû décider de nous imiter pour un petit moment, avec l’intention, je veux croire, de venir nous retrouver ensuite et, plus que certainement, avec une autre bouteille. Nous avons gagné la rue. « C’est certainement par là », a proféré mon ami.

Et nous sommes repartis par là, tels de vaillants rescapés d’une bataille éprouvante. Aussi étrange qu’avait été ce que nous venions de vivre, nous ne l’avons évoqué qu’en quelques phrases. Nous pensions surtout à retrouver l’hôtel au plus vite. Heureusement, nous étions dans la bonne direction. Une rue assez large sur laquelle nous avons débouché nous a menés à une grande artère qui conduisait tout naturellement au centre-ville. « Tu as de la chance, ai-je dit à Jacques, tu restes deux jours de plus, tu vas pouvoir te reposer. Quand je pense que je dois reprendre l’avion en fin de matinée… » Il m’a jeté un regard noir : « Je donne une conférence à 14 heures et une autre à 18 heures. » Enfin, nous avons aperçu la grande enseigne du bâtiment qui nous hébergeait. Les naufragés regagnaient un semblant de terre ferme.

En nous voyant entrer, l’employé de la réception s’est littéralement jeté sur nous. Nous étions bien messieurs De Decker et Emond ? Quel bonheur, on nous avait retrouvés ! (Comme si ce on signifiait qu’il faisait partie d’une vaillante équipe de secouristes qui nous aurait recherchés toute la nuit dans la jungle transylvanienne.) Nous devions de toute urgence appeler madame Lascu-Pop ! Elle avait téléphoné en fin de soirée pour savoir si nous étions bien rentrés et, apprenant que non, n’avait cessé de rappeler ! Elle était terriblement inquiète ! Et lui aussi ! Que nous était-il arrivé ? Étions-nous blessés ? Nous avons rassuré le brave homme et Jacques a téléphoné à Rodica depuis la réception même (on aura compris que cette histoire s’est passée avant la vulgarisation du téléphone portable ; on ne dira jamais assez combien cette invention nous a fait basculer dans un autre monde). J’ai entendu la voix inquiète de notre amie. Jacques l’a rassurée. Oui, oui, tout allait parfaitement bien. Non, non, on ne s’était pas perdu. Une aventure amusante qu’il lui raconterait. Et la pauvre qui n’avait pas dormi ! Qu’elle prenne au moins un peu de repos ! Nous ? En pleine forme ! C’est-à-dire pas tout à fait, ai-je pensé. Je ne décrirai pas l’état qui était le mien lorsque, enfin, dans la soirée, j’ai poussé la porte de mon domicile, après avoir dû poireauter un temps infini à l’aéroport de Bucarest, l’avion de Bruxelles étant retardé.

Et c’est ici, à Bruxelles, que se déroule la suite de l’histoire, et plus précisément au bar de l’hôtel Métropole. Les circonstances ont voulu qu’après ce séjour à Cluj, nous ne nous sommes plus revus, Jacques et moi, pendant quelque temps, chacun étant repris par ses activités. Par contre, Rodica passant par notre ville quinze jours plus tard, je lui ai donné rendez-vous en ce lieu particulièrement agréable. Arrivé le premier, j’ai trouvé dans un coin une table libre et tranquille et il n’a fallu que quelques minutes pour que je voie mon amie s’approcher avec un grand sourire.

Nous étions heureux de nous retrouver. Mais à peine s’était-elle assise et avant même que je n’aie pu prendre de ses nouvelles ou lui demander ce qu’il lui plairait de boire, elle m’a attaqué tout à trac :

– Alors, toi aussi, tu vas vouloir me faire avaler cette histoire de peintre ?

– Mais, Rodica, c’est pourtant bien ce qui nous est arrivé, Jacques t’a certainement…

– Écoute, Paul. Comme Jacques est encore resté deux jours à Cluj, il a prétendu me faire rencontrer votre soi-disant artiste et me montrer son atelier. Nous avons sillonné en voiture tout le quartier par lequel vous êtes passés. On a cherché longtemps, Jacques n’a jamais retrouvé la maison.

– Il s’est peut-être trompé de quartier.

– Je t’assure qu’on a ratissé très large. J’étais trop intriguée, je voulais absolument le voir, votre Victor – comme par hasard, vous ne vous êtes pas souvenus de son nom de famille. Il y a à Cluj une association de peintres, j’y ai téléphoné, aucun Victor n’y est inscrit.

– C’est un peintre amateur.

– Toi, je connais ton goût pour les fumisteries. Mais je croyais Jacques plus sérieux.

– Je te jure que…

Je ne relaterai pas la suite de cette conversation, cela lasserait le lecteur, puisque, plus je tentais encore de la persuader que nous disions la vérité, plus elle était persuadée du contraire.

Quand Jacques et moi, nous nous sommes revus, nous avons évidemment reparlé de cette fameuse nuit. Pour en retracer chaque moment avec le plus d’exactitude possible. Et pour nous désoler que personne, parmi tous ceux auxquels nous la racontions, ne voulût nous croire.

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