Nous sommes éternels et nous ne faisons plus d’enfants. Ce désir-là est mort le jour où la mort a cessé. Il n’y a plus de passé, de présent et de futur, ni aucun intérêt pour ce qui s’y rattache. Pourquoi se souvenir, pourquoi prévoir ou projeter ? Ces concepts n’ont aucun sens pour nous et, si la philosophie existait encore, c’est la métaphysique la plus absconse qui s’en préoccuperait.

On ne meurt plus. Depuis quand ? On ne sait pas, le temps n’a plus d’importance. Qui se rappelle les années, les mois ou les jours ? La seule idée d’une époque où l’on comptait les heures, les minutes et même les secondes est aberrante.

La conjugaison, cette pittoresque histoire de temps, a néanmoins pu renaître de ses cendres grâce aux poètes, qui en font une utilisation purement stylistique. Sans certains programmes informatiques très puissants, comme celui que j’emploie en ce moment, et qui saisissent la pensée à l’aide de capteurs neuronaux pour l’élaborer en textes structurés par le temps, personne n’est capable de vérifier si les poètes conjuguent correctement. Et qui s’en soucie ?

À titre d’exemple, je citerai Ernest Van den Pœm, notre grand poète national : « Oh, Demain, quatorze heures huit ! Ta lumière aveuglante était été du néant surgir ! ».

L’humanité est consumée par un gigantesque silence. Depuis qu’ils ne meurent plus, les hommes ne parlent presque plus. Le langage, c’est quelques dizaines de mots et une grammaire rudimentaire. Par miracle les langues ont néanmoins survécu, intactes, conservées dans les ordinateurs, immortels aussi. Elles y ont été placées on ne sait plus quand par on ne sait plus qui et ce sont les poètes qui les ont exhumées des machines, comme on ramène au jour un outil obsolète et joli, dont on ignore l’usage. Ils en ont fait le raffinement d’une élite cultivée : on parle comme avant sur scène ou dans des livres, sans rien y entendre. C’est de l’art abstrait pour un petit nombre.

Mais moi je veux comprendre ! Quand Ernest Van den Pœm a retrouvé les mots mort et mourir dans les machines, j’ai voulu savoir de quoi il s’agissait et expliquer aux autres que la mort est toujours là, que nous mourons mais autrement : nous sommes vides. On m’a ri au nez, il paraît que je divague. Un poète influent, qui évoque une simple épidémie d’ennui, s’en est pris à moi et, se rengorgeant de son bon mot, un peu déçu sans doute de n’être pas sur scène pour briller, m’a renvoyé que je confondais mourir et mourir d’ennui. Mais je sais que j’ai raison : être sans fin, les uns à côté des autres par milliards, presque muets, qu’est-ce donc sinon agoniser ?

C’est absurde, je me parle à travers une machine qui traduit sur un écran mes pensées frustes et confuses en incompréhensibles phrases d’antan. Qu’importe, je veux les déchiffrer, une à une, elles et toutes les autres qui me viendront encore. Je veux connaître l’homme que j’aurais été quand on mourait. Je veux vivre !

Ce sera long, mais j’ai tout mon temps.

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