À Stella

Lorsqu’il eut atteint l’âge d’homme, et alors qu’il n’avait encore aucun projet de vie, il fit un rêve : il était sourcier. Et le rêve était si vrai qu’il décida d’être sourcier. Ses amis et ses connaissances, eux, seraient médecins, avocats, ingénieurs, journalistes, enseignants. Mais sourcier ! Désormais, il passa pour un original : comment pouvait-on obéir, comme au Premier Commandement, à une simple fantaisie de l’imagination ? Tout le monde le raisonnait : il pouvait être sourcier à ses heures perdues, mais il devait se consacrer à un métier sérieux, lui assurant des revenus convenables et une situation sociale respectable. Ses parents commencèrent par lui tenir le même discours, puis, devant son obstination, s’inclinèrent. Son père contre son gré, sa mère avec bienveillance : mais laisse donc faire le petit ! Quand, tendrement, elle le questionnait sur son choix, il répondait : « Je ne sais pas, c’est le rêve. ». Et elle lui souriait du sourire sans âge des mères, celui qui accueille tout.

Il s’initia à l’art ancien des sourciers. Il pratiqua la baguette et le pendule, avec plus ou moins de succès, mais, et c’était là sa particularité, le plus souvent il s’orientait uniquement à l’oreille. Son art ne lui permettant pas de vivre, il travaillait de temps à autre, ici ou là. Il vivait seul, humblement, et il aimait son travail de sourcier plus que tout. Pourtant, depuis qu’il avait fait le rêve, il était tracassé. C’est que le rêve voulait encore autre chose, sans rien en dire. Le rêve montrait, mais il appelait aussi. À quoi ? Il n’avait réalisé que la moitié du rêve, il n’était donc que la moitié de lui-même. Chaque fois qu’il découvrait une source, il espérait pouvoir enfin se compléter, apprendre ce que le rêve ne disait pas. La révélation cependant tardait, il n’y avait que la source qui gazouillait en surgissant du sol. Déçu, mais profondément ému, il regardait l’eau claire se répandre paisiblement dans la lumière du jour et cela lui rappelait le sourire de sa mère. Ce petit miracle le consolait un temps, c’était un si beau métier, il pouvait bien lui suffire. Mais bientôt l’inquiétude l’assaillait à nouveau : et s’il passait à côté de sa vie ?

Il n’avait fait le rêve qu’une seule fois, il devait le refaire pour comprendre ce qui lui échappait. Mais comment ? Y a-t-il chose plus indépendante de la volonté qu’un rêve ? Il pensa à un moyen : il cesserait toute activité de sourcier, quoi qu’il lui en coûte, et le désir en serait violemment ravivé, au point qu’il ferait à nouveau le rêve. Oui, il se priverait du sens même de sa vie pour retrouver le rêve. Après tout, n’être qu’à moitié ou être à peine, quelle différence ?

Il remisa dans sa cave pendules, baguettes, équipements divers, lectures, tout ce qui avait trait à son métier de sourcier, pour qu’il n’en reste aucune trace, comme s’il n’avait jamais été sourcier. Et il fit savoir qu’il ne pratiquait plus. Il trouva un travail de gardien de nuit. La solitude et le silence serviraient son projet, elles le dépouilleraient peu à peu de lui-même, le prépareraient à recevoir le rêve. Les jours passèrent, puis les mois, identiques et monotones. La nuit il attendait, le jour il dormait. Il ne rêvait de rien, mais c’était bon signe, son esprit avait abandonné le superflu. Cette ascèse le transformait. Son impatience de refaire le rêve s’adoucissait et, dans cette nouvelle vie coupée de tout, il trouvait un équilibre inattendu. Il s’en étonna d’abord : n’était-ce pas trahir le rêve que d’y songer moins, de sentir que le rêve l’habitait quelque part et trouver que cela suffisait ? Comment comprendre le bien-être qui le gagnait toujours plus, alors que le rêve détenait encore une partie de lui-même qu’il ignorait ?

Vint le jour où il comprit qu’il pouvait vivre dans cette ignorance. Et il y avait autre chose encore, sans qu’il sache précisément quoi. La douleur de ne pas savoir l’avait quitté, bien sûr, mais le changement était plus profond : s’il se sentait encore incomplet, c’était d’une tout autre façon. Peut-être joyeuse, se surprit-il une fois à penser, et il n’oublia pas le mot.

Cette allégresse le ramena à son travail de sourcier, il pouvait désormais l’exercer en paix. Si on lui avait demandé, quelques mois plus tôt, comment il s’y prenait pour trouver une source, il aurait répondu qu’il l’entendait couler au fond de lui, plus distinctement à mesure qu’il s’en rapprochait sur le terrain. Mais depuis qu’il avait changé, son oreille captait directement les ruissellements souterrains à travers le sein de la terre. Maintenant, il entendait au-dehors et il entendait mieux. Et lorsqu’il faisait naître une source, il n’attendait plus, inquiet, la révélation de qui il était, la source suffisait à son bonheur.

Il continua à vivre humblement, même s’il gagnait très bien sa vie. Son art le comblait, partout la terre lui chuchotait ses secrets. Sa renommée dépassa rapidement les limites de la région et il n’était pas rare qu’il voyageât dans tout le pays, et même à l’étranger. Un jour qu’il déjeunait à une terrasse, dans la belle ville de Lecce, il eut la surprise d’entendre soudain la mélodie fascinante d’un ruissellement. Il s’arrêta net de manger, une source coulait à proximité et son chant était unique. Pourtant, sur la place, ni fontaine, ni robinet public, ni bassin ! Il se frotta les oreilles, comme on se frotte les yeux pour mieux voir, mais il entendait bien. Le ruissellement l’ensorcelait et semblait se rapprocher : il chercha par terre, à ses pieds, mais rien ! Il était consterné. Quand il se redressa, une jeune femme se tenait debout, de l’autre côté de la table : ses yeux sombres, magnifiques, le fixaient intensément. Elle était éblouissante et le ruissellement assourdissant.

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