Les mots pour le dire

Gilles Dal,

Les mots pour le dire : Étienne avait trouvé le titre de son article avant même d’en avoir écrit une ligne.

Il ne savait pas bien quel sujet traiter, mais ce titre lui plaisait.

Comme toujours, il allait trouver en écrivant : une idée en amènerait forcément une autre.

Il voulait parler de la France. De ses problèmes. De la crise qu’elle traversait.

Une feuille, un stylo ; c’était parti…

La France, depuis quelques années, semble vivre une fin de règne permanente. Ce diagnostic n’est pas nouveau ; il est même devenu assez commun. Éditorialistes et responsables politiques rivalisent de surenchère pour diagnostiquer ce qui ne va pas en France : se montrer conscient des problèmes pour éviter l’accusation terrible d’être déconnecté des réalités est devenu la règle d’or dans les médias.

Une rapide relecture de ce qu’il venait d’écrire…

C’était trop sinistre.

Il souhaitait ajouter une note positive à ce constat.

Ce n’est pas totalement un mal ; après tout, ce qui fonctionne n’appelle pas débat, et pointer les travers d’une société permet de la faire progresser. Et puis, une société qui se laisse tant critiquer est mille fois préférable à une dictature où les commentateurs seraient aux bottes des gouvernants, où les voix discordantes seraient muselées, où les informations ne seraient qu’un compte rendu gouvernemental.

Étienne était assez satisfait de ces premières lignes.

Il les trouvait un peu ampoulées, un brin sentencieuses, mais il les corrigerait plus tard.

D’abord, il lui fallait poursuivre son raisonnement.

Ne pas perdre le fil.

Le pouvoir des médias n’est sans doute pas étranger à ces insistances répétées sur ce qui ne va pas : souvent, pour montrer qu’ils sont bien conscients des tares de la société, les commentateurs font allusion à des problèmes qu’ils ne connaissent que par les médias. Ils voient, par exemple, que des voitures brûlent à la télévision ; ils se disent donc conscients que des voitures brûlent… même s’ils n’en ont jamais vu brûler sous leurs yeux. Ce n’est pas un tort en soi : c’est précisément la fonction des médias que de rendre compte de ce que l’on ne verrait pas sans eux. Et puis, il n’y a aucune raison particulière que les médias mentent.

Étienne était lancé.

Il savait ce dont il allait parler : le pouvoir des médias, leur influence sur les esprits.

Il faut cependant s’interroger sur la manière dont les médias relaient les informations. C’est en effet sur la base de ces informations que se forgent souvent les opinions.

Dire les médias était réducteur, Étienne en était conscient, mais il se forçait à généraliser : si je ne généralise pas un minimum, se disait-il, je n’écrirai jamais rien.

Il lui fallait à présent étayer sa critique des médias.

Éviter la théorie du complot (on nous cache tout, on ne nous dit rien), mais critiquer tout de même.

C’est la grandeur de la démocratie que de se laisser critiquer par les journalistes. Mais où la critique nécessaire cède-t-elle la place au masochisme ? Où, par exemple, la couverture légitime d’une émeute de banlieue devient-elle complaisance ? Où les journalistes, d’enquêteurs de terrain, finissent-ils par forger ce dont ils prétendent rendre compte ? On sait qu’un journaliste de terrain, en général, se fait une opinion a priori de ce sur quoi il va enquêter. Les questions qu’il pose, les gens à qui il s’adresse, les images qu’il filme sont autant de filtres qu’il dresse – fût-ce inconsciemment – au sein de son reportage.

Ces propos étaient trop généraux.

Il fallait être plus concret.

Lors d’une émeute de banlieue, par exemple, un journaliste pourra se rendre dans des endroits embrasés avec à l’esprit que ces jeunes n’ont rien à perdre, que toute personne vivant dans de telles conditions tournerait mal, que leur cadre de vie est si laid, si désespérant, si sordide que leurs comportements ne sont qu’instinct de survie, et appels désespérés à un dialogue qui ne leur serait jamais accordé s’ils ne se rebellaient pas ; un autre pourra s’y rendre en considérant que les difficultés d’existence ne mènent pas toujours à la délinquance, qu’au contraire elles peuvent entraîner une soif de revanche sociale, un désir d’intégration dans la société, que ces jeunes ont donc choisi la paresse, la critique facile, et doivent dès lors être punis avec force. En fonction des opinions du journaliste, le reportagequi se présente comme un simple compte rendu – ne sera évidemment pas le même.

Sans doute allait-on lui reprocher d’enfoncer des portes ouvertes.

Mais ce n’était pas grave.

À cause de la subjectivité du journaliste, le reportage de terrain, qui se veut miroir de la société, est donc souvent une imposture. De même que le micro-trottoir fonctionne, quel que soit le sujet – peine de mort, avortement ou installation d’un nouveau feu rouge –, sur le triptyque un pour, un contre et un indécis, le reportage de terrain ne présente aucun intérêt dès lors qu’il ne s’appuie pas sur des faits précis. Une investigation serrée, avec interview de témoins, est évidemment légitime… pourvu qu’il y ait un événement concret à couvrir. Hélas, aujourd’hui, par reportage de terrain, on entend souvent reportage d’ambiance : il y a un problème dans telle région, rendons-nous dans cette région, et tâchons de palper le malaise. Lors de notre enquête, interrogeons qui bon nous semble, et qui corroborera nos a priori.

Il allait vexer des gens.

De plus, il n’était pas certain de ce qu’il avançait : il ne connaissait pas personnellement de journalistes de terrain, qui auraient pu argumenter, lui porter la contradiction.

Mais tant pis : c’était comme ça qu’il sentait les choses, et il avait le droit d’écrire ce qu’il souhaitait.

Les reportages qui se veulent de fond fonctionnent en fait de plus en plus comme des reportages de faits divers.

Il tenait là quelque chose.

Quand se produit un fait divers, le reportage qui le couvre est, par essence, inutile : le fait divers s’est produit, c’est malheureux pour la victime et sa famille, mais il ne recèle aucun intérêt. Que peut bien faire, par exemple, qu’une dame se soit brûlé un doigt en allumant son four ? Rien, dira-t-on, mais ça n’est pas un fait divers. Sans doute. Mais ce que l’on tient pour fait divers n’est en général guère plus intéressant. On dira que c’est la liberté de la presse d’informer, que si des gens se font assassiner en pleine rue, il faut bien le dire. Admettons. Avec ce bémol, tout de même, que le fait divers est désormais sacralisé. Prenons l’exemple d’un jeune homme qui poignarderait deux femmes noires dans la rue. Plusieurs sujets de société pourraient être alors évoqués : le drame d’une jeunesse violente, le drame du racisme, le drame de la misogynie. S’ensuivraient quantité de reportages catastrophistes sur chacun de ces sujets… alors que non seulement une immense partie de la jeunesse actuelle n’est ni violente, ni raciste, ni misogyne, mais qu’en plus la violence, les préjugés raciaux et la misogynie sont incomparablement moindres aujourd’hui qu’il y a cent ans – chose qui ne sera jamais soulignée dans les médias. Dans cette mesure, les médias tronquent la perception que nous pouvons avoir des événements, et nous amènent souvent à nourrir un pessimisme déplacé.

Étienne s’est relu.

Il était partagé.

Il n’était pas entièrement d’accord avec lui-même, mais il trouvait que son raisonnement se tenait.

Il l’a envoyé au journal, sans être trop sûr de lui.

Il allait avoir droit à quelques e-mails d’indignation de journalistes vexés, ainsi qu’à l’un ou l’autre courrier de lecteurs récemment agressés, qui lui demanderont comment il ose ainsi relativiser la violence actuelle.

Il savait mot pour mot les arguments qui lui seraient opposés.

Et, puis quelques témoignages de sympathie, tout de même. Parfois même de félicitations !

Ses partisans seraient longs, ses détracteurs seraient courts.

C’était parti pour le grand cirque.

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