À Léopold Sédar Senghor, Arthur et Moussia Haulot
Pour D.
Au lever dans ma gorge la première eau fraîche
Pays de sources
Dans la petite cafetière italienne
Gronde l’arabica
Il va couler son disque noir
Au fond du bol blanc
Trois alezans hennissent
Et mon cerveau déchevêtre son premier mikado
Instant blanc
Je renais à ma vie
Pays de collines
Mes mains effritent le pain
Et profilent un pays sans famine
Instant gris
La nuit s’efface
Surgissent mes aimés
Première émulsion cordiale
À la grande carrière
Mes soucis, mes ennemis attaquent au marteau-piqueur
Première secousse cardiaque
Viendra-t-il le temps de nous désarmer ?
Instant vert
Le jardin se frotte à la porte
Défroisse son jupon chlorophylle
Et laisse voir son aine humide
Instant rose
Chanson au palais
Ma langue cherche sa langue
Ma bouche mousse un chant créole
Borborygmes dentifrices
Instant mauve
Dans un pincement de métal
Le tram corne et barrit
Dans la courbe des rails
Chaque jour je guette la surprise du premier visage
Ambre, noir, jaune, rose ou gris,
Au carré de mes rêves
Toutes les bouches s’ouvrent pour dire
Le bon jour
Heures de labeur
Sept tours d’horloge
Passez muscade,
Au pays de mes rêves,
Banquiers, courtiers, logicieurs
Partent trois mois par an en service civil international
Cèdent leur poste aux chômeurs
Tous vont à l’école de la bonne gestion
Instant brun
Au pays de mes rêves
Il faudra encore balayer la guerre
Sans titres-services
Instant d’or
L’aile de l’avion est palme de paix
Sémira, Yaguine et Fodé voyagent
Pour contempler les nuages Ibrahim prête son MP3 à Joe
Anne Frank enseigne l’allemand
À l’école il y a place pour tous
L’enfant revient fatigué mais heureux
Jette son cartable mais soigne ses livres
Tourne comme toupie autour de la grosse mappemonde
Avec sa gomme pour effacer les dernières frontières
Au pays de mes rêves
On ne dit plus Schengen, mais chouette j’aime
Et l’on se souvient du vieux poète
Mon désir est de mieux apprendre ton pays de t’apprendre
(Éthiopiques)
Aux lueurs du couchant
J’allume le petit feu
La fumée épaissit le crépuscule
Son parfum monte comme promesse
Qu’y aura-t-il dans la marmite ce soir ?
L’huile chante, l’oignon grésille la tomate s’y jette
Et danse l’eau du riz
C’est l’heure où toutes les femmes
se retrouvent mères ou sœurs,
Où celle qui a donné à celle qui n’a pas
Déploie la nappe sur la table du monde
Au pays de mes rêves
Nous mangeons la mangue
Longtemps après mes lèvres ont le parfum de ta peau
Et t’envoient des mots doux que tu n’entends pas
Longtemps encore de secrètes pulsations secouent nos sexes
Et font mémoire de notre bref Éden
*
[Ce texte e été primé (septième parmi quatre cent) au concours de la Maison de la Francité. Le thème de l’édition 2006 était Le pays de mes rêves, en hommage à Léopold Sédar Senghor. Ce texte a été écrit avant la tuerie et l’agression racistes du 11 mai à Anvers. Il est dédié aux familles de Songul Koç, Luna Drowart et Oulemata Niangadou ainsi qu’aux sans-papiers qui élèvent d’insistantes prières démocratiques dans près de 40 églises et lieux publics en cette fin mai.]