Les mulets de César

Michel Joiret,

Caïus Sylla s’était longuement attardé dans les rues craquantes de soleil, bosselées à l’envi, quasi torturées par tous ces pas pressés de fouler Rome la Superbe et plus brillante encore sous les rayons pointus de juillet. Il ne se lassait pas de longer l’immense esplanade de Trajan, retenant son souffle alors qu’il montait les trois marches de marbre jaune pour accéder enfin aux archives impériales. En aval, bien au-delà de ces quartiers grouillants où il aimait se perdre, des charbons d’or fondu glissaient lentement dans le four crépusculaire. La perspective d’être un jour sénateur, comme son oncle Fabius Carcerus, illuminait ses pensées, mais il mesurait aussi la distance qui lui restait à parcourir, les multiples servitudes qui baliseraient sa route et la cohorte d’inconnus qui mesureraient sa compétence et sa sagesse à l’aune de ses propos flatteurs… Caïus interrompit son rêve et dévala les marches pour emprunter la via Biberatica qui montait en serpentant vers la maison de son nouvel ami Marcus Ventilus. Il passa devant une haute porte aux montants de bois d’où sortaient des effluves douceâtres et écœurants d’une taberna pétrifiée par la chaleur de la journée. Il salua Licinius qui lui demanda des nouvelles de son oncle et s’arrêta devant la demeure blanche et massive du sénateur Marcus Ventilus. Deux esclaves s’affairèrent pour lui ôter sa tunique rouge à fine lisière dorée. Caïus entendit d’emblée les premiers bruits de la fête, la cena organisée par le maître des lieux, une sorte de félin aux cheveux rares, vêtu d’une toge blanche, qui se leva souplement pour saluer son invité d’un « Ave senator » bien senti qui fit rire l’assemblée. Quelque quinze invités occupaient déjà la plupart des lits mis à la disposition des convives. Contrairement à l’usage qui limitait à trois le nombre de lits, l’immense terrasse blanche alignait sept à huit triclinia. Marcus posa la main sur l’épaule de Caïus et lui désigna la place qui restait vacante à sa gauche, une manière de faire comprendre à ce jeune blondinet aux dents longues que la route du Sénat serait encore pavée d’embûches et que le lit d’honneur, celui qui n’avait pas de vis-à-vis derrière la table et qui était généralement proposé à Fabius Carcerus, ne lui était pas encore ouvert…

Le vin miellé et sucré coulait déjà depuis quelque temps dans les coupes ouvragées. À peine allongé, Caïus se vit servir des huîtres de Circéi et des petits pains chauds. D’autres serviteurs complétaient la gustation en proposant des hors-d’œuvre rafraîchissants : artichauts, asperges, potiron, melon, concombres, accommodés au poivre et au vinaigre ainsi que des raves, navets, truffes accompagnés de poisson salé ou mariné. La conversation quittait insensiblement les potins du sénat pour esquisser la croupe des quatre esclaves nubiennes que Demetrius se flattait d’avoir négociées au meilleur prix. Caïus détestait les vapeurs, les bruits et les gestes trop vifs, la stimulation orgiaque de ces beuveries naissantes qui lui feraient subir l’empire funeste de la nuit et il jeta un regard mélancolique sur l’horizon mauve et orange que défloraient çà et là des lampes à huile allumées aux quatre coins de l’immense terrasse patricienne. Tout en souriant, le vieux Paulus Tarpidius s’était levé. Sa coupe était tombée, et déjà un serveur se précipitait pour lui en proposer une autre. D’un geste il refusa et proposa bruyamment à Caïus de l’accompagner aux thermes où deux masseuses circassiennes se tenaient à la disposition des convives. Le jeune homme saisit furtivement le regard narquois de Marcus Ventilus et il comprit que l’invite était prématurée, qu’il convenait tout d’abord de prendre le temps et d’honorer la cuisine du maître. Il refusa poliment et s’extasia plutôt devant un plateau argenté portant un bissac qui contenait, d’un côté, des olives blanches, de l’autre, des noires. À peine eut-il vidé sa première coupe que deux esclaves aux longues nattes blondes lui tendaient des plats représentant les douze signes du zodiaque, des barques pleines de mets appropriés : quartiers de bœuf sur le Taureau, vulves de jeunes truies sur la Vierge, figues africaines sur le lion… Un serveur noir apporta alors un lièvre « ailé » afin que l’assemblée fît le rapprochement avec Pégase. Bien qu’il fût le cadet de l’assemblée, Caïus levait sa coupe à maintes reprises et vantait les mérites du maître des lieux qui n’en finissait plus d’ironiser sur l’absence prolongée de Paulus Tarpidius. Il ne restait d’ailleurs que sept convives, certains occupant longuement le vomitorium ne semblaient plus en état de rejoindre leur place tandis que deux ou trois notables étaient déjà descendus aux thermes pour isoler l’une ou l’autre ombre noire. Le moment critique était venu : chacun remplissait la coupe qu’il venait de vider et la tendait à un voisin en ponctuant le geste par un souhait de bon augure. Le jeune Caïus se mordait les lèvres pour éveiller les mots choisis et se faisait violence pour ne pas retenir les anneaux d’or qui ceignaient l’avant-bras de Midora, la nouvelle servante du Maître, et ne pas dénouer la tresse de soie légère qui retenait le pagne. Le regard du Maître pour sa nouvelle acquisition en disait long sur la nature des relations qu’il entretenait avec elle. Le ton montait quand apparurent les trois rôtis sur des plateaux sculptés, aux bords faufilés de couronnes de laurier suggestivement enlacées : une truie entourée de marcassins en croûte et fourrés de grives ; sur le second, un énorme porc d’où s’écoulaient des saucisses mêlées de boudins ; sur le dernier, du veau bouilli qu’un écuyer déguisé en Ajax tailla en pièces et dont il distribua les morceaux à la pointe de son épée. Une épaisse fumée odorante voilait les murs du triclinium et assignait à une curieuse irréalité la magie des torches et les lampes à huile. Quatre danseurs nus apparurent, s’élançant au son des instruments, tournant et ondulant sur les dalles blanches. Ils portaient un plateau à deux étages surmonté d’un couvercle rond représentant les douze signes du zodiaque ; sur chaque signe était un petit plat correspondant à la personnalité des convives : sur le Verseau, une oie, sur les Poissons, deux mulets… D’un seul mouvement, les quatre esclaves enlevèrent gracieusement le dessus du plateau et découvrirent alors des volailles grasses et des tétines de truie fumantes. Quelques cris de satisfaction fusèrent alors que Minius, le jeune orateur blond que redoutaient déjà la plupart des tribuns, avait saisi la main d’un serveur noir un peu plus longuement que de coutume… Le bruit montait la côte de la nuit comme un attelage vulgaire aux stridences inappropriées. Caïus se leva pour suggérer de boire une nouvelle fois autant de coupes qu’il y avait dans les tria nomina du citoyen romain Marcus Ventilus. Les autres convives levèrent leur coupe à leur tour et firent chorus alors que quelques mignons faisaient leur entrée et comblaient de leurs agaceries le vieux sénateur Honorus Liber qui n’en finissait plus de louer la qualité d’un tel divertissement. Trois filles de Gadès, lascives et sensuelles, dansaient pieds nus sur le marbre blanc, la cheville enveloppée d’un collier de soie rouge retenu par un anneau d’ambre sculpté. Il y avait dans l’atmosphère comme des vapeurs de thermes percées çà et là par des rougeoiements de foyers, animées mollement d’une chorégraphie diffuse. Les frôlements d’étoffes se multipliaient comme les secrets attouchements d’huile, de sueur et de peau. De temps à autre, le cliquetis des bracelets heurtant la table ou le pied d’un lit sonnaient comme des pièces d’or sur le comptoir d’un riche marchand. Depuis longtemps, Rome avait disparu dans un fatras d’odeurs et de propos égrillards. Caïus gardait le même sourire et luttait contre lui-même, contre son envie d’intercepter le regard fauve de l’étrange Médora qui semblait le suivre malgré l’intérêt que lui portait Marcus. Il savait que le moindre abandon serait pris pour un signe de faiblesse et il secouait sa tête blonde et bouclée pour que résonnent de nouvelles et précieuses occasions de boire. Au fil des heures et des libations, un silence approximatif revint et les fumées se dissipèrent. Il entendit son voisin mâcher encore quelques feuilles de roquette qui, lui soufflait-il à l’oreille, préparent on ne peut mieux au plaisir des sens.

Une ligne mauve et rose commençait à déchirer l’horizon alors que des ronflements sourds ponctuaient la défaite des plus faibles, abattus sur le lit, les doigts recroquevillés sur une ultime coupe ouverte sur un pan de tunique et sinuant encore comme un lacis de capricieuses sanguines. D’un claquement de doigts, Caïus héla un esclave, réclama sa tunique et se leva. Il fit quelques pas et s’étonna de recevoir dans les oreilles le premier grondement sourd de Rome qui s’ébrouait déjà à l’entame d’une nouvelle journée. Médora lui proposa l’urinal qu’il refusa d’un ton sec. Marcus Ventilus l’attendait, couché, repu, sali mais souriant à son jeune invité qui trouvait naturellement les paroles de remerciement les plus onctueuses et les plus fleuries bien que martelées comme elles devaient l’être de la bouche d’un magistrat romain, sensible à la beauté des choses et à la poésie des mots… La voix pâteuse du maître articulait comme pour se faire écho alors que l’attention de Caïus redoublait : « Tu viens de franchir quelques marches Caïus lupus… (Il rit mollement de son propos)… En automne, il faudra bien remplacer le vieux Tarpidius qui n’a plus toute sa tête. Tu tiens ta place dans la cena, et il est temps que je te fasse connaître les mulets pêchés à Taormine… le plat préféré de César… » Caïus sentit son cœur battre plus fort mais ne laissa pas paraître son intense satisfaction. Seul le feu du regard peut-être… Il s’inclina au moment où Marcus Ventilus fermait les yeux, comme pour lui signifier son congé. Alors qu’il était au seuil de la maison, la même voix lui revint, endormie mais bien audible : « À ta prochaine visite, Caïus, je te ferai visiter mes thermes. Medora te servira de guide. » Caïus Sylla s’arrêta un moment, se pinça les lèvres jusqu’au sang pour mieux retenir un cri de joie pleine, et s’enfonça dans les chemins de Rome où les coqs se répondaient, poursuivi par deux petits chiens blancs qui dévalaient joyeusement avec lui les pentes d’un labyrinthe dont il mesurait mieux, ce matin, les méandres, les forces et l’orientale splendeur.

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