Les nouvelles Amazonies

Jacques De Decker,

Amazone, amazone, amazone, Amazone. Le fleuve et la guerrière, deux puissances que seule la majuscule distingue. Le plus long cours d’eau de la planète, puisqu’il s’écoule sur 6 800 kilomètres, au débit de quelque 230 000 mètres cubes d’eau à la seconde, doit son nom, dit-on, à ces femmes armées d’arc aux flèches empoisonnées qui opposèrent une résistance forcenée aux conquistadors.

Ceux-ci, lettrés en dépit de leur total mépris pour les cultures locales, ne purent que les comparer aux sujettes de Penthésilée, qui n’avait pour talon d’Achille, face aux hommes, que son faible pour Achille, justement.

Pour Marginales, l’occasion était trop belle, le festival Europalia s’étant donné pour thème le Brésil, d’explorer ce champ symbolique à bien des égards. L’occasion nous est ainsi donnée d’accueillir des écrivains brésiliens dans « la Rose des vents ». Rappelons qu’Europalia, la manifestation en question, extraordinaire exploration récurrente des civilisations les plus diverses, fut imaginée, il y a de cela un demi-siècle, par un inventeur-organisateur-poète d’exception, Paul Willems. Dramaturge du rêve, dont les théâtres feraient bien de se souvenir, il conçut, dans sa demeure légendaire de Missembourg ou dans son bureau ourdi par Horta au sein du grand vaisseau du Palais des Beaux-Arts de Bruxelles dont il était le directeur, une visite biennale des grandes cultures d’Europe dans la ville qui était en train de s’imposer comme sa capitale.

C’est ainsi que l’on vit, à l’occasion d’Europalia Portugal, José Saramago qui n’était encore l’auteur que de quelques livres et dont personne ne subodorait qu’il décrocherait un jour le prix Nobel… Bientôt, le festival s’ouvrit à d’autres continents, dont les pays venaient ainsi exposer leurs joyaux artistiques dans une cité qui commençait à se faire un nom à l’échelle internationale. Et là encore, comme si souvent, Europalia prit les devants. Il avait institué un prix littéraire qui a malheureusement été interrompu depuis. Et l’un des premiers lauréats fut, à l’occasion d’Europalia Japon, Kenzaburô Ôé, autre Nobel potentiel.

Cette fois donc, c’est le Brésil qui est à la fête. Pays aussi vaste que mythique, qui est appelé à jouer dans les années et les décennies qui viennent un rôle déterminant, le Brésil est un géant qui s’avance vers nous au rythme de la samba, à l’image de ces superbes danseuses se trémoussant dans les rues de Rio lors du carnaval. Mais il est aussi ce pays qui planta sa capitale en pleine forêt, en confia les plans à un architecte visionnaire sur lequel l’âge ne semble pas avoir de prise, affrontant résolument l’avenir et sentant comment son destin y était inscrit. Pour nourrir de sève ce projet prodigieux, il plonge dans le sol du continent sud-américain les racines de son immense forêt qu’il partage avec sept pays des alentours (couvrant 40 % de la surface du continent en question), irriguée par un fleuve lui aussi surdimensionné.

Quelques-uns des grands enjeux d’aujourd’hui se situent là. Le projet de Belo Monte, dans la province de Para, en est une des illustrations. Il s’y construit la troisième plus puissante centrale hydroélectrique du monde. On en sait à peu près le coût : pas loin de treize mille millions d’euros. Comme souvent, on n’a mesuré qu’avec retard les dégâts collatéraux que l’on peut craindre sur le plan environnemental et humain. Les manifestants qui s’y opposent brandissent des slogans dénonçant la dirty energy. Comme toujours, la vérité est complexe. D’abord parce que l’installation est nécessaire, il serait malhonnête d’en disconvenir : la présidente Dilma Rousseff la trouve indispensable à la poursuite du développement économique de son pays. Elle estime que ces travaux « marqueront un avant et un après dans l’histoire de l’Amazone ».

Venant d’une amazone contemporaine, cette profession de foi ne manque pas sa cible, c’est le cas de le dire. Car la dauphine du président Lula est une de ces femmes investies, à la tête de leur pays, d’une mission plus que politique : anthropologique. Au sein d’un milieu où la mixité a encore tant de mal à s’imposer, ces nouvelles décideuses apportent, dans les meilleurs des cas, une vision et un style dont la nécessité se fait de plus en plus urgente. Rousseff vient d’ailleurs d’en apporter une évidente illustration, en se défaisant sans trop d’états d’âme de quelques ministres dont les pratiques lui paraissaient incompatibles avec son éthique de l’exercice du pouvoir.

En sa personne, la double thématique de ce numéro, associant deux thèmes apparemment éloignés, mais que le lexique et le hasard historique rapprochent, prend tout son sens. L’Amazone fut envahie pour la première fois par des prédateurs occidentaux en décembre 1541. Son « découvreur », Francisco de Orellano, était un proche de Pizarro qui dès l’âge de dix-sept ans avait fait voile vers le Nouveau Monde (il était né il y a exactement cinq cents ans, en 1511). Il avait participé à la conquête du Pérou et y avait laissé son œil gauche. On pourrait donc en conclure que l’Amazonie est un pays dont le premier roi fut un borgne.

Si l’on voulait voir clair dans les angoisses qui nous étreignent en ces temps pour le moins tourmentés, on serait tenté d’y voir la nécessité absolue d’ouvrir le deuxième œil. Cela reviendrait à souhaiter en Belgique que l’on puisse prendre en compte le regard de l’autre, par exemple, et cesser de s’obnubiler sur les divergences d’intérêt, ce qui permettrait de comprendre le besoin d’autonomie des uns et l’appel à la solidarité des autres, à admettre qu’en Europe on a trop théorisé et insuffisamment observé le terrain, ignorant qu’on ne fait pas marcher tout un continent d’un même pas sans lui laisser le temps d’apprendre la musique, à reconnaître que la mondialisation ne se fait pas que dans un sens : si des pays émergent, c’est qu’ils se sont lassés de n’être tenus que pour des consommateurs et ont été stimulés à développer leurs propres ressources, ce qui n’était sans doute pas le but de la puissance dominante qui ne visait qu’à élargir son marché. Redoutable manque de double vue…

Ce printemps, cet été auront vu des régimes s’écrouler parce qu’une jeunesse aura pu disposer des techniques d’information et de mobilisation qu’on ne lui avait vendues à vil prix que comme des gadgets, un système économique s’effondrer parce qu’il s’est servi d’une technologie affolée faute de réglementation dépassant les frontières nationales, un grand de ce monde devoir renoncer à ses ambitions parce qu’il n’avait pas encore compris — Figaro était pourtant passé par là — qu’un sexe n’était pas que le jouet de l’autre. Une femme de chambre de Manhattan peut aussi disposer de quelques flèches empoisonnées…

Et si pour se dessiller les yeux il était plus que temps de remonter l’Amazone ?

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