Terra cognita

Yves Wellens,

Au début, aucune carte ne mentionnait la présence de la base. D’évidents motifs de sécurité justifiaient le luxe de précautions qui avaient entouré sa création : la mission qui lui avait été confiée, et dont on savait qu’elle prendrait du temps, était d’une telle ampleur qu’elle ne pouvait supporter d’être distraite par des importuns et des curieux de toute nature. Financée par un groupe de philanthropes (et ainsi mise à l’abri de l’influence supposée néfaste des États et des gouvernements), cette mission n’avait pourtant rien de secret ; et il ne fallait pas voir une mauvaise allure dans l’isolement qui, depuis le début, avait entouré ses activités et l’avait préservée des regards inquisiteurs. L’équipe était constituée surtout de scientifiques de diverses disciplines, mais aussi d’artistes et de penseurs réputés pour leur indépendance d’esprit. La tâche qui lui incombait était aussi immense que d’extirper la mélancolie de l’âme humaine. Et au fond, c’était presque cela…

Le choix de son implantation en Amazonie avait été dicté par de nombreuses considérations. Ce fleuve, dont pas moins de mille cours d’eau alimentent le flot, s’étend au long de forêts luxuriantes et se ramifie en d’innombrables canaux naturels : ses bras créent des îles qui découpent les basses plaines et peuvent servir de refuges ignorés des cartographes. Les membres de la mission pouvaient observer la capacité de la forêt à absorber le carbone rejeté dans l’air, et à servir de filtre à celui-ci : de même que la grande intimité de la terre et de l’eau qui se mélangent et se fécondent.

Mais la civilisation poursuivait sa marche ; et, naturellement, cela finit par avoir des répercussions sur la conduite de la mission. Mus par une extension tous azimuts de leurs sauvages activités, où leurs intérêts privés étaient toujours maquillés en besoins collectifs, des industriels perçaient la forêt amazonienne. Cette colonisation entraînait des migrations de populations ; et les terres déboisées se détérioraient vite et devenaient rapidement incultivables. Pourtant, en dépit des appels répétés à la retenue et à la protection des espèces menacées (faune et peuplades mêlées), vestige d’une croyance bien ancrée et presque fétichiste dans les vertus d’un progrès bien compris et raisonnable, les autorités tardaient à y mettre le holà. C’était comme si la civilisation suivait la pente naturelle des plus âpres, qui se livraient au pillage des ressources sans s’occuper des jeunes générations, et étaient totalement incapables de changer leurs méthodes.

C’est alors qu’une partie de cache-cache s’amorça. Les dirigeants de la base, voyant que ses installations étaient repérées et pouvaient maintenant être suivies à la trace et reprises sur les cartes, résolurent de se prémunir contre l’inexorable surexploitation et de prendre des mesures pour pérenniser les travaux dans une relative sérénité intellectuelle. Mais bientôt, cela ne suffit plus. Les défricheurs étaient trop près, désormais ; et rien ne disait qu’ils se montreraient réceptifs aux travaux en cours et ne s’opposeraient pas à leur continuation. Le risque augmentait chaque jour de les voir se saisir des installations pour leur propre compte — sans parler des conclusions des travaux, qui n’allaient certes pas dans leur sens. D’ailleurs, des messages des commanditaires de l’opération ne dissimulaient pas qu’un changement de cap, entendu au sens géographique, s’imposait ; et ils insistaient sur l’inutilité de négocier avec des personnages qui tenaient la région pour une zone de non-droit, où tout devait être sous leur coupe : ce que leurs hommes de main se faisaient fort, au besoin, de confirmer.

Mais ces épuisantes dérobades ne pouvaient durer éternellement. Les replis successifs étaient peut-être une solution jouable, mais ils nécessitaient une grande énergie pour créer de nouvelles infrastructures de toute façon provisoires Les forces et les moyens financiers venaient à manquer pour reproduire encore deux fois, voire une seule, de telles besognes. Il fallait trouver autre chose.

Alors, ces intelligences se réunirent en urgence. En même temps, ce qui frappait, c’était la tranquille assurance avec laquelle ces éminents esprits abordèrent le problème. On sentait dans leurs rangs que leur présence sur place, toutes ces années, s’était imprégnée des lieux, comme si leurs activités étaient entrées en communion avec l’esprit de la forêt qui les hébergeait. L’un d’entre eux évoqua la manière dont les Britanniques avaient, à l’insu des avions allemands maîtres de leur ciel, su construire un port provisoire en coulant des blocs de béton au fond de la Tamise pour les acheminer ensuite vers la Normandie : de sorte que l’assaut des plages du Débarquement en avait été grandement facilité. Ils optèrent pour une variante de cette superbe opération, à l’échelle de leurs ressources, bien entendu. Les préparatifs furent fiévreux, et ne purent être menés à bien qu’en travaillant dans les entrailles du sol, puis dans les profondeurs du fleuve. Pour disposer du temps nécessaire, il fallut même donner le change, et recevoir une délégation de ces capitaines d’industrie qui avançaient toujours. Naturellement, leur cupidité émergea dès le premier instant ; et l’entretien parut ainsi interminable aux esprits mesurés qui les écoutaient. On ne s’accorda sur rien, tant il était illusoire de trouver le moindre terrain d’entente.

Et puis, tout fut prêt. Et le Ciel lui-même leur indiqua la route. Un matin, un miroitement vint toucher le fleuve. Des témoins affirmèrent qu’ils avaient vu ce rayon qui se déroulait, pareil à un ruban scintillant, tout au long de son cours sinueux. Le bateau, transformé en laboratoire, partit ce matin-là. Sur son chemin, il accosta sur plusieurs rives, pour embarquer un représentant de chacune des peuplades qui vivaient dans la forêt. On eût dit que le voyage avait été préparé de toute éternité, et que les eaux du fleuve s’incurvaient comme des mains évasées et s’ouvraient comme les flancs d’une femme, pour accueillir l’embarcation qu’elles avaient toujours attendue.

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