Les pistolets du dimanche 13 juin

Jean-Pierre Dopagne,

Le jour de sa naissance, on lui avait dit qu’il était belge.

À l’école, il avait étudié les matières de l’Éducation Nationale.

Au cours d’histoire, on lui avait raconté « les Belges sont les plus braves » et la révolution de 1830.

À l’armée, il avait appris les mots nation, territoire et patrie. Et, tous les matins, en ouvrant sa radio à transistors, il avait entendu la Brabançonne.

C’est là qu’il avait grandi, entre les châteaux de sable de Blankenberge et la luge sur la neige de Bastogne. Entre la tarte à l’djote et les spéculoos. Entre l’Ancienne Belgique et le Théâtre National.

À l’université, il avait suivi, en option, le cours de Littérature belge de langue française. Il avait lu Verhaeren, Ghelderode, Hugo Claus. Et Simenon.

Il avait osé, enfin, montrer ses premiers textes. On lui avait dit que c’était original, qu’il avait du talent, qu’il y arriverait un jour c’est certain, qu’il devait persévérer.

Il avait persévéré. Il avait continué à écrire, tout en enseignant. En classe, où le cours d’histoire avait été remplacé par l’étude du milieu, il avait découvert avec ses élèves le nouveau manuel qui consacrait dix pages à la Littérature française de Belgique.

Il avait continué à écrire, et il avait présenté un manuscrit aux éditeurs de son pays, vraiment intéressés mais sincèrement débordés. Il avait continué à écrire et il avait publié. À Paris. Un premier roman. Un second, le plus attendu. Puis un troisième. On commençait à l’appeler « auteur ». À la Fnac de la rue Neuve, il aimait caresser le dos de ses livres, deux exemplaires, en queue de rayon, sous l’étiquette « auteurs belges ».

Son quatrième roman fut un triomphe. Couronné de prix. Traduit en sept langues.

Pivot le reçut, lui posa dix-huit questions et le félicita pour avoir enrichi la langue d’expressions telles que « avoir dur » et « tirer son plan ».

Chez les libraires, il vit son nom en majuscules blanches sur les bandeaux rouges qui étreignaient son livre…

Son éditeur, souvent, lui demandait quand il se déciderait à venir habiter à Paris : ce serait tellement plus facile pour sa promotion, pour ses rencontres, pour son inspiration, pour sa carrière ! Il disait non. Il envisageait mal de quitter Bruxelles. Bruxelles, où ses élèves ne faisaient pas le lien entre leur « monsieur Dupuis » et le « Vandeput » qu’il avait pris comme pseudonyme, et que Pivot prononçait « Vent de pute ». Bruxelles, où trempaient ses racines, abreuvées de brouillard, de dunes et de sapins, de houille et de houblon. Bruxelles, qui l’abritait de la célébrité : quelques rares photos dans les journaux, une interview littéraire sur la télévision francophone à minuit moins cinq, et une gentille lettre du ministre de la Culture, lui annonçant qu’une réception avait été prévue en son honneur mais qu’elle était reportée, « faute d’un calendrier trop chargé pour raison de période électorale »…

Aujourd’hui, dimanche 13 juin, Dupuis-Vandeput s’éveille. Dans cette capitale européenne qui le tire du lit par un soleil pâle. C’est le grand jour. Il va, ce matin comme tous les matins, pénétrer dans son école. Il n’y retrouvera pas ses élèves, mais l’isoloir que les ouvriers communaux auront, la veille, installé amoureusement. Il prendra dans sa main le crayon rouge des corrections et il sanctionnera, d’un point, le candidat préféré.

Comme tous les matins, Dupuis-Vandeput s’habille et sort de chez lui. Dimanche 13 ! Il ira d’abord au bureau de vote : à cette heure, il n’y aura encore personne ; et le devoir électoral s’accomplit mieux, comme la création littéraire, dans la solitude. En revenant, il pénétrera, comme chaque dimanche, dans la boulangerie du boulevard et il s’achètera des pistolets.

L’air est frais. Un air de presque-été. Dupuis-Vandeput se surprend à flâner, à regarder les vitrines. Antiquités, parfumerie, lingerie, maroquinerie… Librairie ! Sa librairie de quartier ! Au centre, son roman. Avec le bandeau rouge : « Le nouveau Vandeput ». Comme le beaujolais. Et, à côté, en caractères très agrandis, l’article du Monde. Il ne l’a pas encore lu. Le Monde des livres du vendredi 11 juin. Il découvre. Il dévore. Il lit. Relit. « Vandeput : un brillant écrivain français d’origine belge »…

Vandeput-Dupuis fait demi-tour. Traverse le boulevard. Pousse la porte de la boulangerie.

La serveuse le salue :

— Comme d’habitude, Monsieur Dupuis ?

Vandeput la regarde, cligne des yeux comme un chien qui sort d’un rêve.

— Vos pistolets, Monsieur Dupuis ?

Vandeput sourit. Rit. Éclate de rire.

— Deux croissants, dit-il.

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