Les Oiseaux. C’est ainsi que le film était annoncé par Télémoustique, que je lisais dans le tramway en revenant du travail. La journée avait été longue, alourdie par une chaleur que la météo ne cessait d’annoncer mais qui n’en finissait pas de ne pas arriver. Je me serais cru dans la canicule de L’Étoile mystérieuse – en négatif, bien entendu.

Mon appartement était frais – comme tous les appartements au cœur d’un printemps belge. J’avais juste le temps d’allumer la télé ; je me composerais un sandwich-salade un peu plus tard.

Dans le coin gauche de l’écran, le petit sigle bleu : RTBF. Il n’y a qu’elle pour programmer de temps en temps ces vieux films qui firent toute mon enfance ! Mon grand-père avait raison : « L’INR, c’est bien ; surtout Bruxelles français ! »

Le film commence. Générique. Titre : Les Poulets. Non ! ? Je lis mal. Mais oui, Les Poulets. Nouvelle image : un gros homme en gros plan. Bien sûr, c’est ce bon vieux Hitch’ qui présente son cinoche. Il ne me semblait pourtant pas qu’il avait ces lunettes-là. Ni cet accent. Sous-titre : Jean-Luc Lecock. Cette fois je m’y perds. Serait-ce une version originale que je ne connais pas ? Un remake hollywoodpeakerien ? Un nouveau gag du père Alfred ? Vite, un coup d’œil au Soir. La page télé confirme : Les Oiseaux, entre parenthèses The Birds.

Ah ! les voici enfin, ces volatiles ! Là, au fond de l’écran. Ils volent, ils croassent, ils s’abattent sur la ville. Mais… ma parole, ce ne sont pas les oiseaux des autres fois. Ce sont des poulets ! Avec, en surimpression, le gros homme en gros plan qui se gratte le crâne !

Je dois avoir des hallucinations. La faim, de toute évidence : je n’ai plus rien mangé depuis midi… Je me dirige vers la cuisine, j’ouvre le frigo : vide ! Plus un œuf ! Plus une bouteille de lait ! Ce matin, il y avait encore… Mais que sont ces cris dans mon salon ? J’y retourne, j’y cours. Horreur ! Des poulets ! Des dizaines de poulets sur ma moquette, sur mes fauteuils, sur mon lampadaire ! Dans un vacarme pestilentiel, des poulets sortent de l’écran, où le gros homme en gros plan bat des mains comme s’il chassait des mouches ! Et ils m’attaquent. Ils foncent sur moi, me renversent, me picorent, me lacèrent, me trouent… Au secours ! Coups de bec, coups de pattes, coups de griffes…

Puis le noir. Puis plus rien. Plus un cri, plus un souffle. Salon vide. Moi, seul. Étendu comme Polynice devant les murs de Thèbes. J’ai rêvé, sûrement. Je me relève, l’estomac lourd. Avec, en bouche, comme une odeur d’huile de moteur. Oui, c’est ça : j’ai trop mangé, je me suis endormi et j’ai rêvé. J’espère avoir rêvé. Je voudrais avoir rêvé. J’aurais certainement rêvé s’il n’y avait, sur ma moquette, sur mes fauteuils, sur mon lampadaire, toutes ces fientes…

Mon esprit logique se persuade qu’il peut comprendre. J’ouvre mon Histoire illustrée du cinéma (tome 3). Juste en dessous des jambes en noir et blanc de Marilyn Monroe, deux lignes sur Les Oiseaux : « Grâce à des trucages sans cesse renouvelés, la fantaisie devient cauchemar. Hitchcock ne recule devant rien pour prouver qu’il ne ressemble à aucun autre. »

Chapeau, Alfred ! Ce soir, tu t’es surpassé.

Sur l’écran RTBF-INR, le gros homme en gros plan hurle : « No Alfred ! No ! I am Jean-Luc ! Ces godferdekes bordélikes poulets ne m’auront pas ! Je leur ferai la peau, je les plumerai, je les taxerai, je les… »

Je retourne au frigo. Y aurait-il du poulet là aussi ?

J’ouvre la porte, et… Un énorme canard ! Un superbe canard tout en rondeurs, le bec en trompette et garanti dio. Avec une étiquette rutilante : « Premier prix au concours de Washington. Élevage Duck Ellington. »

Encore un coup de Hitch.

Ou de la RTBF pour augmenter son audimat.

Ou du gouvernement belge : «… ne recule devant rien pour prouver qu’il ne ressemble à aucun autre… »

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