Les tours de San Gimignano

Jean-Luc Wart,

Certaines villes te prennent à la gorge quand tu vois s’étendre à tes pieds leur océan de toits et de tours. Tu hésites : faut-il vraiment pénétrer dans ce labyrinthe, s’anéantir dans cette fourmilière ? N’est pas Rastignac qui veut…

Ta cité, Carla, ne m’avait pas empoigné d’un coup, elle m’avait laissé venir, non sans quelques avertissements. Comment peux-tu vivre à San Gimignano ?

Vue de loin, elle n’avait pas l’air très engageant, toute bardée de remparts sur sa colline ronde, avec ses vieilles tours démesurées qui surgissaient de ci de là, comme si, en des temps lointains, elle avait voulu atteindre le ciel. Le printemps, il est vrai, se montrait maussade ce jour-là. De gros nuages marquaient les collines de leur ombre mauve. La somptueuse lumière toscane résistait pourtant, mais elle se crispait dans la lutte, saturant les bleus, les ocre et les verts jusqu’à les rendre fantasmagoriques.

En pénétrant dans la ville, on ressentait l’impression que son enceinte l’étouffait, l’enserrait, empêchant ses maisons de se répandre comme un troupeau sans chien. Enceinte, elle semblait l’être depuis mille ans, sans espoir de délivrance. Les hautes tours, éparses au beau milieu de la cité, jetaient leur ombre dans les rues. Comme une menace.

Tu m’avais un jour raconté son histoire. La guerre civile. Guelfes contre Gibelins. L’éclair d’une dague et dans le dos cette fine fente presque ridicule par où la vie s’échappe, surprise. Sur les pavés, les pas des spadassins s’enfuyant avec elle.

Tu m’avais expliqué qu’ils s’étaient réfugiés dans des tours. Les plus fortunés s’étaient construit des gratte-ciels austères, au sommet desquels croassent à présent les choucas. San Gimignano. Ses tours désespérées. Comme retirées du monde des vivants. Elles n’étaient habitées qu’au sommet. On y accédait par une succession d’échelles intérieures et de paliers en bois. Tu avais évoqué l’atmosphère carcérale des gravures de Piranèse. Pas une courbe : des angles, des arêtes, des lignes se brisant sur des impasses. « Invenzioni di carceri »… Sous l’auspice des trois singes couronnés « Je ne vois rien, Je n’entends rien, je ne dis rien » ils étaient en sécurité, là-haut, perdus dans le blanc des cieux. Seuls dans leur tour d’ivoire. Parmi les choucas et les courants d’air. Par les meurtrières, ils pouvaient voir les collines verdoyantes, ouatées d’amandiers en fleurs, dardées de cyprès noirs. En bas, les cris, le cliquetis des armes d’hast. Toscane et tocsin. Sang et lumière.

Je t’avais retrouvée dans cette église dont tu restaurais les fresques, la Collegiata di Santa Maria Assunta. Tu rendais leur vigueur aux monstres de l’enfer. Et je t’avais longtemps observée sur ton échafaudage avant de manifester ma présence. En contre-plongée, tu paraissais inaccessible aux mortels, déesse sculpturale en tablier blanc. Tes cheveux noirs que j’aimais tant dénouer, tu les avais rassemblés à la va-vite en un chignon qui te donnait un air sauvage. Je revoyais enfin celle qui m’avait aimé.

Si peu de temps.

A peine avais-je cessé de me demander ce que tu pouvais bien me trouver que déjà je te perdais. Les amours courtes ressemblent à des nouvelles de Conrad, Carla. On croit qu’on n’a pas le temps de s’attacher aux personnages, et puis…

Tu es restée un instant avec le pinceau en l’air et tu as dit quelque chose de banal, du genre « Giovanni caro, che sorpresa ! ». Mais ce n’étaient pas les hasards de la vie qui me ramenaient vers toi. Enfin, pas tout à fait.

Je devrais te remercier, Carla. Quand tu quittes un homme, tu lui offres un cadeau. Quelques semaines après que tu m’aies laissé au tapis pour t’en aller épouser un roi de la pub – quoi de plus normal, tu avais un port de reine – le brave homme, pas rancunier pour un sou, m’engageait dans sa boîte. Officiellement, je lui avais été renseigné par un chasseur de têtes.

Vous avez beau dire, ce que recherchent les femmes comme toi, Carla cara, c’est la caricature du mâle. L’uomo. L’uomo vero. Vous ne vous encombrez pas de son humanité, de sa pondération, de son humilité. Vous recherchez la force, la puissance. Et puis, des années plus tard, vous vous étonnez de vous retrouver sous la coupe d’un macho cynique qui n’a recherché que la force et la puissance. Ton époux n’est pas rancunier. Moi, si.

Pourtant, en entrant dans sa boîte, je me voyais confier une parcelle de cette puissance que j’exècre tant aujourd’hui. Mais la publicité me fascinait. J’y voyais une forme d’art appliqué, un exutoire à mon imaginaire. L’art ne recherchait plus la beauté, la pub y restait encore attachée. Une formule toute simple avait anesthésié ma conscience : une bonne publicité ne fera jamais vendre un mauvais produit. J’avais donc le champ libre. Je devenais un grand ordonnateur de rêve organisé, le fer de lance d’une idéologie qui allait remplacer peu à peu toutes les autres. Désormais, on allait pouvoir vendre du vent. Des minutes de parlotte, des SMS, des MMS, des tickets-repas (cette sorte de cash qui ne dit pas son nom et sur lequel l’émetteur prélève sa dîme). J’étais Dieu le Père : je créais le désir (Ah, la fabuleuse aventure des portables !) puis j’abolissais la distance entre l’envie et l’objet convoité. « N’attendez pas les lendemains qui chantent : achetez dès aujourd’hui ! »  Richesse, bonheur, beauté : tout vous revient de droit. Parce que vous le valez. Tu as vu, n’est-ce pas, cette pub pour une marque de bagnole ? Une créature de rêve et ces mots « Primo, je vois une chose qui me plaît. Secundo, je la prends. » Génial, non ? Distance zéro. Surmoi anéanti, pulvérisé.

J’ai trouvé pas mal de slogans de ce genre. Puis, un jour, ils en sont venus à tuer pour accéder à ce paradis que mes semblables et moi leur promettions. En pleine heure de pointe, au milieu de la foule, comme ça, devant tout le monde. Tuer pour un portable.

Alors, j’ai commencé à douter, Carla. Mais bon, je n’ai guère de goût pour l’auto-flagellation. Rien n’est pur, rien n’est simple. Il faut bien vivre et j’avais depuis longtemps dépassé le point de non-retour. Je faisais désormais partie des responsables, tous les autres étant censés ne pas l’être. Je participais aux bénéfices. Je recevais les « awards ». Ne me restait que la fuite en avant.

Et c’est ainsi que tu me revoyais à San Gimignano. Je sortais de votre palazzo où j’avais, une fois encore, fait allégeance à mon patron. Il m’avait convoqué à sa résidence plutôt qu’à son bureau. Sans doute pour rendre plus chaleureuse à mon égard cette froideur qu’il réservait à d’autres.

J’ai sous mes ordres une douzaine de publicistes. Jusque-là, je ne t’apprends rien. Il veut en licencier la moitié. D’un coup sec. Et c’est à moi qu’il revient de choisir. Me voici désormais coupeur de têtes. Sa note était laconique : « critère de sélection : ne retenir que les membres du personnel les plus flexibles ». Elle ne disait pas « les meilleurs », elle utilisait ce mot tendance qui me révulse : « flexible ». A leur niveau, les employés doivent être flexibles. Comme le roseau. Il faut avoir atteint une certaine altitude dans la boîte pour faire partie des chênes, de ceux qui se doivent de rester, quoi qu’il arrive, inflexibles.

Tu préfères les chênes, Carla, leur écorce rugueuse, leurs branches noueuses. Ils te protègent de leur ombre. Tu peux t’y appuyer. Ils ne gémissent pas.

Je ne suis pas parvenu à fléchir ton mari en risquant un « les plus flexibles ne sont pas forcément les meilleurs ». Il m’a répondu que la conjoncture imposait un « dégraissage », que les chiffres parlaient d’eux-mêmes, qu’on ne pouvait pas se permettre d’avoir des états d’âme. « Peu importe qui partira et qui restera. Les chiffres montrent que nous devons en liquider cinq. Nous en congédions six. Puis nous en concédons un au syndicat. Si je vous dis de garder les meilleurs, vous devrez annoncer aux autres qu’ils sont les moins bons. Tandis qu’en parlant de flexibilité … Vous savez, nous aurions tout aussi bien pu procéder comme les Romains. Quand ils faisaient des prisonniers, ils les alignaient et commençaient à les compter. Ils en abattaient un sur dix. Cela s’appelait la décimation. Ce sont toujours les chiffres qui commandent.   »

J’ai quitté ton palazzo avec un verdict qui scelle le destin de six  garçons dévoués. Et je devrai les affronter un par un, soutenir leur regard qui me dira : « Et bien entendu, toi, tu es flexible. Alors, tu fais le sale boulot, n’est-ce pas ? » Je tenterai de leur dorer la pilule : « Un gars comme toi… La concurrence se battra pour t’avoir. » Je leur dirai que tout cela ne dépend pas de moi, que je ne fais qu’appliquer les ordres et que j’en suis vraiment navré. Ils me rappelleront, d’une voix qui s’étrangle, ce temps où je leur disais que nous formions une équipe, que nous n’étions qu’un seul corps et que si l’un de nous manquait à l’appel, c’était le corps tout entier qui s’en trouvait meurtri.

Oh, bien sûr, je pourrais refuser de jouer le jeu, m’exclure. Et cela changerait quoi ? Un autre prendrait ma place. Je me sens coincé, Carla.  J’ai gravi patiemment des échelons pour me retrouver ici, avec cette envie de grimper quatre à quatre à l’échelle d’une de ces tours pour regarder le Père dans le blanc des yeux. Seul. Parmi les choucas.

Mais je ne t’ai rien dit de tout cela. Tu m’as embrassé sur la joue. Nous étions quelque peu embarrassés, comme ceux qui n’osent pas s’embrasser vraiment. Tu m’as demandé « Quel bon vent t’amène ? » Il ventait, il est vrai. Des bourrasques vous surprenaient au coin des rues. L’orage hésitait. « Je viens du palazzo. Des documents à signer. Et j’en ai profité pour… »

Oui, c’était gentil de ma part.

Je mourais d’envie de te demander si, après tout ce temps, tu ne regrettais rien. Si par moments tu ne brûlais pas de quitter ton chêne, de le virer pour, disons, manque de flexibilité. Si, des fois, à force de restaurer des fresques, le désir ne te prenait pas de raviver la nôtre, de lui rendre ces couleurs flamboyantes que nous lui connaissions. On peut rêver, n’est-ce pas ? Tu es de ces femmes qui « tombent en amour », qui peuvent côtoyer un homme des années durant sans lui accorder le moindre regard et, subitement, d’un seul coup d’un seul, lui trouvent du charme et de l’esprit, le parent de toutes les vertus, le disent beau comme un dieu et s’arrangent pour aussitôt le lui faire savoir afin que vite, vite, il succombe. Parce qu’elles n’en peuvent plus, qu’elles brûlent à l’intérieur, qu’elles sont folles de lui. Alors, si l’incroyable s’est produit un jour, pourquoi l’amour ne repasserait-il pas les plats ? Mais non. Je n’ai rien dit de tout cela et tes pensées sont restées prisonnières de ta chevelure de succube, bella dona.

Tu m’as entraîné sur l’échafaudage.

− Imagine comme c’est grisant de peindre l’enfer avec une pointe de vertige au creux des reins !

− Tu éprouves vraiment du plaisir à ressusciter ces pantins effrayants ?

− Allons ! L’Au-delà ne nous fait plus peur. Ceux qui l’ont peint ici avaient peur. Ils étaient terrorisés. Mais, pour eux, l’enfer c’était pour plus tard. Ou pour les autres. Cela leur laissait de la marge. L’enfer ou le paradis pouvaient attendre. Ils avaient l’habitude de mettre de la distance entre leurs désirs et ce qu’ils désiraient, entre leur peur et l’objet de leur peur. Il leur fallait attendre le beau temps, attendre la récolte, attendre le bon vouloir du prince…

− Et pour nous qui ne supportons plus d’attendre ?

− Nous avons aspiré l’Au-delà dans le monde d’en bas, no ? Depuis, le paradis est sur terre. C’est le tien, n’est-ce pas ? Celui de la pub… Nous nous voulons blancs, beaux, hygiéniques, aseptisés. Nous nous prenons pour des êtres de lumière. Mais l’enfer aussi vit avec nous, même si nous refusons d’assumer notre part d’ombre.

Alors je t’ai répondu : « Et si ce paradis-là, c’était l’enfer ? » Tu as ri cependant qu’à ce blasphème les grappes d’anges peints de la Collegiata di Santa Maria Assunta suspendaient leur vol, interloqués. Mais je pensais que tu me racontais des fables, que tu te moquais de moi. J’ai risqué :

− Mais ces tours ? Ces gens qui se réfugiaient dans des tours, ils n’avaient pas peur ? Tu me l’as expliqué toi-même.

− Oui, c’est ce que les historiens pensaient, il y a quelques années encore. A présent, d’autres thèses gagnent du terrain. D’aucuns soutiennent qu’elles ne servaient qu’à leur prestige, d’autres attirent l’attention sur l’activité économique de la ville en ces temps-là. San Gimignano était réputée pour ses étoffes teintées au safran. Plus l’étoffe était longue, plus elle avait de valeur. Et comment fixer la couleur à l’abri du soleil et de la poussière, si ce n’est en pendant les pièces de tissu à la verticale ? Tu vois, ces gens-là, qui peignaient l’enfer avec application, n’ont sans doute pas construit leurs tours pour se mettre en sécurité. Leurs temps étaient troublés, soit. Mais ils assumaient leur part d’ombre, qu’ils appelaient la tache originelle. Le paradis, ils l’avaient laissé au ciel.

J’aurais dû, à ce moment précis, t’adresser un sourire engageant et te dire que tiens, justement, il me restait encore un bout de paradis à partager. D’autant que ton mari, après m’avoir reçu dans son salon de marbre orné de fresques élégantes, m’avait conduit dans la loggia où nous avions discuté de choses et d’autres en sirotant un cocktail amer.

− Alors, comment vont les amours, Giovanni ?

− Oh, vous savez ! Chez les célibataires, on n’est jamais sûr du lendemain…

− Mais tout le piquant est là, Giovanni ! L’avventura !

Tu sais bien, Carla, qu’en fait d’aventures, il ne s’en prive pas. Un homme qui peut disposer de tous les top models de Rome n’a qu’à claquer des doigts. Je lui répondis que, pour ce qui me concernait, les parties de gymnastique commençaient à me fatiguer et que je vendrais mon âme pour une histoire à l’eau de rose, avec des sentiments profonds comme des gouffres et des serments tenus. Je cherchais une relation durable avec, à la clé, pourquoi pas ? le mariage.

C’est alors qu’il me confia, en déposant lentement l’Americano qu’il venait de porter à ses lèvres : « Eh bien, moi, le mariage, j’en ai soupé. Basta ! Carla et moi, nous divorçons. » Les glaçons du verre que je tenais en mains se sont mis à cliqueter. Je n’ai jamais pu savoir s’il était au courant de notre vieille histoire. Si oui, n’était-ce pas une façon de me dire : « Tu la veux ? Tu la prends. »

Mais on ne dispose pas des êtres comme cela, Carla. Je te savais libre, et voilà que tu ne tentais rien pour me le faire savoir. Tu me parlais de marchands moyenâgeux qui attendaient et de nos contemporains qui ne savent plus attendre.

Tu m’as raccompagné jusqu’au parvis. Tu m’as souri comme on offre un lot de consolation et tu as dû te remettre à la tâche. Peut-être as-tu donné alors aux flammes de l’enfer ce rougeoiement subit qu’un souffle d’air attise.

 

C’est en sortant du Duomo, alors que tu avais déjà tourné les talons, que je fus agressé. Par ma propre image qu’une fenêtre reflétait avec violence. Ces face à face avec soi-même que le hasard vous impose… Comme une dague effilée.

Mais sans doute était-ce dû à cet orage qui tardait à venir, à ce mauvais vent qui s’insinuait dans les couloirs étroits des rues. A ces effets de lumière crispée. A ces choucas criards qui mimaient une valse triste au sommet des tours de San Gimignano.

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