Sous les clichés, la rage

Jacques De Decker,

Il faut en convenir : ça craque de partout. À tous les échelons, du niveau planétaire au niveau le plus local. Les gendarmes du monde, sous couvert de croisade pour la démocratie, sèment la violence et la terreur à l’une des jointures les plus sensibles des terres émergées. Les gendarmes de proximité, dans les grandes cités, ne savent comment contenir une haine croissante dans ces réserves de laisses-pour-compte qui rassemblent les enfants des travailleurs immigrés appelés en renfort dans les années fastes. Les immenses réseaux d’information et de communication, dont la disponibilité progresse de manière exponentielle, loin de favoriser le dialogue, ne font qu’exacerber les antagonismes.

Cela n’mepêche pas le règne des images idylliques : corps superbes, retouchés s’il le faut, livrés à la contemplation dans des substitutions d’abandon qui ne font qu’aggraver la fracture et la frustration sexuelles ; modes de vie somptuaires, exposés à l’admiration générale, accumulateurs d’envie fondée le plus souvent sur le leurre ; paysages de rêve, accessibles en quelques heures, et condamnés à la pollution dans un grand feu d’artifice consumériste.

Ces contradictions grossières, vulgaires, barbares en somme sont devenues notre quotidien, et justifient les contrevérités les plus insolentes, les paradoxes de bas étage. Des prisonniers de pendant dans une prison gérée au mépris des droits de l’homme ? Ils ne sont jamais que les porte-parole d’une sinistre propagande. Une population se révolte contre une occupation qui coûte chaque jour son lot de victimes civiles ? Elle ne cherche rien d’autre qu’à combattre une action militaire dont la victoire l’obligerait à admettre que la démocratie est le meilleur régime concevable.

Il y a un mal collatéral au moins aussi grave que les remous qui déstabilisent notre époque : la dérive du commentaire, la déroute des analyses. L’effondrement prétendu des idéologies, constaté lors de la chute du Mur, a eu une double conséquence : la résurgence d’obscurantismes de tous bords, souvent religieux ou para-religieux, qui ont redressé la tête, trop heureux de ne plus être contrecarrés par le recours à la raison, et le développement d’une réflexion molle, composite, se servant de concepts multiples comme glanés dans un supermarché de la pensée, qui désoriente bien davantage qu’elle n’assiste, et permet le déploiement d’argumentations aussi déstructurées que fallacieuses. Sauf exceptions rares, la matière des éditoriaux est le plus souvent pêchée dans ce bouillon peu ragoûtant d’idées rassemblées à la va-comme-je-te-pousse, sans le moindre souci de cohérence.

Le plus souvent, on ne réfléchit pas, et certainement pas par soi-même, on bricole un discours au départ de quelques idées reçues, confortables parce que communément admises, qui n’engagent pas trop et ne mangent pas de pain. Le « politiquement correct » a changé de camp. À l’origine, il désignait, dans le contexte américain, les idées dérangeantes des intellectuels que l’on disqualifiait au nom d’un populisme démagogique. Aujourd’hui, il définit ce bagage minimal de principes de première nécessité où des idées généreuses comme la démocratie ou les droits de l’homme sont surtout évoquées pour justifier l’immobilisme et la médiocrité, quand elles ne servent pas à camoufler le cynisme et la manipulation. D’où cette impression de déjà entendu que donnent tant de déclarations, cette odeur de moisi que répandent tant de propos. Il n’y a rien de plus délétère que le cliché : il est le plus souvent constitué d’idées mortes, comme le cancer consiste en des cellules mortes.

De là naît l’exacerbation de la rage, celle qu’engendre le dialogue de sourds. Cette rage qui sourd des tags, des paroles de rap, d’un langage crypté qui trahit autant de colère que d’impuissance. La mondialisation a été décrétée, et aussitôt concrétisée, avec une avidité aveugle de profit qui a moins d’excuses que le colonialisme de jadis, qui se fondait sur l’ignorance de l’autre et sur la folie universaliste portée par la foi. La foi, aujourd’hui, fait plus que jamais un bruit de tiroir-caisse…

On tue pour uin iPod : l’indignation fut unanime à propos de ce crime, sur lequel on projeta tous les fantasmes d’usage, avant de devoir constater que la publicité obsédante et l’élargissement au pas de charge de l’espace européen avaient coûté une jeune vie pleine de promesses. On abat une garde d’enfant parce qu’elle a la peau trop sombre : est-il preuve plus accablante que les avancées du multiculturalisme ne sont pas accompagnées d’assez de culture, justement ? La rage, encore une fois, parce que les mots n’ont pas suffi…

Ceux que rassemble ce numéro en disent-ils suffisamment ? Ils sont surtout le reflet d’un désarroi, d’une panne de la formulation. L’intelligence s’est beaucoup fustigée elle-même au cours de ces dernières décennies. À force de se déconstruire, elle a couru le risque de devenir inopérante. Les pages qui suivent ont au moins le mérite de ne pas baisser les bras, de ne pas pratiquer ce minimalisme qui fait de la culturel officielle et muséale de notre époque l’une des plus déliquescentes qui aient jamais été. Marginales, par définition, ne se veut pas au centre du propos, parce que le vide y est trop abyssal. Sur les marches, par contre, peuvent jaillir encore quelques lumières. Celles-là seules nous éclairent.

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