Les vaches de Chagall

Roger Foulon,

Dans la petite république de Kouibylovsk, proche du Kirghizistan et du Tadjikistan, existe, depuis longtemps, une université réputée pour la formation de ses interprètes. L’anglais, le français, le russe, le chinois, le japonais y sont enseignés avec beaucoup d’à-propos et de succès. Les meilleurs diplômés trouvent aussitôt un emploi dans les rouages du régime en place, qui tient à avoir une vision claire et rapide des événements du monde lui permettant de développer au mieux ses relations économiques et politiques avec la terre entière.

Après des examens brillamment réussis, Kizil Djaboul fut aussitôt intégré dans les structures du ministère de la culture, entendez de la culture proprement dite aussi bien que de l’agriculture. Bien que n’ayant jamais séjourné en France, pas plus que dans un pays francophone d’ailleurs, Kizil parlait un français impeccable, sans accent. Les plus hautes destinées lui étaient promises, ses chefs le lui faisaient comprendre. Aussi, pour l’initier aux arcanes de son métier, lui commandait-on, régulièrement, de creuser des sujets divers qui surgissent à tout bout de champ dans l’actualité mondiale. Pour mener à bien son travail, Kizil se documentait dans les livres de la bibliothèque universitaire et, depuis peu, pianotait sur l’internet, une technique qu’il avait vite maîtrisée et qui lui faisait sans cesse visiter des pays complètement inconnus, donc merveilleux.

Ce fut le cas, le 23 juillet 2000, lorsque son ministre de la Culture lui mit sous les yeux un communiqué diffusé à travers le monde par une agence de presse. En voici la teneur :

La Wallonie est actuellement engagée dans des négociations avec l’Irak pour la vente de 3 000 vaches laitières ; elle pourrait aussi y exporter des produits alimentaires comme de la viande, de la farine et des produits laitiers… C’est ce qu’a indiqué ce week-end le ministre de l’agriculture José Happart. Il a chiffré ce contrat potentiel à quelques centaines de millions de francs, peut-être quelques milliards… José Happart s’est rendu récemment en mission officielle en Irak. D’une part, la levée de l’embargo décrété à la suite de la crise de la dioxine permet à nouveau à la Wallonie de vendre des produits alimentaires à l’étranger et, d’autre part, l’embargo militaire qui est toujours imposé à l’Irak n’interdit pas de lui vendre des produits agroalimentaires…

Sans être en conflit avec l’Irak – principe de bon voisinage exige -, la minuscule république de Kouibylovsk éprouvait néanmoins une certaine jalousie vis-à-vis de ce grand pays pourtant traumatisé par la guerre du Golfe.

Le ministre commanda à Kizil Djaboul de se mettre aussitôt au travail. « Notre république pourrait peut-être aussi profiter de cet apport de vaches laitières dont nous avons besoin. Donnez-moi toutes précisions utiles au sujet de cette Wallonie dont je n’ai guère entendu parler. » Kizil avait une vague notion de cet endroit lointain voué, sans doute, à l’élevage intensif des bovins.

Installé devant l’écran d’internet, Kizil cherche d’abord le nom de Wallonie. Commencent à défiler devant lui d’innombrables documents qui lui permettent de se faire bientôt une idée de cette région située à l’extrême-ouest de l’Europe. Il lit d’abord une définition particulièrement simpliste… « Partie de la Belgique, limitée par une ligne ouest-est passant au nord de Mouscron, au sud de Renaix, de Bruxelles, de Louvain et au nord de Liège, elle englobe plusieurs provinces où l’on parle le français et certains dialectes. »

Dès lors, Kizil enjambe des fleuves, arpente des forêts, sillonne de long en large de vastes espaces voués à l’industrie (charbonnages, métallurgie y ont fait florès jusqu’à ces derniers temps), s’enfonce dans des villes dont il découvre les richesses et les attraits. Il se forge ainsi une image assez idyllique de cette région qui doit être fameusement pourvue en élevage, si on peut se fier aux tractations en cours avec l’Irak. Pourtant, les sites qu’il parcourt ne mentionnent que bien peu cette richesse animale. À peine quelques allusions aux foires de Ciney et de Libramont ainsi qu’aux races qui, lit-il, en font la réputation : blanc-bleu-belge, pie noire…

À un moment de ses recherches, le voici en présence d’une image représentant une vache de Wallonie diablement bien charpentée, costaude à souhait, à l’arrière-train bien viandeux, au pis qui remplirait tout un panier d’osier. À n’en pas douter, un animal semblable à ceux que convoite Saddam Hussein.

Une pleine journée d’investigation suffit à Kizil pour extraire l’essentiel du rapport qui lui a été demandé. Mais une chose l’étonne. Il n’a guère rencontré durant son voyage immobile de références à la littérature wallonne (il a découvert cet adjectif en cours de route). Il se remet donc en piste et pianote de plus belle. De nouvelles entrées l’emportent bientôt. Un titre lui saute aux yeux : La Wallonierevue. Il manie la souris… Une révélation. Il entre dans un monde convenant mieux à sa passion. Ici, il est vraiment dans son jardin. Aux sommaires de cette revue, il retrouve Gide, Louÿs, Moréas, Hérédia, Mallarmé, Verlaine, Valéry. D’autres encore… Maeterlinck, Van Lerberghe, Verhaeren. Et, berger de tout ce troupeau, Albert Mockel, de qui le nom lui fut révélé en étudiant, naguère, le symbolisme.

Il s’enfonce dans ce bois sacré, revoit des poèmes étudiés, puis aimés… J’ai trouvé dans le mur de toile une fenêtre… Il vient de percer cette fenêtre. Il a laissé vaches, villes, fleuves, ateliers, tout le reste dont il est chargé de détailler les aspects. Il plonge à cœur éperdu parmi toutes ces sonorités françaises qui chantent en lui. Il suit à la trace la vie – oh ! pas bien longue : sept ans à peine — de La Wallonie. Il regarde le dessin du lys ornant la couverture d’un numéro spécial consacré à Verhaeren. La gracilité et l’élégance du graphisme l’émeuvent… Un nouveau site, tout proche : celui de La Jeune Wallonie. Nouvelle découverte. Elle a été créée en 1906, juste vingt ans après son aînée. En est-elle la continuation ? Kizil n’a pas le temps d’approfondir la question. D’innombrables titres de revues s’inscrivent sur l’écran, de même que des légions d’écrivains dont il ne soupçonnait pas l’existence. Il imagine ces auteurs défilant en rangs serrés, comme les cohortes de militaires sur les Champs-Élysées, lors des fêtes du 14 juillet.

Cela le retient durant des heures. Il a perdu complètement la notion du temps. Il est à Sète, devant le toit tranquille où picorent des focs. Il traverse des villes tentaculaires. Il marche dans Paris, seul parmi la foule. Il regarde la Seine qui coule sous le pont Mirabeau. Il visite le cap le plus nord-nord-est de la France et le recourbement de la blonde Loire. Il a perdu la trace des trois mille vaches dont il doit essentiellement s’occuper. À un point tel qu’il sombre soudain dans une étrange léthargie, face à son écran sur lequel des noms brillent de tout leur éclat.

Et voici que son rêve se comble tout à coup, non seulement de poètes aimés, mais aussi d’étranges animaux, issus en droite ligne, dirait-on, des toiles de Chagall dont il a admiré récemment les reproductions dans un livre d’art. Il y a là, près de La Pendule à l’aile bleue, des espèces de bovidés qui traversent le ciel. Bien mieux : la vache bleue de L’Œil vert, que trait une paysanne à la jupe jaune, quitte brusquement sa maîtresse et les abords de l’isba. La voici, dans le ciel, mêlée à un troupeau de ses sœurs. Kizil ne parvient même plus à les dénombrer car, peu à peu, elles deviennent des étoiles. Et il n’en finit pas de prospecter ces pâturages célestes.

Deux jours plus tard, le ministre félicitera Kizil pour son rapport… « On voit bien que vous êtes poète, même lorsque vous traitez des sujets très matériels. Bravo ! Mais si vous voulez que votre carrière soit éclatante, ne le montrez pas trop… »

Partager