Les vingt-quatre Victoires d’étape du peintre Belgritte

Paul Émond,

1.

Si Belgritte s’intéressa au Tour de France, ont écrit de nombreux critiques d’art, s’il réalisa le cycle des Victoires d’étape (je souris à ce mot cycle surgi spontanément sous ma plume), c’est parce qu’il voulait rivaliser avec les célèbres Footballeurs de Nicolas de Staël. La plupart de ces confrères ont même consacré des pages prétendument bien renseignées à la profonde influence que de Staël aurait eue sur le grand peintre belge, ne se privant pas de faire remarquer que l’un et l’autre se connurent à l’Académie de Saint-Gilles et qu’on les vit souvent traîner ensemble tard le soir dans les bistrots qui bordaient, à quelques pas de cette école d’art, la jolie place de forme ovale qui porte le nom de Parvis de Saint-Gilles. Voilà bien une manifestation évidente des errances où peut mener la critique dite biographique ! Comme si le fait que deux jeunes barbouilleurs — qu’on me pardonne ce mot un peu vif mais le talent, tant chez de Staël que chez Belgritte, ne se révéla que bien après le passage par l’Académie de Saint-Gilles — comme si le fait, écris-je, que deux jeunes barbouilleurs se soûlèrent régulièrement de concert pouvait constituer la moindre preuve de l’influence que l’un aurait pu avoir sur l’autre ! Absurdité. Ou plutôt paresse d’esprit de la part de ceux qui émettent de pareilles opinions : il suffit que l’un d’eux promulgue une telle ânerie pour qu’aussitôt les autres, en bons moutons de Panurge, la répètent à l’envi. J’ai recensé très exactement vingt-trois articles consacrés aux Victoires d’étape de Belgritte : vingt et un font mention des Footballeurs de Nicolas de Staël ; dix-huit rappellent que les deux artistes se sont connus à l’Académie de Saint-Gilles ; dix-sept insistent sur la soi-disant influence du peintre d’origine russe sur notre Belgritte national. Comment trouver, pourtant, le moindre rapport entre le style virevoltant des Victoires d’étape, où l’esquisse légère déposée sur le tableau concurrence presque la transparence, avec la lourdeur des silhouettes staëlliennes engoncées dans la pâte épaisse dont cet artiste recouvrait ses toiles ! Mais je ne gaspillerai pas davantage la belle encre magenta de mon encrier à combattre de telles affirmations. L’Histoire de la peinture, la grande, la véritable, celle qui prend suffisamment de hauteur pour, en toute certitude, retracer de cet art l’exact cheminement et pour en indiquer les points culminants, cette Histoire-là n’a que faire des opinions risibles.

2.

Que l’on me permette plutôt de révéler ici — ce dont par pudeur et discrétion je me suis toujours gardé jusqu’à présent — que je dois à l’amitié que me portait le grand Belgritte d’avoir été le témoin privilégié de la réalisation, jour après jour, de ces Victoires d’étape. C’était, on s’en souvient, en 1958, l’année même de l’Exposition universelle de Bruxelles. Dès le printemps, j’avais constaté, à chaque visite que je rendais au peintre en son atelier, combien il se montrait fébrile, sinon soucieux, comme envahi par un projet dont il souffrait d’attendre qu’il pût se concrétiser. Lui, toujours si impatient de mes commentaires sur ses tableaux en cours, m’écoutait à peine. Son puissant esprit manifestement était ailleurs. Plus encore : je devais bien m’avouer, même si je me gardais de le lui dire, que malgré leur état d’inachèvement il était prévisible que ces tableaux-là n’auraient rien d’exceptionnel. Ils ne figurent d’ailleurs pas dans le catalogue raisonné des œuvres de Belgritte, ce qui tendrait à prouver qu’ils ne furent jamais achevés ou même qu’ils furent détruits. (J’utilise la forme conditionnelle car de ce catalogue raisonné établi par le frère de l’artiste je pense ce que je pense, comme disait un de mes vieux professeurs avec un sourire ironique ; je ne discuterai pas ici des qualités d’écrivain du frère en question — d’autres sont plus qualifiés pour le faire —, me contentant d’indiquer que sa littérature n’est pas particulièrement ma tasse de thé et surtout d’ajouter qu’un écrivain n’a pas nécessairement la rigueur d’un critique d’art professionnel et que je m’étonnerai toujours de la façon peu amène avec laquelle, après le décès du peintre, ce monsieur refusa sèchement ma collaboration pour établir le catalogue en question. Mais revenons aux Victoires d’étape.)

Un mardi — c’était toujours le mardi en fin d’après-midi que je me présentais à l’atelier de Belgritte — un mardi, donc, à peine entré, il me fallut constater avec surprise que depuis ma visite précédente aucun trait nouveau n’avait orné les toiles auxquelles il travaillait. Voilà qui était particulièrement exceptionnel chez un artiste toujours si acharné à la tâche et qui ne vivait guère — si l’on excepte des relations amoureuses souvent tumultueuses — que pour ses couleurs et ses pinceaux. J’évitai cependant d’émettre la moindre remarque. Notre conversation fut occupée tout d’abord par les quelques nouvelles que Gayo m’avait, le matin même, données par téléphone depuis Genappe, où il habitait encore (c’était bien avant que cet ami commun n’allât se fixer à Guernesey). Puis elle se mit à languir. Je voulus la meubler par le récit de ma visite à l’exposition de Tefler, le merveilleux peintre animalier, que je venais de voir à Paris mais je compris rapidement que le sujet n’intéressait pas Belgritte. Le silence s’installa, un silence de plusieurs minutes qu’il rompit soudainement :

— Veuillot, que faites-vous ce prochain mois de juillet ?

— Oh ! c’est très simple, j’espère pouvoir terminer la monographie de Scott à laquelle je travaille depuis si longtemps.

— Et si vous n’en faisiez rien ?

— Comment cela ?

— Si vous suiviez le Tour de France avec moi ? Je veux dire : le suivre sur place, étape par étape ?

Je fus si abasourdi que j’en laissai tomber la tasse de café que je m’apprêtais à porter à mes lèvres. Elle se brisa en mille morceaux et son contenu se répandit tristement sur le plancher. D’un bond, tout en balbutiant des excuses, je me levai pour effacer les traces de ma maladresse.

— Laissez, laissez donc ! Écoutez-moi plutôt.

D’un geste impérieux, Belgritte m’avait ordonné de me rasseoir.

— Acceptez-vous ?

— Mais…

— Au nom de notre amitié, acceptez ! Vous seul pourrez m’apporter le soutien dont j’aurai besoin. Un soutien moral, j’entends. La présence amicale et constante de quelqu’un qui me ressemble, parce qu’il a voué à l’art sa vie tout entière. J’ai un projet magnifique, Veuillot, un projet qui m’obsède depuis plusieurs semaines. Depuis qu’un matin, juste en sortant d’ici, j’ai vu passer mon boulanger.

— Votre boulanger ? Je comprends de moins en moins.

— Une illumination, mon cher. Une véritable illumination.

— De grâce, expliquez-vous mieux.

— Mon boulanger fait du cyclisme en amateur. Je l’ai vu passer qui pédalait joyeusement avec deux ou trois autres. D’un seul coup, j’ai flashé sur les couleurs rutilantes des équipements et sur l’éclat des vélos. Et aussitôt j’ai vu grand. Vous savez que je ne peux m’empêcher de voir grand. Un cycle, oui, tout un cycle, et pourquoi pas sur le Tour de France, ai-je pensé. Le Tour de France, Veuillot ! La belle idée, n’est-ce pas ! La superbe idée !

Plus mon ami parlait, plus mon ami s’animait.

— Pas plus tard qu’hier, j’ai exposé mon projet à Luc Varenne. Vous savez qui est Luc Varenne ?

Comment n’aurais-je pas su qui était ce braillard, puisque, sans tenir compte de mes protestations incessantes, au moindre match de football, mon voisin du dessus faisait marcher sa radio pour tout l’immeuble ? Mais que Belgritte connût le reporter sportif de la radio nationale me paraissait aussi incongru qu’un chat doté d’une tête de chien.

— C’est mon cousin. Je ne le vois jamais, bien entendu. Nos préoccupations et nos modes de vie sont totalement différents.

— Bien entendu.

— Mais je l’ai vu hier. À ma demande. C’est un homme très agréable.

— Ah oui ?

— Et très ouvert, figurez-vous. Même si les questions artistiques ne font pas partie de ses préoccupations, il m’a écouté avec curiosité. Il m’a dit que mon idée était parfaitement farfelue — je reprends ses propres termes — et qu’elle l’amusait beaucoup. Du coup, il a accepté. Voilà qui est vraiment généreux de sa part, ne trouvez-vous pas ?

— Mais, mon cher Belgritte, venez-en donc aux faits ! Quelle est exactement cette idée ?

— Oui, généreux, parce que nous risquons de l’encombrer. Vous avez toujours bien votre engin pétaradant ?

Mon engin pétaradant, comme l’appelait Belgritte, c’était la belle Harley Davidson dont j’étais l’heureux propriétaire depuis un an à peine et qui avait remplacé la Sarolea que j’avais chevauchée durant tant d’années. Rien n’empêche un critique d’art passionné d’être également un motocycliste passionné, avais-je l’habitude de dire, d’un ton, je l’avoue, un peu agacé à tous ceux qui s’étonnaient de mon goût pour les randonnées à moto. Comme si la contemplation de la peinture et la réflexion permanente sur sa signification profonde étaient incompatibles avec la griserie que procurait ce moyen de transport qui m’était si cher !

— Oui mais je ne…

— Alors tout est parfait. Mon cher Veuillot, voici à quoi nous allons occuper notre mois de juillet. Moi, dans la voiture émettrice de la radio, où il reste une petite place — Luc Varenne m’a dit qu’il se faisait fort d’obtenir discrètement les autorisations nécessaires, il paraît que l’actuel directeur de la radio est un grand amateur d’art —, vous qui nous accompagnerez sur votre engin. Nous suivrons les vingt-quatre étapes du Tour à quelques mètres des coureurs et pourrons assister à toutes les péripéties, avant de vivre les arrivées dans la tribune aux côtés de mon cousin. Puis je me précipiterai dans ma chambre d’hôtel. Je vous demande de m’y précéder chaque jour et d’y installer le matériel que j’y aurai déjà fait déposer — je ne laisserais à nul autre le soin de cette installation. Pénétré par l’ambiance particulière de l’étape, je peindrai aussitôt ce que j’aurai vu sur la ligne d’arrivée : sprint du peloton, sprint d’un petit groupe, victoire d’un solitaire, tout est bon. Si nécessaire, je travaillerai tard dans la nuit, et peut-être même jusqu’au petit matin car je me refuserai à y apporter par la suite la moindre retouche. Ce sera mon épreuve à moi, le Tour de France de Belgritte. Nous démarrons dès le 26 juin. Ah ! le beau projet ! La première étape est Bruxelles-Gand, puisque le Tour cette année commence en Belgique, comme vous le savez certainement.

— Non, je ne le sais pas, répondis-je, tandis que s’ouvrait en moi un abîme de perplexité.

Mais tout à ses explications, mon ami n’avait même pas entendu ma réponse. Tout comme il ne cherchait même plus à entendre mon accord, tant celui-ci lui paraissait évident. Ses yeux brillaient, sa stature d’athlète s’animait et sa belle et longue chevelure dansait sur ses épaules au rythme des détails qu’il me donnait de son idée. Mais, bon sang ! D’où celle-ci lui était-elle venue ? (Oui, moi, Veuillot, dont le style est généralement quelque peu compassé, comme l’affirment ceux de mes confrères qui ne m’aiment guère — compassé ! quelles âneries il faut entendre parfois ! —, je viens de tracer ce « bon sang ! » et ne le bifferai pas, tant je tiens à exprimer l’agitation intérieure qui était la mienne à cet instant.) Et, bon sang ! (répété-je même) comment avais-je pu, pour ma part, ne jamais deviner qu’une telle idée pourrait être sienne, moi qui croyais toujours si bien discerner les sources profondes qui nourrissaient son inspiration ? Le cyclisme, pourquoi le cyclisme ? Pourquoi le Tour de France ? Jamais, au grand jamais je ne l’avais entendu manifester le moindre intérêt ni pour le sport en général ni pour celui-là en particulier, et encore moins, bien sûr, pour la grande course qui en constitue le couronnement. Il y avait eu chez Belgritte la période inspirée des épopées homériques, il y avait eu le temps magnifique des autoportraits, celui si productif des métaphores hilarantes, comme il les appelait lui-même, où il entendait créer de la poésie de notre ami Gayo des analogies picturales, il y aurait par la suite la période fameuse des grands nus, puis, jusqu’à sa tragique disparition, celle de la réclusion dans la géniale abstraction des toiles appelées Gris et rien que gris, l’ensemble de cette prodigieuse diversité étant marqué cependant par le sceau d’une cohérence profonde — oui, le sceau d’une cohérence profonde : je réutilise à dessein cette dernière expression à propos de laquelle un commentateur de mon premier essai sur Belgritte trouva bon d’ironiser mais il n’y a que les ânes pour braire à l’audition d’une musique harmonieuse. Mais pourquoi le Tour de France ? Ah ! le mystère est grand qui touche à l’art et à sa pratique ! Il me fallut, je l’avoue très humblement, me trouver moi-même sur les routes de cette épreuve de légende pour admettre que tôt ou tard, le génie belgrittien devait y confronter ses forces les plus vives. Là, pour le dire en un terme biblique des plus appropriés, les écailles tombèrent de mes yeux. Là, je vis. Là, je compris.

3.

« Par où commencer ? Par où finir ? », en suis-je à me demander comme le poète (et, plus précisément, comme le cher Gayo au seuil des Noirs Esquifs qu’il m’arrive si souvent de relire). Tant de souvenirs s’accumulent, tant d’impressions restées vivaces et intenses, tant d’images à jamais indélébiles de ce que fut l’épopée de Belgritte tout au long du Tour de France 1958 ! Car c’est d’une véritable épopée qu’il s’agit et aujourd’hui encore, l’émotion me gagne lorsque je revois le peintre s’épuisant jusqu’à la limite extrême dans cette Grande Boucle que les organisateurs conçurent cette année-là sans le moindre jour de repos. Déjà, le seul déroulement des journées demanda des efforts démesurés à son organisme habitué à une vie sédentaire. Le malheureux qui ne se levait jamais avant midi et qui vivait souvent cloîtré dans le silence de son atelier se trouva, du jour au lendemain, soumis à un horaire très rigoureux dès les premières heures de la matinée, confronté à une agitation presque incessante et obligé de vivre, tout le temps de la course, dans l’habitacle d’une voiture en compagnie d’un cousin extraordinairement volubile. Quant au spectacle permanent qui lui était offert, l’excitation ambiante, l’engouement qui fut le sien dès le premier jour pour cette compétition hors du commun, ils ne pouvaient que mettre à rude épreuve sa sensibilité exacerbée. Que l’on y ajoute la pensée incessante, tout au long l’étape, du tableau qu’il lui faudrait réaliser après l’arrivée, puis, enfin et surtout, l’immense travail artistique auquel il devait s’astreindre de longues heures durant, et l’on devinera aisément combien put me préoccuper la dégradation progressive de son état physique et psychologique. Sans ma disponibilité et mon dévouement de tous les instants avant et après la course, sans les fortifiants de toutes sortes qu’à l’instar des soigneurs des coureurs je me mis bientôt à lui administrer quotidiennement, y compris un viatique introuvable en pharmacie et d’une efficacité bien supérieure — mais, hélas, de courte durée — que je pus me procurer à prix d’or auprès d’un soigneur avec lequel je m’étais lié d’amitié (un passionné de la Harley Davidson et il faut dire que la mienne était un modèle du dernier cri), Belgritte aurait certainement, à l’instar de nombre de ceux qui y participèrent cette année-là, abandonné le Tour de France et le cycle des Victoires d’étapes serait resté tristement inachevé.

Jamais, à vrai dire, jusqu’à notre participation à ce Tour de France, je ne m’étais intéressé de près ou de loin à la compétition cycliste. Comme d’autres habitués de la moto sans doute, j’avais toujours considéré les praticiens du vélo comme des petits frères ou de pauvres cousins dont les activés n’avaient pas la noblesse des miennes. Aux cours de mes nombreuses excursions sur ma bonne vieille Sarolea, puis plus récemment sur ma Harley Davidson, il m’arrivait de temps à autre de dépasser des coureurs cyclistes à l’entraînement mais je ne jetais qu’un coup d’œil distrait à leurs engins et à leurs tenues bariolées. À peine pourtant, la veille du départ, la cérémonie de présentation du Tour avait-elle commencé que je sentis grandir en moi un véritable engouement pour ces sportifs que les journalistes spécialisés nommaient tantôt « les géants de la route », tantôt « les forçats de la route », deux expressions dont la compétition que j’allais suivre m’apprit assurément qu’elles n’avaient rien d’emphatique. Voir de près, au fil des kilomètres, le peloton s’étirer ou se regrouper, assister à la naissance d’échappées, découvrir que d’autres coureurs s’élançaient à la poursuite des fuyards, se trouver parfois si près des belligérants que l’on pouvait lire distinctement la grimace de l’effort sur les visages, sentir la fièvre qui s’empare de toute la course à l’approche de l’arrivée, humer l’atmosphère toute particulière des étapes de montagne ou des contre-la-montre, quelle fête permanente, en vérité ! Je fus donc, tous ces jours-là, animé de la même passion que mon ami, même si je ne la manifestais que modérément pour ne pas troubler l’autonomie de son propre enthousiasme, lequel alimentait directement son inspiration et sa force créatrice. Et il est vrai aussi que ma préoccupation pour lui, qui ne cessa de grandir, détourna bien souvent mes pensées de la course elle-même.

4.

Je dois reconnaître que mon statut de suiveur motocycliste — Luc Varenne était parvenu à me faire attribuer une vague fonction liée à notre radio — était plus agréable que la situation de Belgritte, passager de la voiture émettrice avec le reporter et un technicien. Il ne fallut pas deux jours pour que mon ami commençât à trouver ce compagnonnage assez encombrant. « Imaginez, Veuillot, que cet homme est capable de vous débiter de trois à quatre cents mots à la minute ! Et pas seulement lorsqu’il est sur antenne, je vous assure. Ah ! je comprends pourquoi il a accepté de m’embarquer avec lui ! Pour que je sois son auditoire permanent ! Bien sûr, ce qu’il raconte sur la course est loin d’être inintéressant. Mais quel chauvinisme aussi ! Les Belges, rien que les Belges ! Il n’en a que pour Brankart, Planckaert et Adriaenssens. De bons coureurs, certainement. Mais moi, je dis qu’ils ne feront pas le poids devant Géminiani, Anquetil, Bobet ou Gaul. »

C’est que, bien avant le départ du Tour, Belgritte s’était renseigné avec précision sur la composition des équipes et chacun des favoris. De ceux-ci, il avait étudié en détail le profil et les antécédents et il était convaincu que l’un d’eux ne ferait qu’une bouchée de tous les autres : l’auvergnat Raphaël Géminiani, dit aussi le Grand Fusil à cause de sa haute taille. Âgé déjà de trente-trois ans, ce coureur brillant, fougueux et pugnace, répétait mon ami, savait que c’était sa dernière chance de remporter le Tour et il se battrait comme un tigre. Mais ce qui, j’en suis convaincu, avait surtout attiré à Géminiani la sympathie de Belgritte, c’est qu’il s’était vu refuser de faire partie de l’équipe de France et avait dû intégrer l’équipe régionale Centre-Midi (car on se souviendra que le Tour se courait encore à l’époque avec des équipes nationales, auxquelles s’ajoutaient, pour les Français, les équipes régionales). Ceci était le résultat d’un sombre marchandage entre Jacques Anquetil, le vainqueur de l’année précédente, et Marcel Bidot, le directeur de l’équipe de France, lequel somma « Maître Jacques » de choisir entre Géminiani et Louison Bobet ; car selon Bidot, cette équipe, qui comportait également d’autres poids lourds avec les Walkowiac, Stablinski et autres Darrigade, ne pouvait intégrer davantage de prétendants à la victoire finale. Le choix d’Anquetil s’étant porté sur Bobet et Belgritte criait à l’injustice. Même s’il ne le formulait pas explicitement, cette histoire lui rappelait certainement sa propre déception de ne pas être considéré dans notre pays comme un peintre de premier plan et de n’avoir jamais figuré dans la moindre exposition officielle. (Il fallut attendre qu’il soit mort et que des collectionneurs japonais, puis américains, se mettent à acheter ses tableaux à prix d’or pour qu’on se rendît compte enfin, dans nos officines ministérielles, de la qualité exceptionnelle de sa peinture. Le triste résultat en est que, Belgritte étant désormais trop coûteux pour les budgets d’acquisition dont disposent nos musées, aucune de ses œuvres ne pend à leurs cimaises et que voir aujourd’hui des toiles du maître autrement qu’en reproduction est devenu quasiment impossible : la part essentielle repose dans des coffres-forts tapis au plus profond de banques extra-européennes et le résidu est accroché dans de richissimes demeures tout aussi lointaines, où le commun des mortels ne pénètre jamais. Mais revenons à notre récit.)

5.

Mon ami avait certainement dû se questionner longuement sur la façon dont il procéderait et je le soupçonne, bien qu’il répondît négativement aux questions que je me permis à ce sujet, de s’être essayé dans son atelier à peindre des arrivées cyclistes, des arrivées abstraites en quelque sorte, ou plutôt idéales, sans référent — comme disent les linguistes —, puisque ces arrivées ne renvoyaient pas à une arrivée précise, comme celles dont il allait être le témoin tout au long de ce Tour de France. Tel était d’ailleurs l’enjeu du présent projet et on devinera combien il excitait ma curiosité critique : cette participation à la Grande Boucle serait la première fois — en fait ce fut également la dernière — où le peintre, sortant de son atelier, s’affronterait à un réel précis, concret, à un sujet surgi d’un décor qui lui serait imposé et non à une image confectionnée librement au gré des seuls méandres de son imaginaire (même la série grandiose des autoportraits renvoie à un Belgritte si onirique et comme jaillissant d’un univers si totalement autre et si totalement diffracté que le référent de départ ne s’y devine même plus en palimpseste — oui, en palimpseste : pourquoi n’utiliserais-je pas cette expression, même si un confrère a prétendu un jour publiquement que j’en faisais un usage abusif ? Les mots ne sont-ils pas là pour qu’on les choisisse en toute liberté ?). Tout comme était entièrement nouvelle cette décision presque téméraire de réaliser en quelques heures chacune de ces Victoires d’étape. (Un tableau, chez Belgritte, restait des jours et des semaines sur un chevalet avant d’être déclaré terminé : « bon pour la vente », notait le peintre dans son carnet, notation suivie non seulement de la date mais même de l’heure précise à laquelle ce tableau avait été déclaré tel — « bon pour la vente » : hélas, jamais mon pauvre ami ne vendait.) La densité des émotions que j’aurai reçues, se répétait-il (et me répétait-il), sera garante de la concentration qui sera mienne et donc de ma puissance d’exécution. Effort artistique gigantesque, dantesque (osé-je écrire pour en avoir été le plus proche témoin), répercutant presque directement l’effort des coureurs et l’émotion belgrittienne qui y trouverait sa source. On ne s’étonnera donc pas que les tableaux les plus éblouissants correspondent aux étapes les plus épiques ou les plus dramatiques. (Mais trop pressé de tout dire, voilà que j’anticipe — tout comme, trop soucieux de n’omettre aucun détail, je multiplie exagérément les parenthèses. Mieux vaut m’efforcer de raconter les événements avec un minimum d’ordre.)

6.

J’avais hâte, on s’en doute, de voir le premier tableau que réaliserait mon ami. Après s’être déroulée sans histoire, l’étape initiale vit en fin de course le sprinter André Darrigade, celui que l’on appelait le Basque bondissant, forcer la cadence, s’échapper avec deux comparses dont Jozef Planckaert, et s’imposer à Gand haut la main. (Cette troisième place de Planckaert permit à Luc Varenne une longue éructation enthousiaste lors de son reportage de l’arrivée.) Suivant à la lettre les instructions de Belgritte, j’avais disposé dans sa chambre d’hôtel les couleurs, le chevalet et le tableau prêt à être peint (le peintre avait minutieusement préparé dans son atelier vingt-quatre toiles de même dimension — 157 x 157 cm —, une pour chaque étape ; chacune était tendue à la perfection sur son châssis et encollée avec soin). Il entra le visage concentré, m’adressa à peine la parole et je me retirai sur la pointe des pieds. Je ne le revis pas de la soirée et dus attendre le lendemain matin pour découvrir l’œuvre réalisée. Lorsque je frappai à sa porte, je le trouvai assis sur le lit et souriant. Terminé tard dans la nuit, resplendissant de ses couleurs fraîchement apposées — il avait d’ailleurs fallu mettre sur pied une organisation des plus minutieuses pour que la production de chaque soir ou de chaque nuit puisse sécher sur place avant d’être expédiée au domicile de mon ami —, le tableau m’arracha un cri de surprise. C’était du Belgritte, bien sûr, rien que du Belgritte et du Belgritte de la plus haute qualité, mais d’une façon aussi neuve qu’inattendue, du Belgritte comme souvent à la frontière de l’abstraction et de la figuration — reconnaissais-je vraiment Darrigade à l’avant du tableau, dans cette suite de traits si légers et si clairs que c’est à peine s’ils paraissent se distinguer du produit de l’encollage, tout comme se profilait à peine derrière lui la présence de son challenger (un Hollandais dont on me pardonnera d’avoir oublié le nom) ? Était-ce bien le peloton qu’une étonnante perspective faisait deviner dans ce qui pouvait être perçu tant comme un lointain figuratif que comme une simple dynamique abstraite évoquant superbement toute l’énergie de la course ? C’est que jamais encore le peintre n’avait imposé de façon si magistrale cette dialectique fondamentale entre l’affirmation du représentable et sa négation même. J’en avais le souffle coupé.

— Bravo, fis-je très sobrement.

— Et voilà, me répondit Belgritte tout aussi sobrement.

Un silence radieux nous envahit. Un silence que nous prolongeâmes à l’envi. Finalement, je le rompis.

— Mais Planckaert ?

— Oh ! Planckaert…

Mon ami haussa les épaules et ce fut tout. Avait-il voulu faire la nique à Luc Varenne en oubliant volontairement de placer sur son tableau la moindre trace du coureur belge ? À peine l’avais-je formulée que ma question me parut trop triviale pour que j’insiste, l’essentiel de ce qui se jouait là étant d’un tout autre niveau. Longuement, je détaillai à Belgritte ma conviction que cette œuvre nouvelle représenterait un moment décisif dans son trajet pictural. Il m’écouta avec sérénité. Plus encore que Darrigade, il était le vainqueur de la première étape.

Cette grande victoire initiale rejaillit sur les tableaux qu’il réalisa les jours suivants : ils le furent presque aisément, comme en ligne droite, pratiquement en roue libre, pourrais-je presque écrire. Jusqu’à Versailles, terme de la quatrième étape, le Tour cycliste ne connut d’ailleurs pas de soubresaut particulier et le Tour de Belgritte, hormis la grande difficulté du peintre à s’adapter à l’horaire de la course et sa nervosité à devoir supporter son cousin, fila du même coup de pédale. Trois nouveaux tableaux furent exécutés de main de maître (si l’expression est un peu facile, elle exprime exactement ce que je veux faire entendre ici), trois nouveaux tableaux à chaque fois très différents mais s’y traçait déjà aussi, à l’évidence, une superbe continuité. Mon ami termina chaque nuit son travail à une heure qui n’était pas trop exagérée. Son sommeil ne fut pas de premier choix mais il eût pu être pire (et il le fut par la suite, j’y viendrai très vite) et le matin j’insistais pour que, contrairement à ses mauvaises habitudes, il ingurgitât un petit-déjeuner des plus substantiels. Je commençai donc à m’illusionner : après tout, me répétai-je, l’épreuve serait supportable.

7.

Tous ceux qui se sont intéressés d’un peu près à ce Tour 58 savent que les cinquième et sixième étapes, Versailles-Caen et Caen-Saint-Brieuc, en constituèrent le premier grand tournant. Sur la route de Caen, une échappée de huit coureurs, parmi lesquels Géminiani, Planckaert (« notre magnifique petit Jozef ! », exultait Luc Varenne), Bobet et Anquetil — excusez du peu ! — relégua loin derrière Gaul, Walkowiak et d’autres candidats de taille au maillot jaune final. Le lendemain, alors que tous s’attendaient à une course tranquille, Géminiani remit le couvert. Ayant compris qu’Anquetil et Bobet ne récupéreraient que péniblement des efforts du jour précédent (il se racontait aussi dans le peloton que, vivant une grande passion amoureuse, Anquetil accusait la fatigue lorsque, comme ce fut le cas la veille au soir, l’objet de sa passion était venu le rejoindre), le Grand Fusil força une échappée qui prit rapidement de la distance. Dans le groupe qui la composait figuraient Darrigade et deux autres coureurs de l’équipe de France. Mais Bidot, leur directeur technique, quoique Darrigade se trouvât en position de maillot jaune virtuel, les obligea à ne pas mener, puis à décrocher pour attendre Bobet et Anquetil, dans l’espoir que ceux-ci pourraient limiter la casse. Cet espoir fut cependant totalement vain : les deux anciens vainqueurs du Tour se trouvèrent relégués à plus de dix minutes et une bisbrouille durable s’installa chez les tricolores. Quant à Géminiani, qui, à l’arrivée, n’était plus qu’à une pichenette du maillot jaune porté par un second couteau hollandais, il ne se priva pas de se moquer de cette équipe de France dont il avait été exclu. « J’ai trente-trois ans, s’écria-t-il, mais ils sont deux fois plus vieux que moi ! »

Les deux tableaux réalisés par Belgritte ces soirs-là transfèrent adéquatement en un jeu de lignes mouvementées l’atmosphère de ces deux étapes. Plus encore que les jours précédents, je fus aussitôt conquis par la capacité du peintre de superposer dans le même espace une représentation de ce qui s’était passé à l’arrivée et un condensé de l’atmosphère générale de toute la course. Pour tout œil un peu averti, l’importance de l’échappée en direction de Caen était lisible dans la première toile, tout encline à l’abstraction fût-elle, tout comme la prégnance de l’échappée qui conduisait à Saint-Brieuc régissait la deuxième. Sur l’une comme sur l’autre planait également, sans que l’on pût avec précision en déterminer le comment, l’ombre majestueuse de Raphaël Géminiani. « Cet homme est un héros », me déclara solennellement Belgritte et je le vis, peu avant le départ de l’étape suivante, aller serrer la main du Grand Fusil et lui parler longuement. Lorsqu’il se sépara de lui, le coureur le regarda d’un air perplexe. Que lui avait dit le peintre ? Jamais sans doute ces paroles ne seront rapportées. Je dois reconnaître également que, pour les gens qui ne le connaissaient pas, mon ami avait une manière de s’exprimer parfois assez déroutante.

8.

L’étape suivante était le premier contre-la-montre. Elle vit — ô surprise — Charly Gaul, celui que l’on appelait l’ange de la montagne tant étaient remarquables ses prouesses de grimpeur, coiffer de sept secondes Anquetil lui-même, champion pourtant jusque-là incontesté de la spécialité. Ah ! le tableau grandiose qui s’ensuivit et sur lequel Belgritte s’acharna toute la nuit ! L’esquisse de tous les coureurs y figurait (ou plutôt de presque tous les coureurs : je ne peux certifier que l’artiste enregistra sur la toile les derniers du classement de l’étape), et tous ces combattants s’y superposaient de façon quelque peu décalée, un décalage qui restituait pour l’essentiel les écarts creusés à l’arrivée ; je remarquai également que le subtil tracé qui suggérait le sixième coureur, lequel avait mis deux minutes et dix secondes de plus que Gaul pour couvrir la distance, s’entourait d’un halo particulier : faut-il préciser que ce sixième de l’étape n’était autre que Raphaël Géminiani ? Je m’empresse d’ajouter que les trois tableaux du cycle belgrittien qui correspondent aux trois contre-la-montre de ce Tour 58 — je reviendrai naturellement plus loin sur les deux autres — y forment un sous-groupe particulier ; chaque fois que j’eus l’occasion de contempler le cycle en son entier (et la dernière fois, ce fut lorsque le malheureux Belgritte était entre la vie et la mort et que son frère, venant de mettre la main sur le document qui faisait de lui l’exécuteur testamentaire, emballait les œuvres avec avidité pour les emporter chez lui ; ce monsieur, m’adressant à peine la parole, avait disposé les vingt-quatre toiles les unes à côté des autres pour s’assurer qu’elles y étaient toutes), chaque fois, dis-je, que j’eus l’occasion de contempler le cycle en son entier, m’apparut aussitôt un jeu subtil de reflets et de résonances profondes entre ces huitième, dix-huitième et vingt-troisième Victoires d’étapes. Belgritte, je n’en ferai pas mystère, a manifesté pour les contre-la-montre un véritable engouement : rien d’étonnant, dès lors, à ce que ces trois toiles tissent entre elles une moire toute spécifique.

9.

La descente vers les Pyrénées, puis le passage de celles-ci, ne causa pas de grandes perturbations dans la hiérarchie imposée par les premières étapes. Certes, Darrigade se retrouva vêtu de jaune pendant quelques jours et l’ascension de l’Aubisque et du Portet d’Aspet permit à Federico Bahamontes, dit l’aigle de Tolède, de s’emparer de points déterminants pour le classement du meilleur grimpeur — autant d’événements dont, on s’en doute, le peintre fit son miel avec un art consommé — mais le premier savait, et toute la caravane aussi, que les Alpes le forceraient de toute façon à s’incliner devant d’autres ténors plus grimpeurs que lui et le second qu’il était déjà trop loin au classement général pour prétendre à autre chose qu’à la tunique verte. Quant au cycle de Belgritte, il progressait magnifiquement de tableau en tableau. Magnifiquement mais non sans douleur : chaque œuvre demandait à l’artiste de puiser davantage dans ses réserves et c’est d’un air de plus en plus las que je le voyais pénétrer dans la chambre où, après l’arrivée, je l’attendais avec une nouvelle toile vierge. Un tableau chaque jour ! Quel rythme effréné ! Quel invraisemblable et incessant appel à ses forces créatives ! Quel don du plus profond de soi, sans reprendre haleine, sans s’accorder le moindre répit, sans tenir compte de la plus élémentaire nécessité qu’avait son génie de se ressourcer avant de s’exprimer à nouveau au plus vif et au plus éclatant ! Avec pitié, j’observais ses yeux cernés, sa démarche hésitante, sa chevelure de plus en plus hirsute. Surtout après ce qui se passa lors de l’étape Royan-Bordeaux.

10.

Non seulement Belgritte devait supporter le bavardage incessant de Varenne mais il lui fallut aussi, presque chaque jour, accompagner ce dernier dans ses dévoiements gastronomiques. Lui, l’homme frugal par excellence, qui se contentait volontiers d’un œuf et d’un simple quignon de pain avalés rapidement sur le coin de la table, voyait le reporter, l’étape souvent à peine commencée, enjoindre au chauffeur de s’arrêter devant un restaurant qu’il avait repéré dans son guide Michelin ou un autre guide du même acabit. « Nous avons une bonne heure pour nous taper la cloche, venez Belgritte, venez donc ! » Mon ami tentait de refuser, disant qu’il n’avait pas faim et qu’il attendrait dans la voiture. « Il n’en est évidemment pas question. Je ne vous ai pas embarqué dans cette voiture pour que vous fassiez bande à part. » Le ton était amical mais ferme et si insistant que le peintre se trouvait dans l’obligation de pénétrer lui aussi dans le restaurant. Il se contentait d’une salade ou d’un autre plat frugal, tandis que Varenne, tout en l’accablant de sarcasmes pour son « appétit de moineau » (« dites donc, vos tableaux ne doivent pas être très joyeux, à voir ce que vous mangez ! vous devriez prendre un peu plus la vie du bon côté ! », ajoutait-il d’un air patelin qui faisait rire le technicien et le chauffeur de la voiture, lesquels, bien davantage que Belgritte, étaient bon public et bons convives), tandis que Varenne, écris-je, s’empiffrait des spécialités de la maison et dégustait les vins du terroir avec force commentaires. Il proposait à mon ami de trinquer avec lui, ce que Belgritte devait bien accepter pour rester poli (rester poli ! la chose lui était de plus en plus difficile !) ; il l’invitait peu après à vider davantage son verre pour qu’il pût le remplir — ce à quoi Belgritte se refusait avec obstination — et ne cessait de charrier l’artiste sur sa « sobriété de chameau ». Apéritif, entrée, plat, dessert, café, pousse-café : le reporter (son vrai nom était Alphonse Tetaert mais il détestait qu’on y fît allusion) passait à chaque fois par toute la gamme des émotions gustatives. « Monsieur Varenne, il va falloir y aller ! », annonçait le chauffeur. « On a encore un peu de temps, tu appuieras sur le champignon ! », répondait-il immanquablement et il commandait « pour la route » un second cognac ou armagnac ou encore un second marc du pays.

Belgritte rongeait son frein, il prenait son mal en patience comme il le pouvait : après tout, se raisonnait-il, s’il était en train de réaliser son grand projet, c’était grâce à ce bonhomme qui attendait chaque jour avec gourmandise ce qu’il appelait sa « petite pause estomac ». Il n’empêche que cette contrariété s’ajoutait à celle du bavardage incessant du reporter, qu’elle le privait presque systématiquement du spectacle et de l’ambiance de la première partie de la course et que, comme on dit couramment, cela commençait à faire beaucoup. Et même de plus en plus. Et même un peu trop. Et même trop tout court. Et trop, c’était trop. (On devine aisément que ce fut dans mes oreilles compatissantes que se déversa, après l’étape et avant qu’il se mît au travail, ou encore le matin avant que ne s’ébranlât la caravane, le flot exaspéré des lamentations et récriminations du peintre ; ajoutons-y sa profonde vexation devant le non-intérêt total de son cousin pour son entreprise titanesque — pas une seule fois, Varenne n’avait interrogé Belgritte sur l’état de son labeur vespéral et nocturne et chaque matin il l’accueillait avec la même plaisanterie : « Ah ! voilà notre Picasso qui déforme les coureurs en forme ! » Mais j’en étais à l’étape Royan-Bordeaux, la onzième de ce Tour mémorable.)

11.

Une fois encore, tout en se frottant la panse d’un air satisfait et en commandant son second pousse-café, Varenne avait dit au chauffeur : « On a encore un peu de temps, tu appuieras sur le champignon ! », et ce n’est qu’une vingtaine de minutes plus tard que la voiture de notre radio nationale avait repris la route. Mais la chasse particulièrement véloce (j’apprécie le mot !) que donna ce jour-là le peloton à une échappée de onze coureurs imprima à l’étape un rythme bien supérieur au rythme prévu, de sorte que, malgré toutes les prouesses du chauffeur (« dépêche-toi, sacré bon Dieu, dépêche-toi ! » lui criait le reporter de plus en plus nerveux, tandis que Belgritte lui-même s’énervait tout autant, restant d’abord silencieux, puis répétant en gémissant « mon tableau ! comment vais-je faire mon tableau ? »), la voiture franchit la ligne d’arrivée en même temps que les derniers retardataires, soit très exactement huit minutes quarante-deux secondes après les premiers arrivés. J’y étais moi-même parvenu bien avant le sprint de l’échappée qu’emporta allègrement l’italien Padovan et, très inquiet de n’apercevoir ni Belgritte ni Varenne dans la tribune, j’étais resté sur place, négligeant de courir installer le matériel dans la chambre retenue pour le peintre. « Vite ! vite ! donnez-moi le classement ! », s’écria le reporter en bondissant de la voiture, tandis que le technicien courait installer les câbles du micro. « Comment ça s’est passé ? racontez-moi en deux mots », puis, s’installant en haut de la tribune sous les yeux un peu ahuris des gens encore présents : « Allô, allô, chers auditeurs, ici Luc Varenne, qui vous parle depuis Bordeaux où nous attendons une échappée de onze coureurs, parmi lesquels le sprinter italien Padovan » et de raconter l’arrivée comme s’il y assistait, le suspense du sprint final, Padovan l’emportant sur le malheureux belge André Vlayen qui aurait pourtant bien mérité d’accrocher cette fleur à sa casquette, « André ! André ! Où est-il pour l’interview ? ah ! il est déjà parti pour son hôtel, le pauvre garçon doit être particulièrement désappointé… »

Mais celui qui, à ce moment-là, était particulièrement désappointé, c’était Belgritte. Comment réaliser son tableau, puisqu’il n’avait rien vu de la course ? Je le vis pâle comme une momie, assis un peu à l’écart et regardant dans le vide. Que dire ? Que faire ? J’allai m’asseoir silencieusement à côté de lui. Les minutes passèrent, il ne bougeait pas, totalement absent, comme aspiré mentalement vers le néant. Je lui passai le bras autour des épaules.

— Il faut que vous trouviez une solution, lui dis-je.

— Il n’y en a pas.

— Varenne en a bien trouvé une.

— Ne me parlez pas de lui, Veuillot. Surtout ne me parlez pas de lui.

— Un sprint de onze coureurs dont aucun favori, le peloton à quatre minutes, une simple étape de transition…

— Veuillot, c’est impossible, je n’ai pas vu l’arrivée. Tout est foutu. Il me reste plus qu’à abandonner.

— Vous êtes sur place. Des coureurs sont encore là. L’ambiance de l’arrivée n’a pas disparu. Plein de choses restent à sentir et à voir. Regardez de tous vos yeux.

— Mais ce serait faire un faux.

— Un peintre n’est pas un photographe, Belgritte, ce n’est pas à vous que je dois le dire. Votre art s’est suffisamment imprégné de ce Tour de France pour restituer une arrivée, même sans l’avoir vue. Et surtout l’arrivée d’une simple étape de transition.

— Je n’y arriverai pas.

— Vous y arriverez. Je sais que vous y arriverez. C’est juste un pas difficile à franchir. Et demain, on recommence comme les jours précédents. Aujourd’hui, ce n’est qu’un tableau de transition.

— J’abandonne, vous dis-je.

— Il n’en est pas question. Venez. Je vais installer votre matériel.

Je me levai, l’aidai à se relever et pris la direction de l’hôtel. Il me suivit d’un pas lourd et hésitant. Dans la chambre, j’installai chevalet, toile, pinceaux, couleurs. « Vous êtes un très grand artiste, Belgritte, et ce cycle sera une pure merveille. » Tout en continuant à l’encourager, je lui proposai une piqûre du produit stimulant dont j’ai parlé plus haut.

— Croyez-vous, Veuillot, que cela m’aidera ?

— On m’a assuré qu’il faisait des merveilles.

— Alors, à la guerre comme à la guerre ! Il ne sera pas dit que je n’aurai pas tout essayé ! Mais restez ici, je vous en prie. Ce soir, plus que jamais, j’ai besoin de vous.

Je m’installai silencieusement dans un vieux fauteuil qui ornait un coin de la chambre et Belgritte se mit à l’œuvre. L’une ou l’autre fois, dans son atelier, il avait également autorisé ma présence, alors qu’il travaillait. Quel bonheur intense que de le voir s’affronter à une toile, admirer ses mouvements lents et précis, ses temps de réflexion, les souples déplacements de son corps tel un fauve aux aguets, les vifs mouvements du bras qui, à point nommé, appliquait le pinceau sur la toile, le balancement de sa tête qui faisait ondoyer sa chevelure opulente, et peu à peu la mystérieuse densité qui se formait dans le silence de la pièce : la création était en marche… Il en fut de même ce soir-là car l’effet de la piqûre ne se fit pas attendre et il n’y eut bientôt plus la moindre trace du découragement auquel j’avais assisté. Belgritte se tenait droit et fier face à son chevalet, tel un conquérant au seuil du royaume qu’il convoite. L’énergie se ramassait en lui, il était redevenu le grand artiste que je connaissais.

12.

Apaisé, je me laissai bercer par le rythme de son travail et je confesse qu’il ne fallut pas longtemps pour que je m’assoupisse, sans doute la tension causée par les récents événements m’avait-elle épuisé. J’avais pourtant conscience de dormir, comme si la vigilance de ma raison ne s’était pas complètement éteinte. Et comme cette vigilance me disait de ne pas abandonner mon ami, de rester au plus près de la nouvelle Victoire d’étape qu’il était en train de réaliser, j’eus l’impression très nette que mes jambes se mettaient en mouvement et que je pédalais vigoureusement, lui offrant à son insu une ébauche de coureur cycliste ; tout à mon mouvement, je me retrouvai bientôt sur un véritable vélo, entouré d’autres coureurs et nous foncions vers la ligne d’arrivée. Mais, dans le même temps, je me sentais comme absorbé par le tableau auquel travaillait Belgritte, puisque la seule motivation du sprint dans lequel nous étions lancés et que j’étais sur le point de gagner était de permettre au peintre de tracer mon élan et celui de mes concurrents au plus essentiel de son espace pictural. Étrange et surtout superbe sensation et que seul un rêve peut nous offrir, d’être à la fois en mobilité totale et constante et déjà saisi par la fixité et l’invariabilité de la toile : j’en arrivais de la sorte à coïncider physiquement avec l’essence même de la démarche belgritienne, cette prodigieuse mise en place, à laquelle il ne cessa d’exceller, d’un champ magnétique qui acceptât la superposition d’une dynamique infinie et de son appropriation par le devenir définitif de l’œuvre.

Au milieu de la nuit, je m’éveillai brusquement. Le tableau se terminait. Tout en indiquant parfaitement que l’étape du Tour dont il représentait le transfert pictural n’était qu’une étape de transition, il ne manquait ni l’évocation de l’échappée, ni le déroulement de l’arrivée elle-même, cette arrivée à laquelle j’avais participé par mon rêve — un rêve qui, j’en suis persuadé, avait mystérieusement compensé l’absence de Belgritte parmi le public du sprint final. Je me levai et contemplai le tableau, tandis que mon ami se lavait les mains et que je l’entendais pousser un profond soupir de soulagement : l’œuvre était belle et, je dois le dire, d’une émouvante fragilité, car elle vibrait intimement de l’anxiété éprouvée ce jour-là par le peintre ; pour qui savait lire (et qui mieux que moi, suis-je en droit de m’enorgueillir, sait lire et déchiffrer cet univers ? Certainement pas l’écrivain Belgritte, le frère !), une infime lézarde la traversait, un tremblé très discret mais insistant, qui m’amena les larmes aux yeux lorsque j’en fis la découverte.

— Vous avez gagné, dis-je à Belgritte.

— J’ai gagné, oui.

Ses yeux brillaient étrangement. Il paraissait heureux, sinon euphorique. J’aurais dû me douter que ce n’était pas seulement du fait d’avoir surmonté l’épreuve. Mais j’étais moi-même trop heureux, sinon trop euphorique pour le comprendre.

13.

Je fus beaucoup moins heureux quelques heures plus tard, quand Belgritte n’apparut qu’au moment du départ de l’étape. Il n’avait pas fermé l’œil, il tremblait et me sembla tenir des propos presque incohérents. Les coureurs se mirent en route, il prit place dans la voiture de la radio et c’est avec inquiétude que je la regardai démarrer. À l’arrivée à Dax, pourtant, il sembla aller mieux. Il assista à la victoire du belge Martin Van Geneugden (je passe sur les débordements enthousiastes de Varenne), puis me rejoignit dans sa chambre d’hôtel et me congédia très vite pour se mettre au travail. Tout va bien, me rassurai-je, il a repris son rythme. Vers minuit, cependant, alors que je dormais paisiblement, il frappa à ma porte. Rien n’allait, il ne parvenait pas à travailler, le tableau n’avançait pas.

— Refaites-moi la piqûre d’hier, me dit-il d’un ton autoritaire.

— Pas tous les jours. Ce serait trop dangereux.

— Faites-la-moi, Veuillot. C’est juste une mauvaise passe, demain j’irai mieux, c’est certain.

— Mais vous êtes si fatigué !

— Peu importe. À partir de demain, c’est la montagne. Je sens que les tableaux seront plus faciles à réaliser. Mais ce soir, je suis vidé, complètement vidé. Allez, cette piqûre et vite !

J’obtempérai. Comment lui refuser le viatique ? Ah ! la lourde responsabilité que je pris là ! Car ce fut quotidiennement ensuite qu’il me fallut lui administrer cette piqûre et à des doses de plus en plus fortes. Si sa santé s’est dégradée dans les années qui suivirent — je compris rapidement qu’il ne renonça plus jamais à cet adjuvant artificiel —, en suis-je donc le responsable ? Il n’y a pas de jour où ma conscience ne vienne me dire que je n’aurais pas dû agir de la sorte. Mais lui et moi ne vivions-nous pas pour la seule réussite du cycle que je voyais se développer magnifiquement ? Ne fallait-il pas parvenir à franchir les obstacles qui se présentaient, tenir bon la cadence, œuvrer, toujours œuvrer et terminer chaque fois dans le délai si court qu’il s’était imposé ? Ah ! comment décrire le bonheur de voir chaque nouveau tableau réalisé ! Allons, m’encourageai-je cette nuit-là à Dax, nous sommes déjà à mi-course !

14.

Il est vrai que les étapes des Pyrénées apportèrent à mon ami un nouveau registre d’inspiration. À quoi s’ajouta le grand bonheur qu’à Pau, au terme de la treizième étape, Géminiani s’empara du maillot jaune. S’ensuivit un tableau résolument glorieux, si je puis me permettre cet adjectif, tout empreint du halo résolument serein de cette victoire. Un tableau marqué aussi du sceau de l’altitude et de ce je-ne-sais-quoi renvoyant à une autre texture, tant de l’air que des ondes qui s’en dégagent : faut-il rappeler combien Belgritte fut toujours, par excellence, le maître de la légèreté, des tracés ascendants, en un mot de cette si belle dimension aérienne que seuls de très rares peintres sont à même de restituer (d’où, une fois encore, l’incongruité de tenter avec l’œuvre de Nicolas de Staël la moindre comparaison) ? Géminiani perdit le maillot jaune dès le lendemain et je craignis que le moral de mon ami en subît les conséquences mais il n’en fut rien : après tout, m’expliqua Belgritte, le champion restait embusqué à quelques secondes. Pour le reste, le peloton grimpa cette année-là tous les cols pyrénéens, en ce compris l’Aubisque et le Portet d’Aspet, comme de vulgaires petites bosses, de sorte qu’un non-spécialiste de la montagne comme Darrigade put s’imposer au sprint à Toulouse. Les tableaux qui correspondirent à ces étapes de montagne furent donc empreints d’un climat qui jamais ne ressortissait au dramatique ; tout au contraire, le trait belgrittien s’y montrait volontiers, sinon presque toujours, relativement paisible. Malgré un événement qui, je dois bien le dire, m’affola, quant à moi, littéralement et dans tous les sens.

15.

On se garde à gauche, on se garde au centre, et immanquablement l’inattendu surgit sur la droite (ou inversement). Et l’inattendu, à l’arrivée à Luchon (ou plus exactement à Banière-de-Luchon), se nomma Ophélia. Elle était blonde, elle avait le sourire enjôleur et surtout un nez communément appelé en trompette, ce dont, j’aurais dû m’en souvenir, Belgritte raffolait chez les femmes — les deux relations ardentes et tumultueuses que je lui avais connues au cours des mois précédents, une certaine Léa et une certaine Eva, étaient également munies, l’une et l’autre, d’un joli appendice nasal de même configuration. Désignée pour offrir le bouquet de fleurs traditionnel au vainqueur de l’étape (l’heureux Bahamontes, également passé en tête au sommet d’Aspin et de Peyresourde), elle attira sur-le-champ l’attention de mon ami. N’y avait-il pas quatorze jours déjà que cet homme au tempérament passionné vivait concentré sur son projet et dans un environnement presque exclusivement masculin ? Ce qui se passa ce jour-là n’était-il pas, dès lors, prévisible ? Et si ce n’avait été ce jour-là, ne serait-ce pas arrivé un des jours suivants ? C’est en vain que je l’attendis dans sa chambre. Au bout d’une heure, je retournai vers la petite place où avait eu lieu arrivée. La foule s’était dispersée depuis longtemps et je ne trouvai pas trace de mon ami. Inquiet, je parcourus les quelques rues de Banière-de-Luchon, n’hésitant pas à scruter l’intérieur des bars. Au fond de l’un d’eux, je découvris bientôt mon Belgritte en grande conversation avec la jolie blonde. Mais son tableau ? Avait-il oublié son tableau ? Mon sang ne fit qu’un tour et je me précipitai vers lui pour le ramener dans le droit chemin. Mal m’en prit. À peine m’aperçut-il que son visage se rembrunit et qu’il s’écria dans ma direction : « Plus tard ! plus tard ! », tout en m’ordonnant d’un geste dédaigneux de disparaître au plus vite ; après quoi je le vis tourner son visage vers sa conquête en souriant, une conquête à l’évidence harponnée en un tour de main, sitôt Bahamontes embrassé — mystérieuse fut toujours pour moi l’incroyable force de séduction dont Belgritte, ce loup si solitaire, pouvait faire preuve au pied levé. Penaud et irrité, je regagnai notre hôtel. Je l’y attendis en vain toute la soirée. Hélas, me répétais-je, tant d’efforts pour en arriver là ! Je savais qu’en de nombreuses occasions les grandes pulsions artistiques se doublent d’irrépressibles besoins érotiques mais de là à casser net une si belle entreprise ! Quelle tristesse ! Quel gâchis ! Longtemps, je renonçai à me coucher, guettant son arrivée. De guerre lasse, je me mis au lit, mais ce fut pour m’y tourner et m’y retourner. L’aube pointait déjà lorsque je trouvai enfin un peu de sommeil.

Des coups puissants ébranlèrent ma porte. C’était lui.

— À quelle heure devons-nous partir, Veuillot ?

— Dès neuf heures trente. Mais vous…

— Ma piqûre !

— Cependant…

— Le tableau sera fait !

Et ce diable d’homme se mit au travail. Il était presque six heures. À neuf heures dix-sept, très exactement, le tableau était terminé. D’une exécution sans faille. Magnifique comme les autres.

(Cette aventure avec Ophélia n’en resta pas là. Une semaine à peine après notre retour à Bruxelles, la belle pyrénéenne débarqua chez Belgritte avec armes et bagages. L’idylle dura plusieurs semaines, puis, un jour, j’appris qu’Ophélia avait quitté l’atelier de mon ami pour s’installer chez l’autre Belgritte, l’écrivain. Trois mois plus tard, un mariage fut célébré. Le peintre y fut le témoin de son frère. Je n’aurais pas cru bon de mentionner cette anecdote et en aurais volontiers abandonné le récit aux rédacteurs de publications friandes de ce genre de fait divers — lesquels ne se priveraient pas, pour l’occasion, de raconter avec force détails comment le peintre et l’écrivain avaient l’habitude de se refiler leurs conquêtes — si, dans son catalogue dit raisonné des œuvres de Belgritte, le frère en question n’avait trouvé bon de décrire le tableau réalisé à Banière-de-Luchon en attribuant à sa femme, par ailleurs décédée dans un accident de voiture quelques années plus tard, alors que c’était lui qui conduisait la voiture et qu’il était en état d’ébriété, mais ceci est une autre histoire, une place quasi exclusive dans les événements qui auraient inspiré l’œuvre. On conviendra qu’il faut raison garder : l’inspiration fondamentale du tableau resta bien entendu la victoire de Bahamontes en solitaire, le franchissement de deux cols pyrénéens, la bonne place à laquelle Géminiani était parvenu à se maintenir et l’ambiance toute particulière d’une étape de montagne ; ceci ne peut être minimisé au profit d’une simple passade amoureuse.)

16.

On imagine sans peine combien m’inquiétait la fatigue accumulée de Belgritte. La route était longue encore jusqu’au Parc des Princes, une dizaine de tableaux restaient à réaliser et je voyais bien qu’il avait brûlé quasiment toutes ses ressources. Le manque de sommeil, les efforts immenses requis par la concentration sur ce qui se passait tout au long de la course, le puisement quotidien dans ses ressources artistiques les plus profondes, tout cela à quoi s’ajoutait l’accroissement des doses de viatique l’avait presque rendu méconnaissable. Son visage était creusé, sa belle silhouette se voûtait et il lui arrivait de plus en plus souvent de s’irriter sans raison. Survint même un événement des plus alarmants : peu avant le départ de Béziers, Varenne s’approcha de moi pour m’expliquer qu’il avait conseillé à Belgritte d’abandonner le Tour et de retrouver le calme et la solitude de son atelier bruxellois mais que le peintre s’était mis en colère et lui avait dit des mots si peu agréables que si lui, Varenne, n’avait été doté d’une placidité à toute épreuve — et il insista sur le « à toute épreuve » — il se serait vexé et lui aurait flanqué une bonne trempe, parce que Belgritte était peut-être bien baraqué mais que l’on n’oublie tout de même pas que lui, Varenne, avait passé plusieurs années de sa jeunesse dans la Légion étrangère et que, si on l’amenait à sortir de ses gonds, il ne craindrait pas de faire le coup de poing, d’ailleurs il constatait avec regret que lorsqu’il adressait la parole à son compagnon de voiture celui-ci se renfrognait ou se montrait agacé, aurait-on oublié que si nous avions la possibilité de suivre le Tour c’était grâce à lui ? (J’ai essayé de rendre ici le rythme du reporter en son flux courroucé.)

J’usai de toute ma diplomatie pour l’apaiser. Je lui confiai que mon ami était effectivement fatigué et un peu soucieux mais qu’il n’y avait aucun doute qu’il surmonterait très vite cette mauvaise passe et que je savais également combien, tout autant que moi, il se réjouissait de pouvoir participer à ce Tour merveilleux et combien, tout autant que moi, j’étais totalement persuadé qu’il lui en était reconnaissant, à lui, Monsieur Luc Varenne. (On reconnaîtra, même ramené à quelques mots, le débit empressé de ma plaidoirie.) Il haussa les épaules mais parut cependant moins furieux et moins vexé. Je me précipitai ensuite vers Belgritte, lui rapportai mon échange avec Varenne et le conjurai, s’il tenait à terminer son cycle, de faire tous les efforts nécessaires pour se montrer aimable avec son cousin, je savais certes combien celui-ci était exaspérant mais lui, Belgritte, devait savoir aussi, et d’ailleurs j’étais persuadé qu’il le savait, que pour mener son projet à bien, l’entente cordiale avec le reporter, au moins une entente cordiale de surface, était essentielle. Belgritte haussa les épaules mais parut cependant décidé à faire les efforts nécessaires. (Aurais-je jamais pensé, au départ de ma carrière de critique pictural, qu’il me faudrait un jour associer à mon goût parfait et à mes connaissances esthétiques des talents d’accompagnateur, de soigneur et de conciliateur ? Les chemins sur lesquels vous mène un intérêt presque exclusif pour la chose artistique sont parfois des plus inattendus.)

17.

Ce qui soutenait heureusement contre vents et marées le moral de mon ami, c’étaient les performances et l’intelligence tactique de Géminiani, son favori. Depuis la fameuse étape Caen-Saint-Brieuc, le Grand Fusil s’était idéalement positionné par rapport à ses adversaires les plus dangereux et ce, sans avoir à prodiguer des efforts excessifs. D’abord idéalement classé à une minute ou deux du maillot jaune — lequel changeait souvent d’épaules et n’était jamais porté par un des prétendants essentiels —, il avait pris la tunique à Pau, l’avait concédée le lendemain mais de peu à l’Italien Favero et attendait manifestement de frapper un nouveau grand coup. Belgritte multipliait à son propos les discours les plus élogieux et chaque nouvelle toile s’imprégnait de la domination du coureur auvergnat sur le Tour et de son aura manifeste. À la veille d’affronter le contre-la-montre dans le redoutable Géant de Provence qu’est le mont Ventoux, toute la caravane savait que Favero ne se berçait guère d’illusions sur le sort qui lui était réservé. Véritable ascenseur pour l’échafaud (comme le décrivaient en leur langage fleuri les journalistes sportifs), le Ventoux désignerait les plus forts, et le plus fort des plus forts, clamait le peintre, c’était Géminiani.

Pour montrer toute sa bonne volonté, il s’était engagé avec Varenne dans une longue discussion à ce sujet, ce qui tranchait nettement avec le mutisme qu’il avait observé pendant les trajets des jours précédents. Le reporter, pour sa part, ne croyait nullement aux chances du Grand Fusil. Pas plus qu’en celles de Gaul, Bobet ou Anquetil. Bien sûr, expliquait-il, pour ce qui était de l’étape elle-même, tout le monde savait que Charly Gaul l’emporterait au Ventoux mais il était désormais trop loin pour gagner le Tour. Bobet et Anquetil, quant à eux, étaient cette année trop irréguliers pour être vraiment dangereux. Non, selon Varenne, le meilleur candidat était un Belge, enfin un Belge (quand on pense, se lamentait-il, que notre dernière victoire remonte à 1937 !). C’était le brave Jean Brankart, qui faisait une course bien plus intelligente que celle de Géminiani et qui ne se trouvait qu’à trois minutes de Favero. La discussion avait été épique mais comme Luc Varenne adorait les discussions, mieux valait une discussion épique qu’une bouderie silencieuse de son compagnon de voiture. On comprendra cependant combien cette discussion épique put être éprouvante pour Belgritte : il se retint à plusieurs reprises de ne pas injurier son contradicteur, c’est presque en larmes qu’il m’en rapporta la teneur et il me fallut de longues minutes pour lui faire admettre que l’essentiel pour lui était de s’être montré excellent tacticien : supporter cette discussion lui avait permis de se réconcilier avec son cousin, en l’absence de quoi il nous eût fallu renoncer purement et simplement à poursuivre le Tour, comme Varenne nous en avait menacés. Si Paris valait bien une messe, le cycle des Victoires d’étapes ne valait-il pas une discussion, même très désagréable ? Belgritte opina et, retenant notre souffle, nous attendîmes les chronos au sommet du Ventoux.

18.

Le tableau que mon ami réalisa ce soir-là est mon préféré de tout le cycle. Le décor imposant de l’étape n’y est bien sûr pas étranger — ce Ventoux qui dresse sa calvitie au beau milieu de la Provence ardente et dont Belgritte avait saisi l’être-là essentiel en un court-circuit saisissant —, tout comme n’y était pas étrangère la solennité de l’épreuve : les vingt-deux kilomètres d’ascension en individuel, à la veille ou presque des étapes alpines, étaient à l’évidence un des moments majeurs de ce Tour 58. Mais ce qui, selon moi, donne à cette toile toute sa force et sa beauté, c’est le croisement spectaculaire que l’on peut y contempler, dans une traduction picturale totalement inattendue, de l’enregistrement des terribles épreuves qu’y vécurent les coureurs — pour certains, on n’hésitera pas à parler de véritables supplices — et de la jubilation de Belgritte s’apercevant que Géminiani, même s’il n’était arrivé que onzième à cinq minutes de Charly Gaul, grand vainqueur irrésistible (ce en quoi Varenne avait eu parfaitement raison mais il ne fallait pas être grand clerc pour le prédire), s’emparait du maillot jaune et cela, selon mon ami, définitivement. Tout en s’insérant parfaitement dans la continuité des Victoires d’étapes, ce tableau s’inscrivit donc aussi dans cette part si spécifique de l’ensemble de l’œuvre où la ligne belgritienne, dans toute sa force zigzagante, s’avéra capable d’énoncer en même temps et en toute harmonie l’envers et l’endroit — ceux-ci cessant dès lors, pour reprendre la célèbre formule du grand André Breton, « d’être perçus contradictoirement » —, ou encore, pour utiliser une image aux connotations plus orientales, de dire le yin et le yang en les réunissant dans un seul geste. J’ajoute que la ferveur que Belgritte manifesta dans cette toile à l’égard du coureur auvergnat apporta à celle-ci une dimension presque sacrée, celle-là même qui resurgirait, comme on le sait, dans la grande série des Gris et rien que gris que l’artiste nous laissa en testament ultime.

Découvrant ce nouveau joyau, alors qu’une fois encore Belgritte avait travaillé jusqu’au petit jour, je fus saisi d’un élan irrésistible et, me tournant vers mon ami, le pris dans mes bras pour le serrer contre mon cœur. De quelle jubilation artistique ne lui étais-je pas redevable ! À jamais, lui confiai-je, ce Tour de France 58 me resterait gravé dans l’âme. Lui-même, se laissa aller à s’épancher quelque peu : en des mots sobres mais touchants, il me remercia de l’accompagner si bien en ces jours qui constituaient un moment culminant de son trajet artistique. Je pourrais redire ici très exactement les termes exacts qui furent les siens, si la pudeur et la discrétion ne me forçaient à mettre un voile sur la teneur réelle de ce moment d’effusion. Je me gardai d’ailleurs bien de chercher à prolonger ce dernier : il était indispensable que le peintre prît un peu de repos avant le départ de la nouvelle étape, je me retirai donc au plus vite.

19.

Quelle ne fut pas ma stupéfaction, en refermant la porte de sa chambre, de voir s’avancer le frère de Belgritte dans le couloir. Rêvais-je donc ? Qu’est-ce que celui-là, bon sang ! (oui : bon sang !) venait faire en ce lieu et à cette heure ? Il m’adressa un regard presque indifférent et me salua à peine. Je le prévins qu’il n’était pas question qu’il frappât à la porte de l’artiste, qu’il reposait enfin, mais le frère haussa les épaules et grogna que telle n’était évidemment pas son intention ; lève-tôt, il partait se promener et verrait Belgritte plus tard. Je compris qu’il avait logé dans une chambre voisine et devait donc être arrivé la veille au soir. Peut-être même avait-il dérangé mon ami en plein travail, mais si tel en avait été le cas, celui-ci ne m’en avait rien dit. Plus tard dans la matinée, et plus précisément au petit-déjeuner, j’appris, après avoir vu les deux frères se donner l’accolade et deviser joyeusement, qu’il nous accompagnerait jusqu’à Paris avec sa propre voiture — en suivant bien entendu le Tour un peu plus à distance, puisqu’il ne faisait pas, comme nous, partie des officiels. Je fus si surpris de cette nouvelle que m’annonça le peintre que j’en laissai tomber ma tasse de café, ce qui fit se retourner vers moi toutes les personnes qui étaient là.

— Mais, balbutiai-je, ne craignez-vous pas que cette présence ne vienne vous distraire ?

— Bien au contraire. Vous savez comme moi combien mon frère est attentif à mon travail. Son regard sera aussi essentiel que le vôtre.

— Certes mais…

— Vous connaissez mon état d’épuisement, Veuillot, j’aurai bien besoin de ce double support pour terminer le Tour.

Une grosse aiguille rougie au feu me vrilla la poitrine. Que dire ? Que faire ? Pour qu’il ne s’aperçût pas de mon désappointement, j’allai m’asseoir un peu plus loin, prétextant des notes à prendre. Quelle inconsciente cruauté manifestait mon ami ! Mais comment le lui reprocher ? Tous nous savons qu’un grand artiste a le regard rivé sur sa création, qu’il ne perçoit guère les ravages que peut faire autour de lui son égocentrisme (n’ayons pas peur du mot). Allons, me persuadai-je, aie donc de la grandeur d’âme ! L’essentiel n’était-il pas que se terminât ce cycle qui ferait date dans la peinture de son siècle, et ce, quelles que fussent les difficiles circonstances entourant sa réalisation ? Je me levai et allai inspecter ma Harley Davidson ; jamais autant que ce matin-là mon engin pétaradant, comme l’appelait Belgritte, ne fut l’objet de tant d’attentions : j’en huilai à la perfection les plus petits mécanismes, lustrai longuement la carrosserie et réglai le ralenti au quart de tour. Ferme était ma décision et peu importait ce qu’il pût m’en coûter : je ne prononcerais plus le moindre mot devant Belgritte sur l’arrivée impromptue de ce frère que j’estimais pourtant si peu opportune.

Plus encore : au terme de l’étape Carpentras-Gap, après que j’eus constaté que c’était accompagné du même personnage que Belgritte était venu me rejoindre dans la chambre où j’avais préparé son matériel et qu’il paraissait désireux en se mettant au travail de le garder auprès de lui (tout de même pas pour des heures, espérai-je), je m’éclipsai en silence et avec abnégation. Ce qui ne m’empêcha pas d’avoir le temps d’entendre combien les conséquences de l’étape du jour faisaient jubiler le peintre : profitant de ce que Gaul, victime d’un bris de dérailleur, avait dû emprunter le vélo d’un coéquipier plus grand que lui, Géminiani avait aussitôt porté une attaque tranchante et, accompagné notamment d’Anquetil et d’Adriaenssens (« le si courageux petit Adriaenssens », selon Varenne), avait repoussé loin derrière au classement général ce concurrent redevenu dangereux pour avoir repris de précieuses minutes dans le Ventoux. Il ne faisait pas de doute que le tableau que Belgritte réaliserait au soir de cette étape profiterait de ce coup d’éclat. Pour dire les choses en toute sincérité, c’est à peine cependant si je m’en réjouis. J’allai marcher longtemps hors de la ville, m’efforçant de m’apaiser en contemplant le coucher du soleil sur le superbe panorama environnant.

20.

Le lendemain matin, je priai Belgritte de me montrer le tableau. « Oui, oui, allez le voir, si vous y tenez », me jeta-t-il d’un air distrait, tout en écoutant son frère lui faire part des derniers ragots qui circulaient dans les cénacles littéraires bruxellois — comment pouvait-on prendre plaisir à colporter de telles insanités ? Ah ! comme je comprenais Gayo qui se refusait à frayer avec un tel milieu et se tenait à l’écart dans sa petite maison de Genappe ! J’allai donc jusqu’à la chambre du peintre et regardai l’œuvre : brillante assurément, un cri de victoire pour Géminiani transfusé dans la technique belgritienne la plus assurée, mais je n’eus pas le cœur de la contempler longuement, me disant que j’y reviendrais plus tard, quand j’aurais recouvré des sentiments plus sereins. En sortant, je passai près du Grand Fusil qui accordait en souriant une interview à deux jeunes journalistes et l’entendis dire que désormais il n’y avait plus qu’Anquetil comme concurrent qu’il ait encore à redouter. Mais Anquetil se pointait à huit minutes.

Les Alpes étaient devant nous, majestueuses. Et d’abord, sur la route qui menait à Briançon, les cols de Vars et d’Izoard. Si Bahamontes s’y montra le plus fort, confirmant de la sorte ses performances des Pyrénées, et si du même coup il emporta l’étape, Géminiani y tint la dragée haute à ses concurrents. Plus rien ne devrait empêcher sa victoire à Paris, avais-je donc estimé en arrivant à Briançon quelques instants avant la voiture de la radio et en me réjouissant de la satisfaction profonde que Belgritte en tirerait — tout au long de l’étape, je m’étais efforcé de ne pas penser au frère qui nous suivait loin derrière dans sa ridicule petite Renault quatre chevaux. J’allais assurément voir mon ami s’extraire de fort bonne humeur de la voiture de la radio. Tout au contraire, il me parut effondré. Que se passait-il donc ? La fatigue, l’épuisement, encore et toujours, pensai-je. Il était sûr qu’il allait me demander une piqûre. Et très grosse, probablement. (Je pensai aussitôt que cette possession du viatique me donnait sur l’écrivain un avantage indubitable : jusqu’au Parc des Princes, ce serait à moi et non à lui que Belgritte s’adresserait, et peut-être même d’un ton suppliant, pour obtenir ce stimulant qui lui était devenu indispensable.) Mais il ne s’agissait pas que de fatigue et d’épuisement.

Au cours du trajet, tout à sa fierté de voir Géminiani garder son maillot jaune avec tant d’aisance, le peintre s’était moqué de Jean Brankart, qui, en grande méforme suite à une chute de la veille, avait abandonné à mi-pente de l’Izoard. « C’est donc celui-là que vous prétendiez plus fort que Géminiani ! », avait-il lancé à Varenne en ricanant. Le reporter, tout à sa commisération pour le coureur wallon, avait rétorqué qu’une chute était toujours imprévisible, ce à quoi Belgritte avait répondu que Varenne aurait dû savoir que pour gagner il fallait avoir non seulement la forme mais aussi la baracca et que l’étoile de Brankart brillait de façon bien trop pâlotte au firmament du cyclisme pour que la baracca lui fût octroyée : la baracca, avait ajouté Belgritte d’un ton péremptoire, n’était octroyée qu’à ceux qui ont du panache, voyez Géminiani. Varenne ne pouvait évidemment le laisser parler de la sorte sans répondre et il lui avait aussitôt jeté à la figure que ce Géminiani était un coureur détestable, qui paradait orgueilleusement à la moindre occasion et qui méprisait ses adversaires, ce qui ne lui attirait dans le peloton que rancune et inimitié. Belgritte ne pouvait évidemment, lui non plus, laisser parler Varenne de la sorte sans répondre et il avait rétorqué plus vivement encore. Varenne avait fait de même, Belgritte avait surenchéri, Varenne avait surenchéri à son tour, tant et si bien qu’ils en étaient venus à s’insulter, puis qu’ils avaient été sur le point de se cogner dessus, et du coup Varenne avait déclaré que cette fois, cela en faisait un peu trop. Et même trop tout court. Et trop, c’était trop. Comme lui, Varenne, était doté d’une placidité à toute épreuve — et il avait insisté sur le « à toute épreuve » — il ne déposerait pas le peintre au bord de la route, ce qu’il aurait pourtant eu bien du contentement à faire, et serait assez bon prince pour le garder dans la voiture jusqu’à Briançon. Mais une fois à Briançon, il ne serait plus question que Belgritte remît les pieds dans ladite voiture pour lui casser les pieds à lui, Varenne, mieux valait que Belgritte allât retrouver le calme et la solitude de son atelier bruxellois et c’était bien la dernière fois que lui, Varenne, s’embarrassait d’un peintre pour suivre le Tour, à bon entendeur salut ! Ah oui ! Une chose encore, avait ajouté Varenne, il était évident aussi que le petit rigolo qui se trémoussait sur sa Harley Davidson se voyait retirer son accréditation officielle, qu’il aille se trémousser ailleurs ! (Cette fois encore, j’ai tenté de restituer le rythme quelque peu haletant du compte rendu que me fit Belgritte.)

J’ai beau frémir encore au souvenir de cette évocation que se permit Varenne de ma personne, je ne m’abaisserai pas à polluer la belle encre magenta qui sort de ma plume en commentant des propos d’une telle vulgarité. Pas plus que je ne m’étendrai longuement sur le désarroi qui était celui de Belgritte, lorsqu’il me rapporta ce que je viens de rapporter. Pour le dire en toute simplicité : nous étions virés, alors que cinq étapes restaient à courir et autant de tableaux plus un à réaliser, puisque la toile à couvrir ce soir-là était encore vierge. Nous n’eûmes qu’un regard distrait pour le bouquet de fleurs que reçut Bahamontes, trop préoccupés que nous étions par notre situation — je notai cependant que la belle qui le lui offrait avait cette fois un nez aquilin accentué. « Je ne vois qu’une solution, dis-je à Belgritte, elle ne sera guère commode pour vous mais elle est praticable : nous vous achetons un casque de motard, vous monterez derrière moi et nous nous placerons immédiatement derrière les officiels. Nous pourrons finir de la sorte le Tour et vos tableaux. »

À peine ma phrase était-elle terminée qu’une voix derrière moi s’employa à me contrarier. C’était celle du frère, lequel avait précédé la course pour assister à l’arrivée, puis, nous ayant aperçus, nous avait rejoints et avait tout entendu. « Je te vois mal sur un engin de ce genre, lança-t-il à Belgritte. Puisqu’à présent je suis là, il sera bien plus simple pour toi de suivre la course dans ma Renault. » Je voulus protester, expliquer que nous serions plus mobiles, plus aptes à faire des allers et retours sur ma moto mais déjà le peintre avait acquiescé : « Tu me tires d’un fameux pétrin ! » Puis, se tournant vers moi, me rudoyant presque : « Mais pourquoi traînez-vous ici, Veuillot ? Et mes affaires ? J’ai un tableau à réaliser, l’auriez-vous oublié ? »

L’ingrat ! Comment pouvait-il me parler sur ce ton ? Et si à l’instar de Varenne, je l’envoyais promener, moi aussi ? Suivirent aussitôt d’autres pensées qui n’attendaient peut-être que cette occasion pour se faufiler dans mon esprit et dont l’intensité me stupéfia : Belgritte était-il vraiment ce peintre de génie que je portais au pinacle ? N’exagérai-je pas son importance ? Qu’importerait, après tout, si le cycle restait inachevé ? Un long instant, nos regards s’affrontèrent. Le peintre eut-il conscience de ce qui s’agitait en moi ? Sa voix, d’un seul coup, se fit presque doucereuse : « Vous m’êtes précieux, vous le savez bien, mon très cher ami ! » Il me sourit. Renvoyant mes pensées sacrilèges au plus profond de l’espace secret dont elles n’auraient jamais dû sortir, je lui rendis son sourire et m’en allai préparer son matériel. Un peu plus tard, il vint me rejoindre. Il était seul. Avant de se mettre au travail, il me demanda une piqûre. Ou plus exactement il l’exigea. Une très grosse, comme je l’avais supposé. Un jour, je lui dirais ce que j’avais dû débourser de mes deniers personnels pour lui procurer ce viatique. Non que je lui en réclamerais la somme mais qu’au moins il m’offrît un tableau, à moi qui défendais son art de tout mon savoir et de toute mon âme. Mais jamais Belgritte ne m’offrit un tableau.

21.

J’aimerais être capable d’user de la plus grande sobriété, sinon de la plus grande sécheresse de style, pour rapporter ce qui se passa le 16 juillet 1958, jour de l’étape légendaire Briançon-Aix-les-Bains. J’aimerais qu’il en soit ainsi car cette retenue des mots formerait peut-être un rempart protecteur, fût-il partiel, contre des souvenirs trop perturbants. Je rappellerai d’abord les événements qui secouèrent ce jour-là le Tour de France. Cinq cols étaient au programme : le Lautaret, le Luitel, Porte, le Cucheron et le Granier. 219 kilomètres. Dès le matin, une pluie abondante tomba sur la région. Il faisait affreusement froid et ce temps exécrable se maintint toute la journée. Le col du Lautaret fut passé par un peloton regroupé mais, dès les premiers lacets du Luitel, Charly Gaul se porta en tête et accéléra l’allure. Si Bahamontes s’accrocha quelques kilomètres durant, derrière ce fut la débandade. D’une raideur impressionnante, les dix kilomètres du col parurent interminables à nombre d’organismes fatigués. Parmi les distancés, se trouvèrent bientôt Anquetil et, plus loin derrière encore, Bobet et Géminiani.

Gaul, auquel ces méchantes conditions météorologiques convenaient parfaitement, déploya alors ses ailes et les écarts devinrent de plus en plus conséquents. Géminiani se mit à craindre pour son maillot jaune, même si au départ de l’étape, le Luxembourgeois accusait plus de seize minutes au classement général. Seul avec Bobet, accélérant autant qu’il le pouvait, le Grand Fusil demanda plusieurs fois à son compagnon d’infortune de relayer mais, à chaque fois qu’il s’écartait pour que l’autre prît le train, celui-ci restait derrière. Le Breton était-il épuisé ou se vengeait-il de la morgue affichée précédemment par l’Auvergnat ? Cela demeurera toujours une énigme. Excédé, Géminiani le lâcha en dévalant à tombeau ouvert l’autre versant du Luitel. Il eut bientôt Anquetil en ligne de mire. L’ayant rejoint dès les premières pentes du col de Porte, il espéra qu’en unissant leurs efforts ils reprendraient une partie du retard. Mais, pas plus que Bobet, Anquetil ne relaya. Il subissait ce jour-là une terrible défaillance et, après quelques kilomètres, Géminiani l’abandonna lui aussi. Inexorablement, cependant, la distance s’accroissait avec Gaul qui caracolait loin en tête : sept minutes au Cucheron, douze au Granier, plus de quatorze à l’arrivée. L’italien Favero, auquel pourtant personne n’avait accordé jusqu’à ce jour beaucoup d’attention, y précédait suffisamment Géminiani pour reprendre le maillot jaune et Gaul, qui se retrouvait à une poignée de secondes, se positionnait de manière idéale : restait encore une étape contre-la-montre où, sauf miracle, personne ne lui résisterait. Parvenu enfin à Aix-les-Bains, Géminiani, effondré, vomit son ressentiment à l’intention de Bobet et d’Anquetil : « Des Judas, tous des Judas ! »

Si le Grand Fusil était effondré, Belgritte le fut tout autant. Puisque nous ne faisions plus partie de la caravane du Tour, il nous avait fallu précéder celle-ci, moi sur ma moto, les deux frères dans la petite Renault de l’écrivain, afin d’être présents au moment de l’arrivée. Des conditions bien moins favorables, on s’en doute, pour vivre les péripéties de la course elle-même mais tel était désormais notre sort. Recroquevillés sous la pluie dans un coin de la tribune d’Aix-les-Bains, nous écoutions les rumeurs alarmantes qui se propageaient autour de nous sur l’incroyable odyssée de Charly Gaul et sur les retards conséquents de tous ses rivaux. Je regardai Belgritte : il ne frissonnait pas seulement de froid — comment aurait-on pu imaginer qu’en plein été les éléments se déchaînent de pareille façon ! — mais plus encore d’anxiété. Apparut brusquement, à travers le rideau de pluie et sous les vivats des spectateurs, la silhouette de Gaul qui ne faisait qu’un avec son vélo. Indifférent à l’animation qui s’ensuivit, Belgritte fixa sa montre et les minutes s’écoulèrent de façon inexorable. Il en fallut près de huit pour qu’un second coureur se montrât et j’entendis alors les éclats d’une voix que je connaissais trop bien ; tournant la tête vers le haut de la tribune, je vis s’agiter Varenne qui criait de plus en plus fort — certes, d’autres radioreporters s’y trouvaient également mais il me sembla n’entendre que lui —, multipliant les expressions admiratives pour saluer l’arrivée du second de l’étape, puisqu’il s’agissait d’un Belge, en la personne de Jan Adriaenssens : mais qu’importait que le second soit Belge ou Patagon ? Géminiani, où était Géminiani ? Hélas, il y eut encore trois esseulés et du temps passa, beaucoup de temps, avant qu’apparût enfin le favori de Belgritte en compagnie de deux autres coureurs. Mon ami éclata en sanglots. En signe de soutien, je voulus entourer ses épaules de mon bras. Je le retirai aussitôt : le bras du frère l’avait précédé.

Je ne chercherai pas à décrire l’état lamentable, tant physique que moral, qui fut celui du peintre les heures qui suivirent. Tant et tant, il s’était enthousiasmé pour Géminiani que je redoutais que la défaite de celui-ci ne l’abattît au point de le faire renoncer à son cycle. À peine avions-nous quitté la tribune qu’il déclara vouloir rester seul et qu’il irait marcher dans les rues d’Aix-les-Bains. Le frère lui dit que le mieux était de faire comme bon lui semblait mais quant à moi, je tentai évidemment de l’en dissuader : n’avait-il pas plutôt besoin d’une douche chaude, de vêtements secs, d’un bon repas, d’une conversation amicale, voire de quelque stimulant (la piqûre, la fameuse piqûre, que, bien entendu, je ne nommais en présence du frère que de façon détournée), avant de faire face à son chevalet ?

— Mon chevalet ? quel chevalet ? fit Belgritte en émettant un rire atroce.

— Mais le tableau d’aujourd’hui !

— Oh ! le tableau…

Et ce fut tout. Je surmontai mon aversion et mon regard chercha à croiser le regard du frère pour obtenir sa complicité : vite ! Unir nos efforts pour que Belgritte n’abandonnât point ! Le frère, cependant, regardait ailleurs. Volontairement, supposai-je. Je vis encore le peintre hausser les épaules, puis il s’éloigna sous la pluie battante.

22.

Il devait être près de onze heures du soir. Du bar de l’hôtel où je me trouvais, rien ne m’échappait des entrées et des sorties de l’établissement. Au second étage, dans la chambre réservée au nom de Belgritte, son matériel attendait. Et moi aussi, j’attendais. Deux ou trois fois, j’avais cru que c’était lui qui arrivait enfin ; mais non, dès que la personne s’approchait, il me fallait reconnaître mon erreur. Je me représentais mon ami marchant hors de la ville, allant droit devant, désespéré, le regard fixe et ignorant de la direction qu’il avait prise ; j’en arrivais à imaginer le pire, un camion qui roulait trop vite dans la pluie et l’obscurité, Belgritte n’aurait pas le temps de se ranger et il serait renversé ; à moins que s’avançant de la sorte à grands pas depuis des heures il ne s’écroulât soudain d’épuisement ; ou encore qu’il perdît complètement la tête et par je ne sais quel phénomène d’identification se prît pour Géminiani et beuglât lui aussi à la cantonade : « Des Judas ! Tous des Judas ! » Mais sans doute avais-je l’imagination quelque peu échauffée par les verres de Chartreuse — la spécialité de la région — qui s’étaient succédé devant moi pour tromper mon attente solitaire (un peu plus tôt, pourtant, une accorte demoiselle à la chevelure d’un blond vénitien et au décolleté plongeant s’était approchée de ma table et avait proposé que je lui offre une flûte de champagne ; j’avais été sur le point d’accepter mais, redoutant que sa compagnie ne me détournât de ma surveillance, je m’étais forcé à refuser poliment et elle était retournée s’asseoir sur un des hauts tabourets qui faisaient face au comptoir et n’en continuait pas moins de m’observer, réfléchissant peut-être à une seconde tentative). Ces mêmes verres de Chartreuse me faisaient également considérer la situation présente avec un mélange étrange d’acuité et de confusion : tantôt j’avais le sentiment amer que le frère était en train de prendre ma place auprès de mon ami et qu’il y avait là une injustice criante ; tantôt, il ne m’apparaissait plus que comme une sorte de fantôme presque débonnaire : que pouvait craindre du conducteur d’une voiture aussi minable que la sienne l’heureux propriétaire d’une Harley Davidson ? Je nous voyais même, lui et moi, engagés dans une compétition de véhicules à moteur ; je l’y laissais littéralement sur place sous les applaudissements nourris de la foule qui se pressait sur les bords de la route. Je crois même que j’étais un train de rire à l’évocation de ce spectacle, lorsque soudain je les reconnus : Belgritte et son frère, que je n’avais pas vus pénétrer dans l’hôtel, tout occupé que j’étais par cette compétition, pénétraient dans le bar.

J’avais beau être à moitié ivre (ou peut-être même un peu plus qu’à moitié), je compris très vite qu’ils l’étaient bien davantage encore. Ils titubaient l’un et l’autre et, lorsqu’ils vinrent s’installer à ma table, Belgritte faillit s’asseoir à côté de la chaise qu’il avait empoignée maladroitement et c’est presque par miracle qu’il réussit à se cramponner à moi et à ne pas se retrouver brutalement sur le sol. Ils commandèrent aussitôt à boire — « De la Chartreuse ! En voilà une bonne idée ! » — et, même si une voix m’ordonnait de rester assez lucide pour convaincre Belgritte d’assumer encore, s’il le pouvait, son obligation picturale (assumer son obligation picturale : l’adéquate expression !), je ne résistai pas à la tentation de m’offrir également une libation supplémentaire. Après quoi, nous nous en offrîmes une de plus. Et encore une, je crois. Peut-être même davantage. J’ai le souvenir de leur avoir demandé comment il se faisait qu’ils venaient d’arriver ensemble à l’hôtel, alors que le peintre était parti seul lorsque nous nous étions séparés tous les trois, et que, pour toute réponse, ils éclatèrent de rire. J’ai le souvenir également que Belgritte riait mais que l’instant d’après il pleurait, parce que Géminiani avait perdu le Tour dans l’étape du jour. J’essayais de lui dire — oui, cela, je me le rappelle aussi — qu’il devait aller immédiatement à sa chambre et se mettre à peindre (son obligation picturale !) mais les mots ne parvenaient pas à sortir de ma bouche. Enfin, j’ai gardé la vision — mais le mot vision, tel que je l’utilise ici, est ambigu, il peut aussi bien renvoyer à une image fictive qu’à une réalité — j’ai gardé, écris-je, la vision du peintre se redressant soudain et criant « Au boulot ! au boulot ! » (tandis que le frère — cela faisait partie de la même vision — adressait un baiser à la blonde qui se trouvait toujours près du comptoir, ce qui la faisait descendre avec empressement de son tabouret et s’approcher de nous). Après cela, c’est le trou noir complet. Comment je regagnai ma chambre, je l’ignore. Je me réveillai, ou plutôt repris connaissance tard dans la matinée et dans l’état que l’on devine.

Une de mes premières pensées — si l’on peut parler de pensée dans cet état — fut que j’avais failli à ma mission. Je n’avais pas veillé sur Belgritte, tel l’ange gardien que je m’étais juré d’être. Jamais je n’aurais dû permettre qu’il partît seul, puis qu’il retrouvât son frère ou que son frère le retrouvât. J’aurais dû également l’empêcher de boire, au lieu de boire moi-même si honteusement et si stupidement. Voilà, c’était fini, il manquerait au cycle un tableau d’importance et mon ami ne se donnerait sans doute même plus la peine de réaliser les trois dernières œuvres qui devaient suivre. Je me levai péniblement, m’habillai plus péniblement encore. Ma chambre était juste en face de celle du frère (lorsque je sortis, sa porte était entrebâillée et je crus y entendre une voix féminine), tandis que la chambre de Belgritte était au bout du couloir. Je me traînai jusqu’à elle, poussé par je ne sais quel espoir absurde, et frappai à la porte. Personne ne me dit d’entrer mais je le fis. Le peintre dormait. Non pas dans le lit mais assis sur la chaise posée dans un coin de la chambre, à côté du chevalet. Il avait la tête de côté et la bouche grande ouverte. Ses cheveux, son visage et sa chemise, je le remarquai immédiatement, étaient maculés de peinture.

Il me fallut de longues secondes pour oser tourner les yeux vers le chevalet. Un cri de stupéfaction me sortit de la bouche. La vingt et unième Victoire d’étape existait bel et bien. L’atmosphère d’ensemble en était triste et sombre, répercutant jusqu’au plus profond de ce qui s’y affirmait la piètre performance de Géminiani et la détestable météo de la veille. La victoire de Charly Gaul et la façon dont il avait écrasé ses adversaires n’en étaient cependant pas absentes, tant s’en faut. En témoignait la sorte de bouillonnement potentiel qui s’exposait fiévreusement en chaque point de l’espace mais ne parvenait cependant pas à l’emporter sur l’évidement mélancolique que l’on percevait dès le premier regard. Et que dire du sentiment d’un chaos généralisé qui se dégageait également de cette étonnante composition ? Toute la bataille de la veille s’y cristallisait magnifiquement. Comment, dans l’état où il s’était trouvé, Belgritte avait-il pu œuvrer de la sorte ? Quelle force et quelle maîtrise inconscientes avaient donc guidé sa main pour parvenir à un tel résultat ? Je n’en croyais pas mes yeux. Du bruit derrière moi stoppa net mes réflexions. Je me retournai, c’était le frère. Il inclina brièvement la tête pour me saluer, jeta un regard vers le tableau — un regard qui, je dois le dire, ne me parut guère étonné — et, sans beaucoup de ménagement, secoua le peintre pour le réveiller. Il est vrai que nous devions nous hâter, déjà le Tour se préparait à partir pour Besançon.

23.

L’air frais qui me fouettait le visage, alors que j’abordais les premières épingles à cheveux du col de la Faucille, seule vraie difficulté de cette étape et dernier sommet du Tour, me remit peu à peu les idées en place, même si sous mon casque de motocycliste un autre, implanté sous mon crâne, me faisait souffrir le martyre. La petite Renault me suivait péniblement et en toussotant, un coup d’œil dans le rétroviseur me montrait le visage silencieux des deux frères. C’est à peine si j’avais pu féliciter Belgritte pour le tableau. Il m’avait regardé d’un œil vague en essayant d’avaler une gorgée de café, ce qui lui avait causé une forte nausée et l’avait fait courir aux toilettes. Il m’avait donc semblé inutile de tenter d’obtenir des détails concrets sur la façon dont il avait pu, au cours de la nuit, réaliser ce nouveau chef-d’œuvre. Tout de même, pensai-je, quel as ! Quel champion ! Quel panache ! Même l’ivresse n’avait pas été un obstacle ! Ce mot panache me fit sourire, malgré mon mal de tête incessant : c’était le mot que Belgritte avait jeté à la tête de Varenne pour départager Géminiani et Brankart. Eh bien, Monsieur Varenne, me surpris-je à crier dans le vent, sachez qu’au royaume des peintres Belgritte est le roi des panacheurs ! Et d’enthousiasme (un enthousiasme malgré tout relatif, vu ma solide gueule de bois), je tournai vivement la poignée des gaz, ce qui fit bondir vers l’avant (j’allais écrire : bondir en hennissant !) ma chère Harley Davidson : vapeurs toutes, comme on disait à la marine ! Autant m’offrir une vraie montée du col, avec la griserie des épingles à cheveux prises à la limite de l’adhérence ; voilà qui me ferait du bien au moral et me rangerait séance tenante dans une tout autre catégorie d’usagers de la route que celle à laquelle le frère appartenait : celui-là allait devoir pousser poussivement (l’allitération unissant ces deux mots rendait à merveille le pénible effort demandé à ce véhicule de basse catégorie) sa minable Renault jusqu’à la limite de l’asphyxie.

Parvenu au sommet, j’arrêtai la moto sur un petit terre-plein juste à côté de la route et admirai le paysage. Une constatation me traversa l’esprit : Belgritte, la veille au soir, ne m’avait demandé aucune piqûre ! L’alcool lui a servi de viatique, plaisantai-je aussitôt pour moi-même. Puis, plus sérieusement : voilà en somme une bonne nouvelle ; c’est que la soumission au produit n’est pas totale. Puis, soudain anxieusement : mais le produit ? L’avais-je bien emporté ? Où l’avais-je mis ? Je fis en hâte les quelques pas qui me séparaient de ma moto, ouvris la fonte où je rangeais toujours ma grosse trousse de toilette et de médicaments : elle n’y était pas. J’inspectai l’autre fonte plus nerveusement encore : pareil. Mes sacs : pareil. J’avais laissé la trousse à l’hôtel. Pas étonnant, pensai-je, vu les circonstances. Mais si Belgritte, le soir même, exigeait une nouvelle piqûre ? Trois jours plus tôt, j’avais appris que le soigneur auprès duquel je m’étais procuré le précieux viatique quittait le Tour, atteint de dysenterie, et qu’on le remplaçait.

J’en étais à fermer le dernier sac lorsqu’arriva la Renault du frère. Ce qui se produisit en quelques secondes me sidère encore chaque fois que j’y repense. Elle monta sur l’étroit terre-plein pour se ranger à côté de mon Harley. Le frère manœuvra mal et l’accrocha. Surpris, je fis un bond de côté, juste à temps pour ne pas être cogné par la lourde moto qui se renversait. J’étouffai un juron (oui, moi, Veuillot, qui me suis pourtant toujours rangé du côté de l’élégance de la langue — tout comme, d’ailleurs, du côté de l’élégance vestimentaire, mais laissons cela, je n’écris pas ce récit pour projeter sur ma personne un éclairage plus important qu’il ne convient —, oui, moi, Veuillot, reconnais-je, j’étouffai un juron). Après quoi, rendu muet par l’incrédulité et la stupéfaction, j’assistai à la lente glissade de mon bel engin en direction du ravin. Disposé à deux ou trois mètres en contrebas, Un vieux garde-fou en bois allait l’arrêter, c’était sûr. Moi-même, je me précipitai pour retenir la Harley. Je ne pus la rattraper. Prévu essentiellement pour les promeneurs, le garde-fou n’était composé que d’une rampe assez haute et de piliers relativement espacés qui la soutenaient. La moto passa juste à côté d’un pilier. Je la vis prendre de la vitesse (mais nullement avec la grâce qui était la sienne lorsqu’elle se démarrait fièrement sur ses roues). Puis, la pente s’accentuant, elle effectua quelques tours sur elle-même. Et elle disparut dans la déclivité quasi verticale qui se trouvait plus bas encore.

Les mains crispées sur la rampe du garde-fou, je restai là de longs instants. Les arbres tout autour, les rochers, les oiseaux continuaient à vivre paisiblement et sans se soucier de ce qui venait de se passer. Je me secouai et remontai vers le terre-plein, espérant que j’avais rêvé et que ma chère Harley Davidson m’y m’attendrait avec la fidélité que je lui connaissais. Mais seule m’attendait l’horrible Renault en forme de crapaud. À l’intérieur, les deux frères n’avaient pas bougé. Ils me regardèrent venir à eux et ce n’est que lorsque je fus si près du véhicule que j’aurais pu détailler chaque cadavre d’insecte écrasé sur le pare-brise qu’ils pensèrent à s’en extraire. Étonnamment, j’étais à peine furieux. Comme si la lassitude totale que je ressentis soudain ne réservait à ma colère qu’une place infime.

— Ça alors !, dit Belgritte.

— Oui, ça alors, m’entendis-je faire écho.

Le frère, pour sa part, ne dit rien et il y eut un silence.

— Bon, qu’est-ce que vous comptez faire ? demandai-je au frère.

— Vous devriez prévenir votre assurance, fit-il.

— Je le sais mieux que vous.

— Je vais prévenir la mienne.

— Je l’espère bien. Vous ne vous excusez pas ?

— Je m’excuse, dit le frère.

— Il s’excuse, dit Belgritte en écho.

— Vous ne pouviez pas faire attention ?

— J’aurais dû, dit le frère.

— Il a été distrait, dit Belgritte.

— Ah ! c’est malin !, dis-je alors trois tons plus haut, comme si, depuis la place infime que lui réservait la lassitude, ma colère entendait tout de même faire savoir qu’elle existait.

— Tout ça, c’est la faute à la Bénédictine, dit Belgritte.

— Oui, à la Bénédictine, fit écho le frère. Je n’en suis pas vraiment remis.

— Il va falloir s’occuper de l’épave et…, dis-je.

Un grand bruit de klaxons m’empêcha de terminer ma phrase et nous vîmes arriver la caravane publicitaire qui précédait celle des coureurs. Je ne sais pourquoi me frappa surtout une voiture surmontée d’un énorme tube de Vitabrill, un fixateur pour les coiffures. Les coureurs suivaient en général une heure plus tard. Le dernier véhicule passé, il fallait donc nous hâter, si nous voulions retrouver ce qui restait de ma Harley Davidson. Je dus faire pénétrer mes longues jambes dans l’espace arrière particulièrement étroit du crapaud et nous redescendîmes deux ou trois lacets. Je l’aperçus bientôt, elle avait percuté un arbre, pas très loin de la route. Un tas de ferraille. Les larmes me vinrent aux yeux.

— Ah ! c’est malin !, criai-je cette fois d’un ton suraigu.

— Vous serez remboursé, dit Belgritte.

— Oui, c’est ça, vous serez remboursé, dit le frère.

Je ne m’appesantirai pas sur ce que cette perte me fit ressentir pendant les heures et même les jours qui suivirent. Je ne détaillerai pas, non plus, mon explosion de colère, qui se passa plus tard, bien plus tard (en psychologie, on me classerait, paraît-il, parmi les individus à tempérament dit secondaire, ceux dont la réaction est différée) : oui, bien plus tard, après que nous eûmes trouvé au bas du col une maison d’où je téléphonai à un dépanneur qui garderait l’épave pour le constat de l’assurance et après que nous eûmes vu passer les coureurs — y compris Anquetil, qui subit ce jour-là une terrible défaillance et était déjà distancié par le peloton ; après aussi que nous eûmes repris la route de Besançon, tassés tous les trois dans le crapaud, et que Belgritte eut déclaré en soupirant que, puisque nous arriverions trop tard pour voir l’arrivée, il serait forcé de peindre, comme à l’étape de Bordeaux, « un tableau de transition », mais qu’il était de toute façon persuadé que l’étape du jour serait également une étape de transition, vu le contre-la-montre du lendemain (ce qui se vérifia, puisque, si l’on excepte l’abandon d’Anquetil, l’étape n’offrit rien de particulier) ; oui, ce n’est que bien plus tard, quand nous avions déjà presque rejoint Besançon, que je reprochai au frère, en termes courtois mais néanmoins acérés, sa maladresse insigne, pour ne pas dire son non-talent absolu de conducteur. Le frère m’écouta silencieusement.

24.

J’ai indiqué plus haut que l’on pouvait comparer le Tour de France de Belgritte et la réalisation des vingt-quatre Victoires d’étapes à une véritable épopée. Mais toute épopée, si elle a des moments de gloire, de grâce et de poésie lumineuse, recèle aussi des épisodes plus difficiles, où les personnages n’apparaissent pas au mieux de leurs prouesses ; celui auquel incombe la lourde tâche de raconter peine alors parfois à progresser, il cherche péniblement les mots et ne découvre aucune image brillante sous sa plume. Peut-être comprendra-t-on qu’au moment où je trace ces premières lignes de mon dernier chapitre, je me sente en pareille situation. C’est qu’au souvenir de la méchante mésaventure que je viens de rapporter s’ajoute celui de l’obligation qui fut la mienne de passer dans le crapaud du frère l’essentiel des trois dernières étapes. Sans compter qu’il me fallut attendre jusqu’à la fin du Tour, voire un peu plus tard, pour ne plus ressentir les effets de mon excès d’absorption de Bénédictine (plus jamais je n’ai d’ailleurs tenté d’avaler la moindre goutte de ce breuvage).

Belgritte réalisa donc à Besançon un second tableau de transition. Non sans grande peine. Lorsque dans la voiture de Varenne il avait enfin rejoint la ligne d’arrivée de Bordeaux, l’atmosphère de cette arrivée subsistait encore ; cette fois, nous vînmes trop tard pour humer le moindre effluve du sprint final où Darrigade remporta sa cinquième victoire d’étape. À quoi s’ajouta, non seulement la terrible fatigue accumulée par le peintre — il n’est plus nécessaire que je revienne sur le sujet —, mais les suites inévitables, pour lui aussi, de l’épisode Bénédictine de la veille au soir. Comptons encore le vif désappointement de savoir que Géminiani ne remporterait pas le Tour et surtout le fait que je me trouvai (on sait pourquoi) dans l’impossibilité d’administrer la piqûre une fois que mon ami l’exigea de moi. Je ne rapporterai pas les propos injurieux et même vulgaires qu’il me fallut entendre ; j’ai préféré les oublier, craignant qu’ils ne ternissent son image. Mais lorsque ces mots me furent jetés en pleine face, je serais parti en claquant la porte si je ne m’étais juré de ne pas lâcher prise avant le Parc des Princes — quelle n’en fut pas la tentation, le matin même également, après la perte de la moto ! Je vis ensuite Belgritte crier, pleurer, s’arracher les cheveux, se tordre de douleur, se labourer le front avec les ongles. Cette fois, pensai-je, il abandonnait bel et bien. Puis, le frère arriva — le peintre, on l’aura remarqué, s’arrangeait toujours pour obtenir la piqûre en son absence — et proposa de l’emmener chez un médecin. Je fus persuadé qu’il refuserait. Il accepta.

Plus tard, je les entendis qui revenaient à l’hôtel mais préférai ne pas me montrer. Avait-il obtenu d’un médecin ce que je ne pouvais plus lui donner ? Le lendemain, le tableau était là, une fois encore. Réussi, certes. Brillant même. Et cohérent avec l’ensemble du cycle. Mais je dois bien dire aussi que, de toutes les Victoires d’étape, ce fut celle que j’aimai le moins quand je la découvris. Est-ce parce que je ne pus m’empêcher d’y deviner, quelle que fût la dimension abstraite vers laquelle elle tendait — et peut-être même un peu plus nettement encore que les vingt-trois autres — une sorte de réverbération assourdie de la chute de mon Harley ? Je n’eus, de même, pas beaucoup plus d’appétence pour l’œuvre exécutée le lendemain à Dijon, lorsque Charly Gaul revêtit le maillot jaune en emportant le contre-la-montre. J’ai indiqué plus haut l’extrême cohérence qui unissait les toiles évoquant les trois étapes de cette nature ; reste que la tonalité de la troisième se structurait également dans une continuité très affirmée par rapport à la toile de Besançon et que, me réservant d’aimer un peu moins cette dernière, j’en arrivais forcément à ne pas m’enthousiasmer pour l’autre outre mesure.

Mais il en alla tout autrement du tableau qui clôtura le cycle. Dès que je pus en prendre connaissance — pour célébrer l’aboutissement de l’entreprise, des chambres avaient été réservées dans un grand hôtel parisien et c’est donc dans un cadre particulièrement confortable qu’il fut réalisé —, je l’admirai si intensément qu’il me fit presque oublier l’ennui profond du trajet qui nous mena au Parc des Princes : le crapaud y était tombé en panne à deux reprises (encore heureux que le frère eût quelques notions de mécanique et qu’il pût réparer sans trop tarder) et nous avions été contraints, pour ne pas subir une troisième avarie, de trottiner à vitesse si réduite que, sans avoir quitté Dijon très tôt matin, jamais nous ne serions arrivés à temps. (Ah ! qu’il eût plu au ciel, bon sang ! — oui, oui, oui, bon sang ! — que ce frère ne nous rejoignît pas après l’étape du Ventoux !) Le Tour, on le sait, se clôtura par un événement dramatique : lors du sprint final, Darrigade heurta de plein fouet un employé du stade et le malheureux décéda peu après. La dernière toile exécutée par le peintre résonna sobrement de ce deuil inattendu ; on y lisait aussi sa déception quant au déroulement de la course une fois les Alpes abordées. En un superbe sursaut, cependant, mon ami imprégna en parallèle cette œuvre ultime d’une majesté sereine et, j’ose le dire, heureuse : hommage rendu, certes, à la vitalité de cette Grande Boucle 58 mais fierté intense, tout autant, d’avoir bouclé un cycle pictural qui assurément ferait date dans l’Histoire de l’art. Une fierté à laquelle il me plaît d’associer la mienne, alors que depuis plusieurs années déjà le grand Belgritte n’est plus de ce monde et que je peux me flatter non seulement de m’être montré son compagnon si dévoué, mais aussi d’avoir écrit ce récit très fidèle, que je termine ici, de ce que nous vécûmes l’un et l’autre du 26 juin au 19 juillet de l’année 1958.

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