Les centaures du Tour de France

Marc Guiot,

C’étaient les rois du Palais des Sports.

On les appelait les Flandriens, par antiphrase : ni flamands ni flamingants. Brel n’avait pas encore composé ses fla, ses fla, ses Flamandes, ni même son anti-ode à « messieurs les flamingants ».

C’était le temps des Rik. Rik Van Looy régnait en empereur sur la colline inspirée d’Herentals et Rik Van Steenbergen gravissait, comme son nom l’indique, des montagnes de pierre ou était-ce l’inverse ? Stan Ockers, comme Achille, demeurait invaincu et Valère Maes vieillissait derrière son comptoir en racontant ses exploits d’antan dans son café Le Tourmalet, sis à un coin sur la route de Torhout. C’était du temps où Fausto n’avait pas succombé au démon de la course, brisé par un ultime coup de pédale cyclopéen, les excès d’amphétamines et surtout d’admiratrices. C’était avant le sacre du cannibale bruxellois, ce superhéros de mon grand-père. Comme lui et comme Paul VDB, Eddy parlait flamand en français et l’inverse en flamand, au grand dam des puristes de la VRT qui voyaient en lui un traître à sa moedertaal. Mon aïeul disait qu’il gagnait ses courses et ses derbys « dans un fauteuil » et qu’il avait une armée de « domestiques » à sa botte. Gamin, cela m’impressionnait beaucoup. On suivait alors le tour « sur » la radiodistribution à travers la voix haletante de Luc Varenne qui éclipsait le commentaire technique et monocorde de son acolyte Camille Fichefet. Surtout, on suivait les épisodes du Tour dans le journal le Soir grâce au talent de Horn qui valait bien celui de Kroll ou de Royer, ses successeurs. Le samedi soir, Belgavox diffusait dans les cinémas de quartier les moments les plus dramatiques de la Grande Boucle avec une musique ad hoc et un commentaire dithyrambique. Ce résumé soulignant les moments les plus dramatiques de la boucle donnait à ces reportages une dimension mythique dans la veine de Leni Riefenstahl. On dégustait ensuite les spots publicitaires : « Dubo, Dubon, Dubonnet », « qui a bu boira, Chicorée Pacha » et l’inoubliable séquence où des maçons en casquette et bleu de chauffe dégustent des briques à la pause en buvant Apollinaris, l’eau qui aide à les digérer. Ceci se terminait, l’été dans les cinémas d’Ostende, par l’apparition d’un petit noir déguisé en groom qui disait « Dank U » en faisant un grand clin d’œil. « Dans l’cul ! », hurlait à chaque fois, dans le noir, ma grand-tante qu’on appelait Poppy.

Plus tard je me mis à regarder tout cela d’assez loin jusqu’à ce que mon ami et voisin René m’incitât, pour tenir la forme, à acquérir un vélo pour parcourir ensemble la forêt de Soignes toute proche. À trois reprises je me rendis chez un marchand de bicyclettes de la chaussée d’Ixelles et me laissai tenter par un vélo mixte dit « du cyclotouriste ». À ma troisième visite, le commerçant sexagénaire ventripotent, impassible dans son cache-poussière mastic d’instit, qui répondait indifféremment à toutes mes questions par des « wé msieur, wé », ajouta cette fois, impérial :

— Vot’ copain est passé tout à l’heure…

— Mais encore ?

— Il a acheté le modèle de course à 13 000 francs. Wé msieur, wé msieur, wé…

J’en ravalai ma salive. Non seulement mon voisin avait facilement douze ans de plus que moi mais il avait surtout vingt à trente kilos de moins, ce qui me décida illico à l’imiter dans son achat d’une machine à dérailleurs Shimano et à boyaux étroits, si difficiles à décoller et surtout à remettre après crevaison en rase campagne. Pas question d’être ridicule en suivant mon aîné, la langue pendante et les rotules en compote.

J’eus beaucoup de mal à le rejoindre dans les montées et le bonheur à le dépasser dans les descentes était de courte durée. Un soir, je revins éreinté, deux heures après son arrivée, j’avais perdu dix livres et « tout donné », comme on dit dans le jargon des cyclistes. Ce fut notre dernière sortie en forêt, je rangeai la jolie bécane au clou. Bien plus tard mon ami Gilles, chef des travaux et du transport communal me proposa de venir rouler un dimanche avec ses gars du CTW (cyclotouristes-wielrenners), tous des gros bras sachant lever le coude et de solides mollets de surcroît. Sitôt dit, sitôt fait. J’astiquai ma machine qui fit un bel effet et nous voilà partis en peloton suivis par la voiture-balai conduite par Émile, le chauffeur des cars scolaires.

Bèère m’initia à employer correctement les dix-huit positions de mon luxueux dérailleur et je me collai d’emblée dans la roue de Dolf, 68 ans et boucher de son état. C’était un routier infatigable, régulier comme un diesel dans les montées et les faux plats. (Ah ! ces cruels faux plats brabançons…) À son septantième anniversaire Dolf remisa sa bicyclette : il ferma son parapluie après six mois d’inactivité.

Flâve Louis, du service de la propreté publique, natif du village de Humbeek nous servait de guide pour éviter les villages et parcourir les labours et les champs de blé, de patates et de betteraves les plus pittoresques. Jamais on ne s’arrêtait : boire un verre casse les jambes. Apprendre à souffrir en silence, à ne jamais perdre la face, à vaincre les crampes aux mollets, les douleurs d’épaule que seule l’acuponcture rendra supportables. J’ai maudit cette bécane ultralégère à la selle rigide m’obligeant à monter les raidillons en danseuse et à prendre la position du fœtus dans les descentes raides.

Comme j’ai haï le cow-boy du service des tapissiers qui pédalait en tête, coiffé d’un Stetson ridicule, accélérait la cadence sur l’interminable ligne droite le long du canal entre Hofstade et Malines. Dans le peloton, les conversations roulaient autour des turpitudes des politiciens locaux et surtout, du caractère de chien du patron, dit « den boad », dit Hemingway, auquel ce barbu ressemblait comme un frère. Imperturbable, Hemingway suivait sans sourciller. Il tenait ses hommes et était l’âme du peloton. On y parlait brabançon avec l’un, bruxellois avec l’autre et tout se terminait au clubhouse du CTW devant une, deux, quelquefois une troisième Rodenbach grenadine qui anéantissaient tout le bénéfice diurétique et diététique de mes promenades de santé dominicales.

Je me mis à m’intéresser vraiment au Tour quand l’équipe du CTW était mise en chômage l’été et que ses vedettes allaient parcourir des centaines de kilomètres en remontant le cours du Rhin, en descendant celui du Danube ou en affrontant le Tourmalet où Valère Maes avait autrefois triomphé. J’écoutais à la radio les commentaires d’Eddy Merckx analysant les attaques et les échappées avec la compétence d’un Clausewitz décortiquant les assauts de cavalerie à la bataille de Wagram. Je découvris à la télé, pendant les soirées chaudes, les reportages sidérants de Claude Lelouch filmant caméra au poing, juché à l’arrière d’une puissante moto et découvris de saisissants documents en noir et blanc consacrés aux dieux de la Grande Boucle, réalisés par Frédéric Mitterrand ou un de ses épigones. Pour rien au monde je n’aurais raté les commentaires subtils et érudits du Hollandais Mart Smeets, un dandy à chemises à col ouvert, tenant salon en plein air en bordure de la route du Tour où, le soir, il plantait sa lourde table d’acajou pour y recevoir, en seigneur, le gratin de la course et le héros du jour rasé de frais, douché et bichonné, savourant dans de grands verres de dégustation un millésime local à petites gorgées.

On se serait cru chez Pivot à l’ombre d’une fontaine provençale ou sous les frondaisons d’un tilleul où grésillaient les cigales et les grillons.

On dira mieux que moi les turpitudes de la caravane commerciale qui permet de financer ce spectacle annuel, le transformant en une foire commerciale sur roues d’un goût douteux et déguisant les athlètes du Tour en hommes-sandwichs arborant des maillots surchargés de macarons publicitaires. On dénoncera au passage la présence polluante des « vaandeldragers », ces porte-drapeaux national-populistes. Organisés en brigades mobiles efficaces, ils ont pour mission de nous imposer sur tout le parcours du Tour et particulièrement aux arrivées au sprint, des marées de drapeaux noirs et jaunes qui nous rappellent les temps maudits où les nazis polluaient l’espace de leurs swastikas noires comme des araignées sur fond de sang de bœuf.

On sait que Dieu est mort dans les alpages, quelque part en Engadine où Nietzsche aimait séjourner, mais les Titans continuent à gravir l’Olympe à bicyclette sur les flancs du mont Ventoux, des Alpes et des Pyrénées. Antoine Blondin, le barde de la Grande Boucle a immortalisé leurs efforts surhumains avec un souffle épique digne d’un Homère du temps présent, fixés sur la pellicule par Lelouch, auteur des plus belles images du triomphe de leur volonté.

Ils nous ont rendu lisible, visible et palpable l’extrême souffrance de ces géants crucifiés sur les cadres de titane de leurs bécanes, par la passion du sport, le culte de la victoire et sans aucun doute l’appât du gain. Qui n’a su capter dans le regard du vainqueur d’étape l’instant d’ivresse suprême que procure l’orgasme d’un sprint victorieux ne saurait imaginer Sisyphe heureux.

Dans l’ici et le maintenant, la plénitude de l’instant, triomphe alors cet élitisme qui partout est vilipendé hormis sur la ligne d’arrivée. Achille se sait le plus vaillant des guerriers ; Lance Armstrong fut l’Ajax de la légende du Tour, tandis qu’Eddy en est le Siegfried, se sachant le meilleur coureur du Tour depuis sa fondation.

De tous les exercices de la volonté, le Tour est de loin le plus exigeant.

Son maillot jaune est plus convoité que la Toison d’or de Jason qui lui a inspiré sa couleur. C’est aussi la tunique de Nessus que brigue la crème de la crème cycliste et qui lui brûle l’épiderme au point que, comme Hercule, fou de douleur, il se jettera dans le brasier — ce que fit métaphoriquement Lance après la cuisante humiliation lors de son ultime participation à la Boucle, une boucle de trop.

Interviewé après son exploit, le surhomme du jour redevient un pauvre mortel s’exprimant avec maladresse face à la forêt de micros que lui tendent les médias. Il n’y a malheureusement pas de potion magique pour dire les choses aussi bien qu’on a su les faire, à la force des mollets.

En mettant le pied à terre, le héros de la Boucle devient aussi pataud que l’albatros aux ailes empêtrées, boitant sur le pont du navire.

Il s’escrime avec les mots, s’emmêle les pinceaux et le voilà qui pédale dans la choucroute.

Les bredouillages merckxiens demeurent, des décennies après ses exploits, des morceaux d’anthologie du « parler coureur » dans les annales du Tour.

Dans la continuité de nos rapports avec les héros mythiques, voire mythologiques, quelque chose s’est pour de bon rompu avec les révélations sur le dopage.

Depuis ces aveux de supercherie, les coureurs du Tour de France soudés à leurs machines ont cessé d’être perçus comme les Centaures des temps modernes.

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