L’héritage de l’Ombre jaune

Michel Joiret,

À Henri Vernes

Bob ferma la porte de son appartement du quai Voltaire. Il frissonna malgré lui et remonta le col de son caban. Il marche d’un pas résolu dans les rues presque désertes. De temps en temps, l’appel strident d’une ambulance lui rappelait l’atroce réalité de cet octobre parisien pas comme les autres. Depuis juillet, on ne comptait plus les victimes de la pollution et le port du masque allait devenir obligatoire. Une pourriture invisible s’attaquait aux plus faibles, aux plus jeunes et aux plus âgés. Les symptômes, toujours les mêmes, ne laissaient guère planer le doute sur la nature du mal : difficultés de respiration, étourdissements fréquents, pertes d’équilibre et puis alors, picotements dans les jambes, engourdissement des mains, des bras… Il fallait dès lors utiliser une touche de son portable pour appeler de l’aide et ce geste seul permettait aux ambulances de localiser la personne atteinte. Les hôpitaux de la capitale et de la proche banlieue étaient saturés. La moitié de la population parisienne avait fui dans la campagne française, comme si le seul fait de confier leur destin à la nature les gardait de toute agression de l’air… Morane passa la main dans ses cheveux taillés « à la brosse », le vieux Morane qui à soixante-dix ans gardait son profil de baroudeur et le charme d’un visage buriné par tant et tant d’aventures. En arrivant au bord de la Seine, il s’accouda un instant sur un mur d’appui pour assister, en spectateur meurtri, à l’épouvantable agonie d’un fleuve qui, jadis, faisait rêver les amants. La municipalité de Paris venait d’interdire tout trafic fluvial et il était bien perdu le temps des bateaux-mouches qui menaient les touristes à la découverte de la capitale, du Louvre à Notre-Dame… l’histoire de France s’éternisait alors en musique et en chansons durant des heures nonchalantes et douces.

Le front de Bob se plissa douloureusement. Bill Ballantine, le grand rouquin, complice des plus dangereux combats et de toutes les folies, avait vidé sa dernière bouteille de whisky. En mars dernier, Bob l’avait accompagné dans le vieux cimetière d’Aberdeen. Pour la première fois de sa vie, il avait pleuré silencieusement, dans la solitude inéluctable qui allait désormais s’emparer de lui. Même leurs ennemis communs allaient lui manquer ! Bob se secoua et jeta un regard écœuré au fleuve monstrueusement lent, presque figé dans des arabesques de boue fétide, qui ne charriait plus rien d’autre que de la vase exempte de toute forme de vie. Morane reprit sa route le long des quais, se demandant une fois encore si lui non plus n’allait pas finir par quitter Paris. Mais pour aller où ? Sans son ami Bill, et à son âge, il ne se voyait plus courir le monde en attendant de poursuivre le Graal de l’aventure ! Où irait-il cacher sa peine et oublier le passage du temps ? Morane leva les yeux pour détailler les platanes qui, à la lueur des réverbères, exhibaient leurs larges plaies aux yeux des hommes. Une sorte de lèpre liquide s’insinuait sous l’écorce, faisait craquer les troncs les plus forts et teintait d’un sale vernis jaune la chair profonde des arbres. Et dire qu’ils n’y avaient pas cru, les hommes, dire qu’ils s’imaginaient que les pluies acides, l’érosion de la couche d’ozone, la mise en terre des déchets radioactifs, l’émission incessante de fumées toxiques ne les concernaient pas ; dire qu’ils avaient plaidé l’acquittement après toutes ces horreurs commises par légèreté, par fatuité ! La Terre était en train de mourir et la fracture entre l’homme et sa planète n’allait plus que croître démesurément…

Bob s’arrêta soudain devant un homme à genoux qui tentait vainement de se relever. Il comprit immédiatement que la pollution venait de faire une nouvelle victime. L’individu n’arrivait plus à parler et ses yeux trahissaient le plus profond désarroi. Bob l’allongea dans l’angle d’un mur et chercha dans la poche du malheureux le portable qui orienterait les secours jusqu’à lui. Il poussa sur le bouton d’alerte et un témoin rouge s’alluma.

— Ne bougez plus, restez calme, ne craignez rien, on vient vous aider, fit Bob en serrant vigoureusement les mains de l’inconnu.

Quelques minutes plus tard, une ambulance s’arrêta et deux hommes masqués sortirent du véhicule. Mais quelle ne fut pas la surprise de Bob quand il se sentit saisi lui-même par les bras et mené avec brutalité à l’intérieur de la voiture. Son incompréhension fut totale quand il vit se lever souplement l’individu qu’il venait de secourir et que ce dernier lui lançait d’un ton ironique : « Merci de votre aide, Commandant Morane ! »

À l’intérieur de l’ambulance, Bob voulut se rebiffer mais, dans la douleur localisée qui lui vrillait l’épaule, il identifia une injection brutale qui ne laisser planer aucun doute sur les intentions de ses agresseurs. Il y eut un moment de flottement, les visages masqués comme d’horribles insectes devinrent troubles et il sembla à Bob que les bruits ambiants s’estompaient peu à peu. Il se laissa donc couler dans un gouffre sans fond, noir et saumâtre comme la boue même des « anciennes » eaux de Seine…

Dans le chaos d’un cauchemar interminable, Bob se trouvait plongé dans ce qui fut jadis le fleuve le plus adulé au monde. Il passait la tête hors des vagues d’une pourriture immonde, s’efforçait vainement de faire quelques brasses. Et se trouvait alors immobilisé par la salive gluante et grasse de la Seine, à quelques mètres seulement des berges. Chaque fois qu’il faisait un mouvement de la main pour appeler à l’aide, il se retrouvait immergé dans le cloaque sans pouvoir bouger…

— Vous semblez bien agité, Commandant Morane !

Cette voix inimitable, cette satanée voix au timbre métallique, glaciale et pure, comme sortie d’une chambre d’échos, il l’aurait reconnue entre toutes !

— Ne vous tourmentez pas, mon cher ami, les produits que je vous ai injectés vont se résorber d’ici peu…

— Mi… Ming ! fit Bob en secouant la tête de gauche à droite.

— Vous voyez quand vous faites un effort ! Nous sommes presque, comment vais-je le dire… entre amis, n’est-ce pas Commandant ?

Il y a… il y a… si longtemps… Où suis-je ?

Bob tenta de repérer les lieux de sa détention. Il toucha la moleskine noire du siège et s’aperçut alors qu’il ne se trouvait entravé d’aucune manière. À sa gauche, une vitre donnant sur un paysage désolé, faiblement éclairé. Des rails comme des lames enfoncées dans le cœur de la nuit. Quelques ampoules intégrées dans l’arrondi du plafond jetaient une clarté blafarde sur ce qui devait être l’intérieur d’un wagon.

— Une gare de triage, n’est-ce pas ? fit Bob en observant qu’il était libre de ses mouvements.

— Bravo, Commandant ! Vous n’avez rien perdu de votre perspicacité.

Déjà, Bob qui avait retrouvé l’essentiel de ses facultés se dit qu’il allait tenter une fuite par l’arrière. Comme s’il lisait dans ses pensées, Ming poursuivit d’une voix douce.

— Allons, ne tentez pas le diable, mon cher, toute fuite serait impossible. J’ai posté mes dacoïts à toutes les sorties. Vous ne feriez pas deux mètres sans être abattu… Et par ailleurs, votre ami Bill n’est plus de ce monde pour vous soutenir, n’est-ce pas ?

— Misérable, fit Bob en serrant les poings et en tremblant de rage contenue.

Morane détailla devant lui ce petit homme jaune replet, vêtu de noir d’un habit de clergyman. Oui, c’était bien la terrifiante Ombre Jaune qui, une fois encore, croisait son chemin, ce redoutable tueur qui mettait son exceptionnelle intelligence au service du mal, qui ne reculait devant aucune violence pour s’approprier les découvertes scientifiques les plus performantes et dont les ressources paraissaient inépuisables.

— Que me voulez-vous ? Pourquoi m’avez-vous enlevé ?

Bob remarqua que le gros lyamme, tassé sur lui-même, ressemblait de plus en plus à un Bouddha diabolique, la tête enfoncée dans le corps. Plus de cou, rien qu’une masse noire et des yeux brillants, inquisiteurs, ironiques.

— Je veux vous parler, Commandant, c’est tout.

— Me parler de quoi ? Vous savez que je combats vos méthodes depuis toujours. Votre ambition et la haine qui vous habitent ont tué des milliers de vies !

— N’exagérons pas, Commandant, là, vous me flattez…

Il eut ce rire intérieur qui glaça le prisonnier.

— Mais venons-en au fait. Aujourd’hui, vous êtes en mon pouvoir et je pourrais vous supprimer sans laisser la moindre trace de votre passage. Mais vous allez m’écouter, comme vous l’avez fait autrefois.

— Je sais ce que vous allez me dire, fit Morane, vos paroles me reviennent comme si c’était hier : « La civilisation occidentale s’est détournée de la nature ; elle foule aux pieds toutes les lois morales… » Et vous avez ajouté : « Aujourd’hui, on estime davantage un homme possédant des autos, des yachts, qu’un sage ou un philosophe cherchant la vérité pour assurer au monde une vie meilleure. »

— Quelle mémoire, Commandant ! C’est mot à mot ce que je vous ai confié, effectivement ! Nous sommes donc du même bord, vous et moi…

— Vous vous trompez, Ming, car vous avez ajouté tout aussitôt : « Je veux détruire cette civilisation afin que les Humains puissent, dans l’avenir, goûter une vie paisible dans ce beau jardin qu’est notre planète… »

— N’avais-je pas raison ?

— Détruire, toujours détruire, vous êtes un monstre, Ming.

L’Ombre Jaune se leva, fit quelques pas dans le wagon, sortit un cigare d’une boîte en or et l’alluma lentement.

— Vous voyez, Commandant, moi aussi j’ai vieilli, changé mes habitudes. J’ai pris le temps de vivre, fit-il en s’appuyant au siège de Morane.

— Vous ne dites rien, Commandant. Plus que jadis, j’ébranle vos convictions, pas vrai ?

Bob laissa filtrer un fin sourire.

— Je vous ai toujours coupé l’herbe sous le pied, Ming, et même si vous me tuez aujourd’hui, vous aurez perdu la guerre.

— Ah ! vous trouvez, fit-il d’un air faussement ingénu, vous mesurez toujours notre très ancienne relation sous la forme d’un duel à mort : le chevalier contre le monstre, c’est bien ça. Mais vous êtes dans le mythe, mon pauvre ami. Observez ce brouillard, visible et incandescent, un brouillard de paillettes mortelles qui s’étend sur Paris, observez, mais observez donc !

Bob se leva et vit effectivement tomber sur la gare déserte une sorte de chape jaune et grise à la fois.

— Ce que vous voyez là, Commandant, ce sont les particules d’un soleil mort qui nous a tant de siècles éclairés, chauffés, réconfortés, le strass malodorant de notre civilisation, si je peux m’exprimer ainsi.

L’Ombre Jaune et Morane n’en finissaient pas d’observer la lente décomposition du soleil comme une poudre de fée morte, cette inimaginable averse de cendre déliquescente et pisseuse.

— Bientôt, Commandant, il n’y aura plus ni jour ni nuit, seulement les poudres funestes du temps retombé.

— Vous faites toujours aussi peu de cas des ressources humaines, Ming ! Elles sont insoupçonnées et vous mettront à mal.

— Là, vous me décevez. Commandant, je vous croyais plus intelligent. Pour un reporter de la revue Reflets, vous n’avez décidément pas compris grand-chose. Les gens meurent autour de nous, prématurément. La recherche s’arrête sur les différents types de cancer, mais ce n’est plus le cancer qui tue. Vous avez vu les boues de la Seine ?

— Évidemment !

— Demain, ces boues s’étendront sur toutes les surfaces planes, glisseront le long des toits, des arbres, assureront la dissolution définitive des matières vivantes et inertes.

— Et vous y êtes pour quelque chose, j’imagine !

— Détrompez-vous, mon cher, détrompez-vous, je n’y suis pour rien.

Il pointe un doigt boudiné sur la poitrine de Bob.

— Ce sont vos semblables, vos amis, vos armées de chimistes, de fonctionnaires, d’industriels, ce sont eux et eux seuls qui ont précipité la fin de notre planète.

Le visage de Morane se durcit et les rides qui le soulignaient désormais lui parurent plus présentes que jamais.

— Vous commencez à comprendre, fit-il d’une voix douce ?

Au loin, les sirènes, de nouvelles ambulances, de nouvelles victimes, de nouveaux suicides, un désespoir à l’échelle planétaire.

Un rire de gorge secoua soudain l’Ombre Jaune.

— Avec moi, vous êtes en sécurité, Commandant et cependant…

— Cependant ?

— Cependant il me reste bien peu de temps. Je suis atteint moi-même par les particules solaires, les pluies acides, les « cancers » comme vous appelez ce genre de maladie.

Bob se tourna vers son adversaire et le dévisagea longuement. Morane connaissait assez les hommes pour savoir que celui-ci était sincère.

— Ne me dites pas que vous me regretterez, Commandant, je ne vous croirais pas.

Cette fois, ce fut Bob qui fit quelques pas dans le couloir. Au-dehors, la même averse d’étoiles microscopiques et fétides…

— Que nous reste-t-il à faire ?

— Savez-vous, Commandant, que vous venez de me parler sans colère ni ironie, pour la première fois ?

— Que faire, dites-vous ? Un cadeau, mon cher, un cadeau d’adieu.

Interloqué, Morane se demanda à quelle sournoise manœuvre il devait s’attendre. Il vit le signe de Ming à un serviteur invisible et brutalement serré par quatre dacoïts, il poussa en cri de colère quand une aiguille vint le piquer au bras, une fois encore. En sombrant dans l’inconscience, Bob se reprocha de n’avoir pas tenté une dernière action, fût-elle désespérée.

*

— Monsieur, Monsieur ? Vous êtes souffrant ? Vous avez bu ?

Morane ouvrit les yeux. Il était assis par terre, le dos appuyé contre la façade de son immeuble au quai Voltaire. Il distingua les spots alternés d’une voiture de police arrêtée à quelques mètres de lui et la silhouette d’un agent penchée sur lui.

— Vous m’entendez, Monsieur ? Voulez-vous que nous appelions une ambulance ?

— Non, c’est inutile, fit Bob qui se relevait en titubant. Il s’efforça de sourire : « Une soirée trop arrosée, vous comprenez ? »

L’agent le dévisagea, peu convaincu. Puis il se dressa, haussa les épaules et sans plus rien dire s’engouffra dans la voiture de police qui démarra aussitôt. En fouillant dans sa poche, Bob saisit son trousseau de clés. Il le laissa tomber maladroitement et quand il le ramassa, le Paris saumâtre et fétide accentuait son malaise. Drogué, drogué pour la deuxième fois en une journée, c’était trop ! Et il n’avait pas esquissé le moindre geste de défense. Par ailleurs, Ming avait-il attenté à sa vie ? Pas le moins du monde… Le plus effrayant, c’était peut-être qu’il pouvait en faire l’économie, de sa vie ! L’existence elle-même se mourait dans une pluie de particules fatales ! Bob secoua son manteau et observa ses mains grasses. Il se promit de prendre une douche dès qu’il aurait regagné son studio. En ouvrant la porte, il jeta ses clés sur le guéridon, son manteau sur une chaise. Il n’avait pas encore allumé, mais déjà son instinct sauvage de vieux chasseur l’avait repris. Il était sûr d’une présence, ici même, dans son appartement… Très doucement, il ouvrit le tiroir de la commode Empire qui se trouvait à sa droite et saisit le poignard sculpté qu’il avait ramené d’une mission en Malaisie. Il ôta ses chaussures et avança sur le tapis, prêt à sauter sur la moindre proie qui se profilerait. Ming lui aurait-il envoyé ses dacoïts pour le supprimer ? C’était possible mais improbable car il avait eu l’occasion de le faire, il y a quelques heures à peine… Il y avait dans l’appartement une douceur opiacée qui l’intriguait, un parfum qui lui rappelait l’existence d’une femme. Son cœur se mit à battre plus fort. Quand il fit irruption dans le living brusquement éclairé, il ressembla au guerrier qu’il n’avait cessé d’être depuis tant d’années. Il plongea, roula sur lui-même et saisit le couteau par la lame, prêt à trouer la peau à tout visiteur indésirable.

Il suspendit son geste, conscient tout à coup du ridicule de la situation. Tania Orloff, son alliée, la nièce de l’Ombre Jaune, était couchée dans le divan, les jambes repliées, un sourire moqueur au coin des lèvres. Le vieil homme qu’il était devenu lui parut soudain insupportable. Tania n’avait pas changé. Mince et racée, les yeux en amande, elle observait malicieusement le maître des lieux.

— Tania, fit-il, si je m’attendais, après toutes ces années !

La jeune femme portait un pantalon beige, le chemisier blanc ouvert sur un collier d’émeraudes au fermoir sculpté d’une tête de dragon.

— À cette heure, Commandant, fit-elle d’une voix douce, il n’y a plus d’Ombre Jaune.

La jeune femme se glissa contre lui, lui prit le couteau malais qu’elle posa délicatement sur un fauteuil, tandis que Morane, complètement abasourdi, le cœur battant la chamade, reçut, dans une fragrance de patchouli, un baiser de langue que la jeune femme s’était toujours refusé à lui accorder.

— Mais pourquoi maintenant, Tania, si tard !

Elle posa un doigt sur sa bouche et défit lentement les boutons de sa chemise.

L’Ombre Jaune lui avait confié son plus précieux joyau, le temps d’une fin de monde…

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