Traits presque effacés

Yves Wellens,

« Un rédacteur en chef faisait passer des tests à de futurs forçats du roman sentimental, en leur demandant de respecter quatre poncifs : la Religion, la Noblesse, l’Amour et le Mystère. Tandis que les autres suent sang et eau, l’un des candidats dépose au bout d’une minute sa copie. Stupeur générale, comme on l’imagine. On peut lire : « Nom de Dieu, s’écria la Marquise, je suis enceinte, mais de qui ? »

Éric Losfeld, Endetté comme une mule

Certes, dans les Incisions Locales, plutôt que d’écrire à ma façon elliptique : « Après le spectacle, le Ministre allait saluer dans les coulisses celui qui avait imposé, avec ou sans accent, la Ville et son tram 33 dans la chanson française, ou la petite et tragique dame en noir, ou le pianiste sur lequel on avait tiré dans un film récent et qui était maintenant en haut de l’affiche, ou Monsieur 100 000 volts qui récupérait, et se faisait photographier avec eux. », j’aurais pu y aller plus franchement et mettre en exergue celui qui, après tout, bruxellait tout autant, en écrivant ceci : « Après le spectacle, le Ministre allait saluer dans les coulisses celui qui avait imposé, avec ou sans accent, la Ville et son tram 33 dans la chanson française, personnage tonitruant et en rupture de ban, préférant les cartons des décors de music-hall aux cartonnages de l’entreprise familiale, qui avait débuté dans des cabarets de la Grand-Place puis était monté à Paris (un sandwich pour trois chansons au début), d’où il avait crié sa rancœur à l’encontre du pays natal tout en célébrant la beauté de ses ciels (manière de convenir qu’il ne pouvait se dépêtrer non plus de ses racines), y revenant la moquerie cinglante aux lèvres mais y apportant des bonbons par poignées, et qui avait eu le front de quitter la scène en pleine gloire pour aller reposer du côté de chez Gauguin et de Stevenson, ou la petite et tragique dame en noir, ou le pianiste sur lequel on avait tiré dans un film récent et qui était maintenant en haut de l’affiche, ou Monsieur 100 000 volts qui récupérait. » Mais je ne l’ai pas fait. Je n’ai pas payé un tel tribut.

D’autre part, j’ai bien conscience aussi qu’il sera rappelé, lors des célébrations du centenaire de sa naissance, outre le caractère immensément prolifique du créateur de Maigret[1], d’ailleurs symétrique à sa boulimie de conquêtes féminines (plus de dix mille, paraît-il, ou moins ou plus peu importe, dont les trois quarts en tout cas étaient des professionnelles – de quoi on s’encombre, tout de même…), comme si l’écoulement perpétuel répondait à l’épanchement de tous les instants, que l’œuvre torrentielle s’abreuve aux sources mythifiées de l’Outremeuse. Mais peu me chaut ! Brel et Simenon, comme Hergé du reste, me paraissent surtout représenter l’individualisme et les valeurs petites-bourgeoises, médiocres jusque dans l’insolence ou l’affliction, et complètement dépourvus du moindre sens historique ou politique (à cet égard, on appréciera d’autant mieux que l’ascension de Simenon se confirme justement à partir de 1933, quand il signe un contrat avec Gallimard ; et que Hergé ait songé sérieusement à s’exfiltrer vers l’Argentine après la Libération). Il y a chez eux tous une nette propension à esquisser de pauvres types (amant éconduit ou sordide criminel), à qui ils se gardent bien de donner une autre envergure que celle d’une terrifiante banalité et en qui chacun de nous finirait presque par se reconnaître, vu leur indéniable savoir-faire dans le registre de la complaisance (ne parlons pas de ces dames, puisque tous trois professent sans honte — mais non sans complexe, probablement – une insistante misogynie). Chez Simenon, par exemple, on peut penser que les brumes sont délibérément épaissies, pour former opportunément un voile par rapport au monde extérieur, qui, dès lors, ne pénètre presque plus dans l’univers mental des personnages : et si l’on y ajoute la volonté affichée de l’auteur de ne recourir qu’à un vocabulaire pauvre, au nom probablement de sa conception de « l’homme nu », ne pourrait-on y voir une sorte d’idéal ? Dussé-je paraître injuste, il me semble que Simenon a reporté sur l’étude des sentiments et des caractères la grande importance que certaines écoles de criminologie ou de psychiatrie ont attachée à l’étude des crânes ou des expressions du visage : et quoi qu’il ait, lui, enrobé sa manière dans une plume aux effets moins grossiers, les truelles utilisées par les uns et les autres provenaient manifestement du même fabricant.

On peut certes dire, à la décharge de ceux qui ont mis les voiles de la sorte, qu’ils ont été assez lucides, ou qu’ils étaient simplement dotés d’un instinct plus développé et plus sûr, pour percevoir la pesanteur du quotidien au pays, l’anémie intellectuelle des débats en cours et l’atrophie qui les menaçait, jusqu’à la plus complète stérilité, s’ils étaient restés – ceci, il faut en convenir, étant toujours peu ou prou d’actualité. Passant pour ce faire par Paris (autre mythe tenace sous nos latitudes), ils ont certes conquis à partir de là un immense public. Mais pour lui dire quoi exactement ? Ils ont imposé un mélange de ridicule et de bonhomie (on pourrait à cet égard détourner un célèbre slogan publicitaire de leur date et dire que le Belge, chez eux, est Dubo-Dubon-Débonnaire) : bref, le mythe de l’homme laborieux et sans apprêts, bien planté sur une terre bien ferme, dont les rêves se diluent dans les mêmes opportunes brumes chez l’un et dont les chagrins, chez l’autre, ne mènent que chez la Madame Andrée, où « paraît qu’y en a de nouvelles »[2] ; un type, par conséquent, vite débordé si le décor change – et finalement vite dépaysé et bien loin d’une portée universelle. C’est cette vision-là, cet aller-retour entre la réalité et la rêverie, qu’ils ramenaient dans leurs bagages en nous rendant leur visite annuelle ou pluriannuelle. Nous avons besoin d’autres mythes, moins dévoreurs de consensus : mais nous ne paraissons plus capables d’en produire encore d’une telle persistance, et peut-être est-ce justement à cause de cela. À moins que… Un dernier pour le reste de la route, peut-être ?…

*

Diverses hypothèses ont été avancées pour déterminer l’origine réelle de la disparition de la Belgique. Était-elle inscrite dès le début dans les gènes du nouvel État ? Une erreur plus funeste que les autres l’a-t-elle menée d’un penchant au dénigrement à la pente naturelle de la confiance perdue ? Le pays a-t-il manqué de répondant au moment suprême et s’est-il avéré incapable d’encore maîtriser son destin ? S’est-il plutôt évaporé, selon le mot d’un ancien Président des libéraux flamands devenu Ministre-Président depuis lors, ou a-t-il tout bonnement plié sous le poids de réalités trop lourdes pour lui ?

Il n’est assurément pas simple, quand on professe d’interroger l’Histoire, de devoir fonder l’analyse sur des impressions, fussent-elles précises et persistantes. Ici, il manquera toujours des preuves pour privilégier telle ou telle lecture. De plus, les élites ne se sont jamais vraiment emparées du thème, dont on mesure évidemment la charge nostalgique ou sentimentale, et qui ne s’est imposé que sur le tard et dans des cercles très restreints : mais ceux-ci n’ont pu atteindre le cœur de l’État alors même qu’ils discutaient du cœur du problème. Il y a de multiples motifs à cela. Tout allant dans le même sens, rien n’était finalement plus explicite qu’autre chose. Il ne s’agissait pas seulement de sauver les apparences qui, du reste, ne trompaient plus personne. C’est un fait avéré, même s’il ne surgit qu’à titre d’hypothèse (en Cour d’Assises, on parlerait d’un « raisonnement intellectuellement séduisant »), que ce que les politologues locaux jugeaient justement unique au monde, à savoir l’absence de partis nationaux, était devenu une singularité à peu près impossible à assumer davantage, puisqu’elle supposait que les familles politiques, scindées en représentations régionales, s’étaient du coup affranchies pour toujours d’un langage idéologique commun : ou que l’idéologie des uns et des autres, partant d’une même racine intellectuelle, était avant tout tributaire de critères régionaux et se conformaient pour l’essentiel à ceux-ci. Par ailleurs, l’immense difficulté de former un gouvernement sur base de négociations trop élaborées (dont on craignait à juste titre qu’elles dureraient trop longtemps et qu’elles n’assureraient plus aucune marge de manœuvre à chacun) contraignait les partis à former rapidement des coalitions, pour empêcher que des discussions débutent jamais vraiment ; de sorte que ces négociations se plaçaient dorénavant pendant l’exercice du pouvoir et menaçaient d’autant plus son existence. Les limites de cette méthode furent cependant atteintes après les élections législatives de 2011. Outre les grandes réticences des protagonistes à encore se retrouver ensemble autour d’une table, c’est à ce moment, alors même qu’il ne restait plus grand-chose à transférer en termes de compétences de l’État central aux entités fédérées (après la scission de la sécurité sociale en 2003 et la régionalisation du rail en 2007) que les négociations furent les plus ardues. C’est qu’elles portaient désormais sur cette évidence : l’État est voué à se vider de sa substance, et ce mouvement irréversible touche à sa fin. Il aurait donc fallu convenir de ce vide. Mais personne ne le dit encore ; de toute façon, si jamais on le dit, personne ne conclut.

Cette année-là se tint, au Palais des Beaux-Arts de Bruxelles, une exposition sur la Belgique. Elle se proposait, apparemment sans malice, de tirer un bilan de l’existence du pays, et de dresser d’éventuelles perspectives de son devenir. Divers artistes, toutes disciplines confondues, y avaient été invités ; et leurs interventions firent dès le début grand bruit, comme si eux avaient été capables de se sublimer devant l’ampleur du sujet, au point que l’exposition dut être prolongée plusieurs fois et même élargie : d’autres artistes imposant leurs contributions et les premiers présentant de nouveaux travaux, des salles durent être libérées et des œuvres finirent par être accrochées dans les couloirs. Des débats passionnés s’ouvraient devant les toiles ou les installations. La plupart des observateurs étrangers, accourus à mesure que l’événement grossissait, notèrent que l’atmosphère des lieux était très étrange. À vrai dire, ils établissaient tous une parenté avec les trois grandes expositions de la Belgique triomphante (celles de 1897, de 1935 et de 1958), mais naturellement avec un contenu et une optique tout opposés. Deux œuvres donnaient le ton à l’ensemble et furent, à ce titre, aussitôt qualifiées de prémonitoires : à toute heure du jour et de la nuit, quelqu’un se campait face à elles, comme éperdu et en proie à une vive inquiétude. Un mythe naquit là, dans une relative pénombre. La première était un détournement de L’Entrée du Christ à Bruxelles, où les personnages grimaçants et les masques d’Ensor étaient remplacés par des personnages clés de l’histoire du pays, à peine reconnaissables cependant tant leurs traits semblaient presque effacés. La seconde était encore plus parlante, d’une certaine façon : une pellicule reproduisait sur un écran le célèbre emballage final du 800 mètres des Jeux Olympiques de Rome, en 1960, entre le néo-zélandais Peter Snell et Roger Moens (ces images constituaient certes l’une des icônes du sport belge, au même titre que la résistance victorieuse de Gaston Reiff contre Zatopek en 1948 à Londres ; mais elles étaient aussi assez lointaines pour ne plus survivre que dans la mémoire de quelques-uns). Mais le film, comme pris par une caméra subjective, était uniquement centré sur la silhouette du Belge (on n’apercevait plus que la seule foulée de Snell immuablement devant lui), et plus précisément encore sur son visage. Celui-ci, par une série de modifications obtenues par des effets spéciaux, s’altérait et se déformait dans l’effort ; quant à la silhouette, dont on retrouvait par ailleurs sur un mur le mouvement reproduit et recomposé dans chacune de ses phases à la manière de Muybridge, elle devenait de plus en plus lourde dans la dernière ligne droite. Indéniablement, l’effet recherché était tout à fait réussi : le spectateur ne pouvait qu’avoir l’impression que l’athlète était incapable d’encore avancer et qu’il était littéralement en voie de se désunir. Bien entendu, un ultime trucage montrait Snell coupant le ruban d’arrivée avec une avance nettement plus importante que lors de son sprint victorieux.

L’impact de ces images fut tel que les commissaires de l’exposition songèrent à retirer l’œuvre. Mais ils durent convenir que cela n’aurait fait qu’empirer les choses. L’installation demeura donc là durant de longs mois, pour commencer ; et, inlassablement, de nouveaux spectateurs venaient la contempler et méditer devant elle. À quoi pensaient-ils, sinon à l’évidence et à l’inévitable ? L’artiste consentit, lui, à n’accorder aucun entretien relatif à sa contribution, ce qui, naturellement, permit au mythe naissant de s’entretenir et de se développer. Mais quoi ? Qu’aurait-il pu dire d’autre que ce qui se trouvait là, et que chacun avait parfaitement intégré…

  • On sait que Simenon s’est parfois prêté à des opérations publicitaires (il ne serait pas raisonnable de qualifier ces prestations de performances !) où, installé à une table avec une machine à écrire à la vitrine d’un magasin des Boulevards, il se faisait fort de composer un récit achevé devant un nombreux public. Dans le même registre, on peut citer cette anecdote où Alfred Hitchcock, téléphonant à Simenon en Suisse, demanda à lui parler et s’entendit répondre par une secrétaire que l’auteur venait justement d’entamer l’écriture d’un nouveau roman. Et Hitchcock de lancer : « Très bien, j’attendrai… »

[2] Jacques Brel, Jef

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