L’heure est venue…

Alan Ward,

traduit par Stéphanie Follebouckt

L’A320 se pose à l’aéroport Barajas de Madrid en cette chaude journée du mois de juin, soulevant des nuages de poussière sur le tarmac. Comme chaque fois, Marcello Thyssen est le premier passager à quitter son siège en classe affaires, accompagné d’un jovial et respectueux Au revoir, Mister T de la part de la jeune hôtesse de l’air qui s’est occupée de lui pendant le vol.

— Passez un bon séjour à Madrid !

Thyssen, ou Mister T ainsi que le connaissent des milliers de gens – des personnels navigants jusqu’aux présidents –, se tourne vers la jeune femme, la fixe de son célèbre regard pétillant et la gratifie du sourire qui a fait sa renommée mondiale.

— Merci Francesca, dit-il avec un charme qui mènerait une nonne direct au bordel.

 

Grand et agile, doté de pommettes saillantes, d’un nez aquilin, d’une moustache à la Dali et d’un bouc, vêtu d’une cape noire et coiffé d’un fédora assorti quelles que soient les saisons et les latitudes, il est instantanément identifiable où qu’il aille. Personne ne semble connaître ni son âge ni son lieu de naissance et encore moins comment il a amassé sa fortune, estimée en milliards de dollars. Évidemment, les rumeurs sont nombreuses. L’une des plus régulières veut qu’il ait été un banquier d’affaires impitoyable qui s’est enrichi grâce à des montages financiers aux conséquences dramatiques rarement égalées sur le plan humain. On dit qu’il a créé des fonds de pension et des fonds d’investissement étudiants puis provoqué leur effondrement, plongeant des dizaines de milliers de personnes dans la misère. Qu’il a démembré des entreprises saines pour en revendre les actifs un par un, comme un étal au marché bradant des vêtements pour enfants, une chaussette, une chaussure, un tee-shirt  après l’autre. À prix cassés. Entraînant des milliers de pertes d’emplois.

 

Sa semaine a commencé à Strasbourg, où se tenait une séance plénière du Parlement européen. Comme chaque fois, Marcello Thyssen parcourt en taxi les cinquante kilomètres qui le séparent du village alsacien de Natzwiller, pour continuer jusqu’au camp de concentration de Natzweiler-Struthof, à l’extérieur du village. Petit selon les standards nazis, Struthof a la particularité d’avoir été le seul camp de concentration situé sur le territoire français. Perché sur les hauteurs des Vosges alsaciennes au cœur d’un paysage enchanteur, il peut se targuer de posséder tous les éléments d’un bon camp de concentration : un infranchissable double portail en bois bardé de fils barbelés, un gibet au milieu de la place principale, des rangées de baraques, une chambre à gaz et un four crématoire. Thyssen ne va pas là pour admirer le paysage. Mais plutôt pour observer le camp lui-même, aussi silencieux que la mort dont il a été témoin. Pour rôder entre les baraquements, effleurer le gibet, renifler l’air de la chambre à gaz et du crématoire. Il fait tout cela dans une sorte de rêverie, l’expression indéchiffrable de son visage masquant des pensées profondes et complexes, bien que l’ombre d’un sourire le traverse parfois. Avec sa singulière tenue noire, il se fait remarquer à rester assis en contemplation pendant des heures, au point que certains visiteurs s’approchent pour lui demander ce qui l’intéresse autant dans le camp.

— Je suis un historien de l’art, répond-il alors, avec une prédilection pour l’histoire comme forme d’art… et l’art comme représentation de l’histoire.

 

Même si ça implique un détour dans ses voyages, Marcello Thyssen se rend fréquemment à Madrid, pour une seule raison : ses œuvres d’art. Elles sont pour lui source d’inspiration et de plaisir extatique. Son départ matinal de Bruxelles aujourd’hui lui permet d’avoir bouclé son enregistrement à l’hôtel et d’en être sorti dès dix heures.

Il se dirige d’abord vers le musée Reina Sofía, pour le Guernica de Picasso. Il sait que la majorité des gens n’en ont jamais vu que des reproductions réduites, minuscules, sur affiches ou dans des livres, et c’est pour cela qu’il vient si souvent voir l’original. Sa taille et sa puissance sont gigantesques : sept mètres soixante-seize de long et trois mètres cinquante-neuf de haut. Se dégage aussi de ses dégradés de noir et blanc une aura mystérieuse qui fait frissonner la plupart des spectateurs. Thyssen, lui, ne ressent aucun frisson. Tandis qu’il scrute pour la centième fois chaque détail, puis observe le tableau dans sa globalité, il est aussi froid que la glace. De nombreuses interprétations de l’œuvre existent, mais Thyssen n’en a qu’une, dont il est convaincu et qui le fascine : l’autodestruction de l’humanité.

 

Lorsqu’il était à Bruxelles, il a rencontré les présidents de la Commission et du Conseil européen. Il a aussi eu des entretiens privés avec les représentants de tous les partis politiques du Parlement européen, revenus de Strasbourg. Pendant ces échanges, il a écouté intensément et fait des commentaires occasionnels, captivé par ce qu’il entendait.

Malgré sa réputation en affaires, qui est très certainement fondée, il profite de la cécité bien commode dont font preuve les politiciens et officiels européens – comme leurs homologues partout ailleurs – à l’égard des richissimes capitaines d’industrie à la tête de fortunes bâties de façon obscure. Et sa légende se mesure à l’aune de sa capacité à organiser, du jour au lendemain, des rendez-vous avec tous ceux qu’il veut, après deux ou trois ans d’absence totale à Bruxelles (ses longues disparitions entretiennent autant le mythe que ses réapparitions soudaines).

Toutefois, personne ne peut ignorer que sa réapparition et l’enchaînement de réunions coïncident avec les derniers mois, semaines et jours de l’appartenance du Royaume-Uni à l’Union européenne. Comme la pie, il s’empare d’une information chatoyante – officielle ou non – puis, comme le corbeau, il la réduit en lambeaux qu’il classe dans les catégories, boîtes et dossiers adéquats de son cerveau. Ses interlocuteurs sont avides des conseils qu’il prodigue. Arborant un sourire rayonnant en passant d’un bâtiment à l’autre, il charme même les officiels et politiciens les plus haut placés. S’il le voulait, il pourrait assurément convaincre les élus d’extrême gauche les plus radicaux de sortir en agitant des drapeaux nazis et de descendre dans le métro au pas de l’oie. Mais il utilise son charisme avec précaution. Il est capable de l’aiguiser ou le mettre en veilleuse quand il le veut.

 

Après le Reina Sofía, il va toujours au Prado, où il commence par Goya. Non pas les mièvres portraits de commandes de rois, reines, aristocrates et leurs laiderons d’enfants, mais les dessins des Désastres de la guerre, qui ne manquent jamais de l’émoustiller car l’artiste parvient à y exprimer l’essence même de la vérité grâce au seul moyen de la plume, de l’encre et du papier. Cadavres, hommes transpercés à la baïonnette ou pendus, leurs corps morts, agonisants ou mutilés, dénudés ou couverts de haillons. Ce que l’homme peut infliger à son prochain, avec un petit coup de main. Le génie à l’état pur.

Puis vient le tour des Peintures noires. Géants, yeux révulsés par la folie, foules d’aliénés, hordes d’humanité dépravée, sauvagerie primitive d’un Saturne dément aux yeux écarquillés dévorant son propre fils. Goya observe, assimile, puis représente la masse grouillante de la noirceur humaine. C’est sublime. C’est parfait.

Bosch est sa dernière étape. Le Jardin des délices. Comme Guernica, Thyssen sait qu’il faut voir l’original. L’un des exemples les plus exceptionnels de l’art primitif flamand, il est monumental, phénoménal (trois mètres quatre-vingt-dix de long et deux mètres vingt de haut) et pourtant détaillé avec minutie. À l’instar des autres visiteurs, Thyssen pourrait passer des heures à contempler les créatures et inventions fantasmagoriques de Bosch. Mais alors que la plupart se focalise sur le « chaos érotique » du panneau central, il fixe indéfiniment le panneau de droite – le cauchemar –, un exposé des méthodes les plus cruellement imaginatives pour tuer et torturer jamais peintes, ni auparavant ni rarement après. C’est la définition même de la souffrance et de l’atrocité de la mort. Un tournant.

 

Lors de la semaine écoulée, il a effectué son « pèlerinage » favori d’historien de l’art européen, un retour vers le passé : de Struthof à Guernica, puis à Goya et à Bosch – de 1940 à 1500. À présent, après un dîner exquis à son hôtel madrilène, il décide de se rendre au bar pour un dernier verre. Il commande un Ponche Caballero avec deux glaçons et l’entame avec un plaisir évident. Deux hommes entrent dans le bar, prennent place à ses côtés mais sont dissimulés en partie à cause de la forme circulaire de la pièce et de ses fines colonnes Art déco. En descendant de son tabouret, l’un d’eux l’aperçoit et s’exclame avec un grand sourire :

— Mister T ! Quel hasard de vous trouver ici ! Ça fait plaisir de vous revoir, si vite après Strasbourg et Bruxelles.

— Monsieur Woods et Monsieur Bryant, bonsoir. Quand je passe par Madrid, c’est toujours ici que je séjourne. En revanche cet hôtel n’est-il pas, comment dire, un peu luxueux pour des parlementaires européens ?

— Vous avez raison, répond Woods. Mais vu le caractère très extensible de nos notes de frais et le risque pour nous Britanniques de ne plus rester parlementaires européens encore longtemps, nous avons décidé de faire une petite folie. Et de passer une bonne nuit de sommeil, car demain nous nous mettons à chercher du boulot, à commencer par ici.

— Ah oui. Les temps changent, et les gens avec. De nouvelles alliances se forgent, les cartes sont rebattues. 2019. Ça fait longtemps.

Il vide son verre, glisse au bas de son tabouret, serre la main de Woods et Bryant, leur souhaite bonne chance et se dirige vers la porte. Là, il s’immobilise, se retourne et dit tranquillement, moins comme un commentaire que comme un ultimatum :

— Messieurs, l’heure est venue… !

Puis il remonte dans sa suite.

 

Assis devant le miroir de sa coiffeuse, Marcello Thyssen ouvre les yeux, retire ses lentilles de contact et les laisse tomber dans un verre d’eau. Une pluie d’étincelles jaillit dans le gobelet comme des feux d’artifice à Disneyland. Il ôte sa cape, appuie sur un petit bouton argenté à sa ceinture et, d’un trou parfaitement taillé à la base de sa colonne vertébrale, se déroule ce qui ressemble à un épais fouet en cuir. À son extrémité, une pièce de métal noir légère en forme de large flèche heurte le sol de marbre dans un tintement assourdi. La chose tressaille et ondule à mesure des mouvements de Thyssen.

Il se défait de son chapeau et lisse doucement de la main les deux protubérances osseuses luisantes de part et d’autre de son front. Puis il prend son peigne – un objet ancien, magnifique, gravé de symboles et taillé dans la corne – et il peigne méticuleusement en arrière les épais cheveux gris-blanc entre les proéminences. Ses yeux, désormais pailletés de vert, ont cessé de pétiller et les pupilles ne sont plus rondes mais des fentes verticales.

Lorsqu’il a terminé, il se cale dans son fauteuil, observe longuement son reflet dans la glace, esquisse l’un de ses célèbres sourires et dit :

— Oh oui, l’heure est venue… l’heure est venue… une fois encore.

traduit par Stéphanie Follebouckt

Vous trouverez la version originale en langue anglaise de ce texte
sur le site de la revue Marginales : www.marginales.be

L’A320 se pose à l’aéroport Barajas de Madrid en cette chaude journée du mois de juin, soulevant des nuages de poussière sur le tarmac. Comme chaque fois, Marcello Thyssen est le premier passager à quitter son siège en classe affaires, accompagné d’un jovial et respectueux Au revoir, Mister T de la part de la jeune hôtesse de l’air qui s’est occupée de lui pendant le vol.

— Passez un bon séjour à Madrid !

Thyssen, ou Mister T ainsi que le connaissent des milliers de gens – des personnels navigants jusqu’aux présidents –, se tourne vers la jeune femme, la fixe de son célèbre regard pétillant et la gratifie du sourire qui a fait sa renommée mondiale.

— Merci Francesca, dit-il avec un charme qui mènerait une nonne direct au bordel.

 

Grand et agile, doté de pommettes saillantes, d’un nez aquilin, d’une moustache à la Dali et d’un bouc, vêtu d’une cape noire et coiffé d’un fédora assorti quelles que soient les saisons et les latitudes, il est instantanément identifiable où qu’il aille. Personne ne semble connaître ni son âge ni son lieu de naissance et encore moins comment il a amassé sa fortune, estimée en milliards de dollars. Évidemment, les rumeurs sont nombreuses. L’une des plus régulières veut qu’il ait été un banquier d’affaires impitoyable qui s’est enrichi grâce à des montages financiers aux conséquences dramatiques rarement égalées sur le plan humain. On dit qu’il a créé des fonds de pension et des fonds d’investissement étudiants puis provoqué leur effondrement, plongeant des dizaines de milliers de personnes dans la misère. Qu’il a démembré des entreprises saines pour en revendre les actifs un par un, comme un étal au marché bradant des vêtements pour enfants, une chaussette, une chaussure, un tee-shirt  après l’autre. À prix cassés. Entraînant des milliers de pertes d’emplois.

 

Sa semaine a commencé à Strasbourg, où se tenait une séance plénière du Parlement européen. Comme chaque fois, Marcello Thyssen parcourt en taxi les cinquante kilomètres qui le séparent du village alsacien de Natzwiller, pour continuer jusqu’au camp de concentration de Natzweiler-Struthof, à l’extérieur du village. Petit selon les standards nazis, Struthof a la particularité d’avoir été le seul camp de concentration situé sur le territoire français. Perché sur les hauteurs des Vosges alsaciennes au cœur d’un paysage enchanteur, il peut se targuer de posséder tous les éléments d’un bon camp de concentration : un infranchissable double portail en bois bardé de fils barbelés, un gibet au milieu de la place principale, des rangées de baraques, une chambre à gaz et un four crématoire. Thyssen ne va pas là pour admirer le paysage. Mais plutôt pour observer le camp lui-même, aussi silencieux que la mort dont il a été témoin. Pour rôder entre les baraquements, effleurer le gibet, renifler l’air de la chambre à gaz et du crématoire. Il fait tout cela dans une sorte de rêverie, l’expression indéchiffrable de son visage masquant des pensées profondes et complexes, bien que l’ombre d’un sourire le traverse parfois. Avec sa singulière tenue noire, il se fait remarquer à rester assis en contemplation pendant des heures, au point que certains visiteurs s’approchent pour lui demander ce qui l’intéresse autant dans le camp.

— Je suis un historien de l’art, répond-il alors, avec une prédilection pour l’histoire comme forme d’art… et l’art comme représentation de l’histoire.

 

Même si ça implique un détour dans ses voyages, Marcello Thyssen se rend fréquemment à Madrid, pour une seule raison : ses œuvres d’art. Elles sont pour lui source d’inspiration et de plaisir extatique. Son départ matinal de Bruxelles aujourd’hui lui permet d’avoir bouclé son enregistrement à l’hôtel et d’en être sorti dès dix heures.

Il se dirige d’abord vers le musée Reina Sofía, pour le Guernica de Picasso. Il sait que la majorité des gens n’en ont jamais vu que des reproductions réduites, minuscules, sur affiches ou dans des livres, et c’est pour cela qu’il vient si souvent voir l’original. Sa taille et sa puissance sont gigantesques : sept mètres soixante-seize de long et trois mètres cinquante-neuf de haut. Se dégage aussi de ses dégradés de noir et blanc une aura mystérieuse qui fait frissonner la plupart des spectateurs. Thyssen, lui, ne ressent aucun frisson. Tandis qu’il scrute pour la centième fois chaque détail, puis observe le tableau dans sa globalité, il est aussi froid que la glace. De nombreuses interprétations de l’œuvre existent, mais Thyssen n’en a qu’une, dont il est convaincu et qui le fascine : l’autodestruction de l’humanité.

 

Lorsqu’il était à Bruxelles, il a rencontré les présidents de la Commission et du Conseil européen. Il a aussi eu des entretiens privés avec les représentants de tous les partis politiques du Parlement européen, revenus de Strasbourg. Pendant ces échanges, il a écouté intensément et fait des commentaires occasionnels, captivé par ce qu’il entendait.

Malgré sa réputation en affaires, qui est très certainement fondée, il profite de la cécité bien commode dont font preuve les politiciens et officiels européens – comme leurs homologues partout ailleurs – à l’égard des richissimes capitaines d’industrie à la tête de fortunes bâties de façon obscure. Et sa légende se mesure à l’aune de sa capacité à organiser, du jour au lendemain, des rendez-vous avec tous ceux qu’il veut, après deux ou trois ans d’absence totale à Bruxelles (ses longues disparitions entretiennent autant le mythe que ses réapparitions soudaines).

Toutefois, personne ne peut ignorer que sa réapparition et l’enchaînement de réunions coïncident avec les derniers mois, semaines et jours de l’appartenance du Royaume-Uni à l’Union européenne. Comme la pie, il s’empare d’une information chatoyante – officielle ou non – puis, comme le corbeau, il la réduit en lambeaux qu’il classe dans les catégories, boîtes et dossiers adéquats de son cerveau. Ses interlocuteurs sont avides des conseils qu’il prodigue. Arborant un sourire rayonnant en passant d’un bâtiment à l’autre, il charme même les officiels et politiciens les plus haut placés. S’il le voulait, il pourrait assurément convaincre les élus d’extrême gauche les plus radicaux de sortir en agitant des drapeaux nazis et de descendre dans le métro au pas de l’oie. Mais il utilise son charisme avec précaution. Il est capable de l’aiguiser ou le mettre en veilleuse quand il le veut.

 

Après le Reina Sofía, il va toujours au Prado, où il commence par Goya. Non pas les mièvres portraits de commandes de rois, reines, aristocrates et leurs laiderons d’enfants, mais les dessins des Désastres de la guerre, qui ne manquent jamais de l’émoustiller car l’artiste parvient à y exprimer l’essence même de la vérité grâce au seul moyen de la plume, de l’encre et du papier. Cadavres, hommes transpercés à la baïonnette ou pendus, leurs corps morts, agonisants ou mutilés, dénudés ou couverts de haillons. Ce que l’homme peut infliger à son prochain, avec un petit coup de main. Le génie à l’état pur.

Puis vient le tour des Peintures noires. Géants, yeux révulsés par la folie, foules d’aliénés, hordes d’humanité dépravée, sauvagerie primitive d’un Saturne dément aux yeux écarquillés dévorant son propre fils. Goya observe, assimile, puis représente la masse grouillante de la noirceur humaine. C’est sublime. C’est parfait.

Bosch est sa dernière étape. Le Jardin des délices. Comme Guernica, Thyssen sait qu’il faut voir l’original. L’un des exemples les plus exceptionnels de l’art primitif flamand, il est monumental, phénoménal (trois mètres quatre-vingt-dix de long et deux mètres vingt de haut) et pourtant détaillé avec minutie. À l’instar des autres visiteurs, Thyssen pourrait passer des heures à contempler les créatures et inventions fantasmagoriques de Bosch. Mais alors que la plupart se focalise sur le « chaos érotique » du panneau central, il fixe indéfiniment le panneau de droite – le cauchemar –, un exposé des méthodes les plus cruellement imaginatives pour tuer et torturer jamais peintes, ni auparavant ni rarement après. C’est la définition même de la souffrance et de l’atrocité de la mort. Un tournant.

 

Lors de la semaine écoulée, il a effectué son « pèlerinage » favori d’historien de l’art européen, un retour vers le passé : de Struthof à Guernica, puis à Goya et à Bosch – de 1940 à 1500. À présent, après un dîner exquis à son hôtel madrilène, il décide de se rendre au bar pour un dernier verre. Il commande un Ponche Caballero avec deux glaçons et l’entame avec un plaisir évident. Deux hommes entrent dans le bar, prennent place à ses côtés mais sont dissimulés en partie à cause de la forme circulaire de la pièce et de ses fines colonnes Art déco. En descendant de son tabouret, l’un d’eux l’aperçoit et s’exclame avec un grand sourire :

— Mister T ! Quel hasard de vous trouver ici ! Ça fait plaisir de vous revoir, si vite après Strasbourg et Bruxelles.

— Monsieur Woods et Monsieur Bryant, bonsoir. Quand je passe par Madrid, c’est toujours ici que je séjourne. En revanche cet hôtel n’est-il pas, comment dire, un peu luxueux pour des parlementaires européens ?

— Vous avez raison, répond Woods. Mais vu le caractère très extensible de nos notes de frais et le risque pour nous Britanniques de ne plus rester parlementaires européens encore longtemps, nous avons décidé de faire une petite folie. Et de passer une bonne nuit de sommeil, car demain nous nous mettons à chercher du boulot, à commencer par ici.

— Ah oui. Les temps changent, et les gens avec. De nouvelles alliances se forgent, les cartes sont rebattues. 2019. Ça fait longtemps.

Il vide son verre, glisse au bas de son tabouret, serre la main de Woods et Bryant, leur souhaite bonne chance et se dirige vers la porte. Là, il s’immobilise, se retourne et dit tranquillement, moins comme un commentaire que comme un ultimatum :

— Messieurs, l’heure est venue… !

Puis il remonte dans sa suite.

 

Assis devant le miroir de sa coiffeuse, Marcello Thyssen ouvre les yeux, retire ses lentilles de contact et les laisse tomber dans un verre d’eau. Une pluie d’étincelles jaillit dans le gobelet comme des feux d’artifice à Disneyland. Il ôte sa cape, appuie sur un petit bouton argenté à sa ceinture et, d’un trou parfaitement taillé à la base de sa colonne vertébrale, se déroule ce qui ressemble à un épais fouet en cuir. À son extrémité, une pièce de métal noir légère en forme de large flèche heurte le sol de marbre dans un tintement assourdi. La chose tressaille et ondule à mesure des mouvements de Thyssen.

Il se défait de son chapeau et lisse doucement de la main les deux protubérances osseuses luisantes de part et d’autre de son front. Puis il prend son peigne – un objet ancien, magnifique, gravé de symboles et taillé dans la corne – et il peigne méticuleusement en arrière les épais cheveux gris-blanc entre les proéminences. Ses yeux, désormais pailletés de vert, ont cessé de pétiller et les pupilles ne sont plus rondes mais des fentes verticales.

Lorsqu’il a terminé, il se cale dans son fauteuil, observe longuement son reflet dans la glace, esquisse l’un de ses célèbres sourires et dit :

— Oh oui, l’heure est venue… l’heure est venue… une fois encore.

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