La dernière eur ?

Jacques De Decker,

Les jeux sont faits, les dés sont jetés. Ces élections européennes vont certainement, dans les années qui viennent, si cette discipline appelée la science politique est encore pratiquée, susciter des commentaires de tous ordres, donner lieu à des interprétations multiples et, bien entendu, contradictoires. Il est même probable que la multiplicité des points de vue risque de l’emporter sur leur convergence. L’Europe, en effet, est un écheveau d’enjeux, d’intérêts, de stratégies, et n’apparaît plus, on est en droit de le déplorer, quoi que l’on proclame ici et là, comme une ambition partagée. Ce constat, il faut se résigner à le faire, quoi qu’il en coûte. L’Europe, qui fut brandie il y a trois quarts de siècle comme la grande riposte au cauchemar qui avait ravagé le continent et exigé le sacrifice de millions de vies humaines, a perdu de son pouvoir salvateur de conjurer les risques de conflit. C’est le triste constat que l’on doit déduire des discours que sa gestion politique suscite : elle n’est plus concevable comme une grande synthèse, mais plutôt comme l’addition d’une batterie d’antithèses.

Ils sont loin, les États-Unis d’Europe que le grand Victor appelait de ses vœux, lui qui se référait à la jeune nation unifiée -d’outre-Atlantique. Il faut dire que cet ensemble de terres coincé entre Atlantique et Pacifique avait considéré qu’il était évident que l’on n’y verrait prospérer des Européens portés par les flots qu’à condition de massacrer sa population indigène, dont le manque de main-d’œuvre provoqué par son élimination serait compensé par l’importation d’une population issue d’un autre continent, africain celui-là, vouée à l’esclavage et dès lors dissuadée pour longtemps de se révolter contre son sort. L’Amérique, cette utopie qui s’identifiera longtemps à un rêve, a été bâtie sur une double forfaiture : l’éradication de ses peuples d’origine et le rapt des peuplades « déplacées », enchaînées dans des cales de rafiots en attendant d’être vendues à l’encan une fois débarquées dans la terre promise…

Lorsque l’Europe s’est éveillée de ce qui l’avait menée au bord du gouffre, elle était prête à croire tous les prophètes de lendemains enchanteurs. À commencer par les principaux protagonistes du conflit le plus meurtrier de l’Histoire. Les Allemands parce qu’ils avaient été pris en otages par un dictateur délirant qui leur avait vendu la perspective d’une revanche sur l’humiliation de 1918, les Français parce qu’ils devaient se targuer d’une forme d’héroïsme, eux qui n’en avaient pas été prodigues durant le conflit. Curieusement, l’utopie européenne ne fut pas portée sur les fonts baptismaux par des politiques au sens strict. Côté français, l’un des premiers champions de la cause était un entrepreneur, un producteur de Cognac, Jean Monnet de son nom, qui avait compris comment doter l’Europe d’une nouvelle ivresse. Côté allemand s’est profilé celui qui serait le premier président de la Commission, Walter Hallstein, un juriste de haut vol né à Rostock, anti-nazi (les insinuations récentes à propos de son hitlérisme sont de pure médisance). D’un côté, le commerce, de l’autre, le droit : sur ces indices de civilisation misant sur l’accord, le compromis et l’échange, les meilleures bases d’une coexistence pacifique se sont esquissées.

Remarquons que le processus était prudent, pragmatique et conforme au génie européen, qui s’était développé grâce au commerce, ce mot qui désigne à la fois l’échange des marchandises et celui des esprits. Peu à peu, les missions de la fédération se sont prudemment politisées, cette étape s’étant ensuite accélérée après la chute du Mur, comme si l’on avait hâte de confirmer par des contrats d’adhésion l’émancipation des pays précédemment inféodés au joug soviétique. Dans l’intervalle, la Grande Bretagne avait trempé un orteil dans le melting-pot communautaire, tout en se gardant bien de sacrifier sa sacro-sainte monnaie dans la manœuvre, prudence qui n’échappa pas à Charles de Gaulle, que son long séjour londonien avait initié à la duplicité britannique. Il manifesta son courroux en adoptant la politique de la chaise vide à la conférence des chefs d’État. L’ambiguïté et le double jeu n’étant pas sa tasse de thé, il émit des réserves jusqu’à ce qu’en 1969, il dût jeter l’éponge, sous la forme d’un référendum qui, analysé un demi-siècle plus tard, se révèle visionnaire : la décentralisation institutionnelle et la participation des travailleurs, si elles avaient été adoptées, auraient probablement mis l’Europe et ses nations constitutives à l’abri de bien des mésaventures.

L’Europe, à coups de traités, s’est alors imposé une cure d’homologation, une chirurgie qui n’était qu’esthétique. Elle a adopté l’emballage politique qui la ferait ressembler à une sorte de super-nation, avec parlement, gouvernement, administration mais qui ne sont que des trompe-l’œil, sans s’équiper pourtant sur le plan de la défense, ce nerf de la guerre comme on dit, de la sécurité sociale, cet essentiel facteur de solidarité, de l’administration de la santé, ce critère par excellence de la préservation du bien-être. Des mesures sympathiques n’ont pas manqué, le programme Erasmus en étant le meilleur exemple, qui favorise de fait l’initiation des jeunes à une citoyenneté plus cosmopolite. Mais l’économie n’y pourvoit-elle pas dans le quotidien, puisqu’elle n’a pas attendu son heure pour s’engouffrer dans un marché qui s’est voulu, selon l’expression consacrée, mais largement trompeuse, sans frontières ?

Ces lacunes, un demi-siècle après le traité de Rome, n’ont pas été sans conséquences. Elles ont instillé dans les peuples d’Europe un profond sentiment de frustration, elles ont distingué deux types de citoyens, ceux qui avaient les moyens tant intellectuels que matériels de jouer le grand jeu du marché ouvert, et ceux qui n’étaient pas en mesure de prendre le train en marche. Se sont ainsi dressés l’un contre l’autre les « anywhere » et les « somewhere », que l’on a aussi proclamés les « progressistes » et les « passéistes », avec toutes les connotations que ces épithètes suggèrent. Les Anglais, leur forfait de sabotage commis, se sont retirés sans précipitation, renforçant leur référendum du Brexit, qui est un gigantesque claquage de porte, d’une consultation populaire qui n’aura servi au saboteur en chef, le sinistre dieu du carnage qu’est le redoutable Farage, qu’à signer son forfait avant d’être congratulé par le duc de Washington, instigateur du sacrifice de la Grande Bretagne sur l’autel du libéralisme le plus forcené, le même qui, dans les années trente, avait investi dans les usines d’armement de la Ruhr.

Et en Belgique, le territoire qui nous est le plus proche et qui, au surplus, abrite l’essentiel des institutions européennes et de toutes les structures satellitaires que cela comporte (et que Jean-Philippe Toussaint, dans son roman La clé USB, détaille avec une subtilité impavide), qu’avons-nous appris à la faveur de ce scrutin ? Qu’il n’est pas encore venu, le temps où les nations et sous-nations européennes s’immoleraient sur l’autel de la convergence de leurs destins. Il a suffi qu’un parti joue le jeu d’une structure supérieure – en l’occurrence la N-VA dans un gouvernement fédéral – pour qu’une formation en sommeil se réveille, et rassure les amateurs d’identité de proximité sur leur droit à l’auto-détermination. « L’Intérêt flamand », puisqu’ainsi se traduit le label « Vlaams belang », reprend du poil de la bête et mobilise des jeunes qui tiennent à ce que leur descendance se sente chez elle sans trop de risque de métissage. Caprice de riches, qui ne se vérifie pas en Wallonie où l’on pratique plutôt la solidarité de ceux qui n’ont rien à perdre. Cela confirme plus encore le rôle de la Belgique comme concentré du destin européen, dont elle reflète la complexité à l’échelle réduite. Lors de l’Expo 58, elle avait exhibé une Belgique Joyeuse. À présent, c’est la Belgique tout entière qui s’identifie à une Europe douloureuse…

Sacrifice symbolique, mais riche de promesses néanmoins. En Belgique, comme en escrime, les conflits s’arrêtent tous au premier sang. Est-ce la leçon qu’elle est en mesure de donner à l’Europe dont elle abrite la salle des machines ?

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